— J’exige de savoir ce que j’ai dit pour causer autant de dégâts !
Sophie plaquait un bout de viande malodorant sur la mâchoire de Jack. En plus de la douleur dans sa joue, l’odeur lui donnait la nausée.
Randall et Pete avaient eux aussi des ecchymoses, mais pas aussi méchantes que celles de Jack.
— Oublions cela, Sophia, insista Jack. José s’est excusé quand je lui ai expliqué ce que vous aviez voulu dire. Oublions tout, d’accord ?
Il n’avait pas vraiment envie de lui dire qu’elle avait accusé cet homme de ne pas avoir de bourses.
Elle n’aurait pas pu tomber plus mal. Jack était en train d’expliquer à José que la plupart des autres guides l’avaient abandonné bien avant qu’ils n’atteignent les ruines – pas à cause des serpents, mais de la superstition. La question de Sophie avait bien malheureusement ponctué ses paroles. Désespéré, il venait juste de demander à José s’il avait perdu son courage, et juste après, José avait entendu Jack expliquer à Sophie comment dire huevos... un bien étrange homonyme pour désigner tant les œufs que le scrotum. Jack pouvait certainement faire le rapprochement, mais il ne comprendrait jamais comment les deux termes pouvaient être interchangeables. Sophie n’aurait pas pu le savoir.
— C’est de ma faute, Jack, et j’ai tous les droits de savoir ce que j’ai pu dire pour provoquer un tel tollé ! Je lui ai seulement demandé s’il avait des œufs ! Il n’avait pas le droit de vous frapper de la sorte !
Jack grogna et pressa la viande plus fermement sur son visage douloureux.
— Sophia, l’implora-t-il. Je vous en prie...
— Eh bien, si vous ne me le dites pas, je serais forcée de demander à quelqu’un d’autre, dit-elle d’un ton entêté avant de se tourner vers Kell.
Celui-ci haussa les sourcils et jeta un regard implorant à Jack. Randall et Peter détournaient toujours le regard. Ils avaient tout expliqué à Kell à l’écart de Sophie et pour une fois, Kell gardait sa jovialité pour lui.
— L’odeur de cette viande est presque aussi repoussante que ce bleu qui gonfle sur votre visage ! déclara-t-elle.
Jack fut reconnaissant de ce changement de sujet momentané, même si la diversion était minime.
Il acquiesça.
— En y songeant bien, on ne peut pas reprocher à cet homme de ne pas nous avoir offert un meilleur morceau.
— Mais je l’ai payé ! se plaignit Sophie. Ce que j’avais l’intention d’en faire ne le regardait absolument pas !
C’était une véritable petite tigresse.
Et jolie, en plus.
Jack essaya de lui sourire, mais sans vraiment y parvenir.
— Jack vous a-t-il trouvé vos œufs, Sophie ? demanda soudain Kell d’un ton faussement détaché.
Jack lança à son ami un regard noir pour le faire taire, non sans efforts.
— Oui, répondit Sophie en fronçant les sourcils à l’attention de Jack. J’ai les œufs.
Elle lui adressa une moue ravissante.
Un sourire discret monta aux lèvres de Jack.
— Je pense qu’il est temps que j’aille m’atteler au petit déjeuner, dit-elle, visiblement mécontente de lui.
Elle tourna les talons et les quitta en soupirant, et le sourire de Jack se fit goguenard quand il leva les yeux vers Kell.
Elle avait ses œufs, oui, et une tonne de piments bien corsés. Il espérait que Kell pète le feu une fois qu’elle aurait tout préparé. Pour sa part, il avait l’intention de se contenter d’un bout de pain. Il se débarrassa de la viande avec une grimace.
— Donne-la au chien ! ordonna-t-il sur un ton irascible en levant les yeux vers Randall.
L’odeur le rendait malade.
— Quel chien ? demanda Randall.
— Trouves-en un, répondit sèchement Jack.
Comprenant ce qu’il voulait dire, Randall ouvrit de grands yeux et se pencha sans attendre pour ramasser le répugnant bout de viande. Il l’emporta avec lui, au grand soulagement de Jack.
Le sourire de Kell était irritant.
— Alors, tu es parvenu à convaincre José d’être notre guide, après tout ?
— Ouais, dit Jack en observant Sophie travailler de loin.
Peter l’avait suivie et l’aidait à monter un petit feu de camp. Il lui expliquait comment cuisiner sur un foyer ouvert avec la poêle à frire qu’elle avait insisté pour prendre avec elle.
Elle ne semblait pas se rendre compte que Jack se sentait en parfait accord avec elle. Il ne pouvait pas se passer d’elle. Au point de ne même pas pouvoir se concentrer sur son travail.
— Comment y es-tu arrivé ?
— Grâce à l’argent de Sophie. Manifestement, tout le monde a un prix.
— Assurément, lui accorda Kell. Toi aussi, ajouta-t-il avec un hochement de tête délibéré.
Jack leva brusquement les yeux vers Kell. Il fronça les sourcils.
— Et que diable veux-tu dire par là ?
Kell secoua la tête.
— C’est à toi de me le dire, Jack. Elle te paye pour que tu l’emmènes jusqu’à Penn, n’est-ce pas ? Et c’est ce que tu fais. Pourquoi ? Parce qu’elle t’a payé ?
— Non, je me fiche comme d’une guigne de l’argent, dit Jack, les épaules affaissées. Je le fais parce que c’est ce qu’elle désire.
— Ah oui ? Et comment peux-tu savoir ce qu’elle veut, Jack ? Tu lui as posé la question récemment ?
Jack ne répondit pas.
Il n’avait pas besoin de le lui demander.
Quand une femme ne pouvait pas partir sans emporter partout avec elle le portrait de son fiancé, il ne fallait pas être particulièrement futé pour en déduire qu’elle lui avait dit la vérité... à savoir que ce saligaud lui manquait. L’humeur de Sophie, jusqu’à l’incident des œufs, s’était grandement déridée depuis qu’ils avaient mis pied à terre. Il était évident aux yeux de Jack qu’elle avait hâte de voir Harlan.
L’idée le taraudait.
Pourquoi mentir ?
Cela faisait un mal de chien.
Il était presque reconnaissant pour sa douleur au visage, car elle reflétait celle qui grandissait dans sa poitrine... cette sensation croissante de perte avant même qu’elle ne soit partie.
Ce qui s’était passé entre eux ne signifiait-il donc rien pour elle ?
Comment pouvait-elle rester assise là à fredonner si gaiement, penchée sur sa poêle à frire ?
Elle l’avait rémunéré – et très largement – pour accomplir une tâche, et celle-ci arrivait à son terme. Il pourrait poursuivre son propre travail plus confortablement une fois qu’elle serait partie.
Alors pourquoi se sentait-il aussi mal que s’il avait perdu son meilleur ami ? Pourquoi avait-il soudain envie de tout abandonner à Penn, de jeter l’éponge et de rentrer à la maison ?
— Quel est ton prix, Jack ? demanda Kell d’un ton énigmatique avant de s’éloigner.
Jack le regarda partir en lui lançant un regard noir, et il se demanda ce que vaudrait sa vie s’il était incapable de se réveiller le matin pour affronter la journée... s’il devait s’endormir la nuit en songeant à ce qui aurait pu être...
Sophie continuait de fredonner et de chanter, s’entretenant avec animation avec plusieurs membres d’équipage pendant qu’ils montaient le camp. José devait bientôt arriver et tous débordaient d’énergie. Ses hommes semblaient partager l’enthousiasme de Sophie. Tous ses hommes, jusqu’au dernier, avaient un intérêt dans ce qu’ils allaient découvrir. Ils s’étaient appliqués à apprendre leurs tâches à bord d’un vaisseau simplement pour avoir le privilège de se salir les mains dans le terreau fertile du Yucatan. Seul Jack était d’humeur morose.
Quel prix était-il prêt à payer pour sa fierté ?
Quelle valeur avait son honneur ?
Il y réfléchit un instant et se demanda... quelqu’un avait-il songé à payer les œufs ?
Il ne le pensait pas, mais diable... le pot-de-vin de Sophie compenserait largement cet oubli.
Et de toute façon, ils allaient tous le payer plus tard.
Il tint sa langue, déterminé à laisser à Sophie l’occasion d’avoir son moment de gloire. Cela signifiait beaucoup pour elle – et pour lui aussi – de la voir réussir quelque chose. Mais il n’allait certainement pas consommer son repas. À partir de maintenant, c’était chacun pour soi.
Rien à faire, Sophie était une cuisinière lamentable.
Elle ne voulait pas faire la moue, mais ne pouvait s’en empêcher. Ce n’était assurément pas facile de faire cuire près de soixante œufs dans une poêle à frire sur un feu de camp. Elle avait fait très attention avec les premiers, mais après, ils avaient tous fini brouillés. Et c’était tout aussi bien. Ils étaient bien trop épicés pour être consommés de toute façon. Elle mordilla son pain tout en regardant son assiette.
La seule chose qui l’empêchait d’aller bouder, la queue entre les jambes, dans la solitude des bois était le simple fait que cela serait trop facile. Abandonner sa propre nourriture maintenant, alors que tous les autres se forçaient bravement à l’avaler, aurait été bien trop cruel.
D’un autre côté... elle leur rendrait peut-être service en partant, car ils pourraient alors vider leurs assiettes à terre et enterrer les restes, au lieu de rester assis là, l’air stoïque, tandis qu’ils peinaient à manger.
Sophie avait de la peine pour eux. Ils avaient faim et espéraient un repas copieux avant de commencer le voyage.
— C’est... très bon, offrit Peter tandis que de grosses larmes roulaient le long de ses joues marbrées de rouge.
Ses yeux bleus brillaient de toute la sincérité qu’il parvenait à invoquer, compte tenu du fait que sa bouche était probablement en feu et que la chaleur lui incendiait les narines. Sophie le vit déglutir avec difficulté.
Elle prit sa fourchette et, se sentant coupable, la planta dans une masse noircie d’œufs... ou bien était-ce un piment... ou du jambon ? Elle n’aurait su le dire exactement.
Elle déglutit convulsivement et porta la fourchette à ses lèvres, disant une petite prière pour qu’on lui épargne le piment. Elle avait presque fini toute son eau... comme tous les autres. Le désespoir s’installait. Chacun observait avec avidité les gourdes des autres. Sophie leur aurait volontiers offert la sienne... sauf qu’elle aussi était affamée et qu’elle périrait sur place, littéralement, si elle se retrouvait avec une bouchée de piments, mais pas d’eau.
Pendant ce temps, Jack se délectait d’un plat exotique préparé par Maria, un repas privé juste pour tous les deux.
Cette femme s’était présentée avec son père et deux autres hommes – ses frères, sans doute, car la ressemblance était frappante –, et ils s’étaient installés à l’écart des autres, discutant de quelque chose d’important.
Sa jalousie pointa à nouveau le bout de son nez et Sophie ne put s’empêcher de remarquer combien Maria était jolie, avec ses grands yeux noirs confiants. Elle aurait voulu la dessiner, capturer son énergie, mais alors la lettre presque oubliée de Harlan lui revint à l’esprit. Ses mots la hantaient :
... une peau bronzée et veloutée et des yeux si noirs qu’un homme pourrait soupirer d’y apercevoir son reflet. Et leurs cheveux... Par le Christ, je n’avais jamais eu le plaisir de toucher des cheveux si abondants qu’ils coulent à travers les doigts comme la crinière d’un cheval de selle.
Les joues de Sophie s’enflammèrent.
Jack était-il amoureux d’elle ?
Elle était certainement très jolie. Sophie n’aurait jamais pu se mesurer à elle. Ses propres cheveux étaient mornes en comparaison, et sa peau trop pâle, son nez légèrement moucheté de taches de rousseur, et ses yeux... eh bien, elle trouvait que c’était son plus bel attrait. Au moins étaient-ils différents, et Harlan avait souvent mentionné leur étrange couleur dorée.
Maria était l’incarnation de tout ce qui était sauvagement beau.
Sophie poussa un soupir mélancolique.
Cela ne la dérangeait plus du tout que Harlan soit si épris des femmes d’ici.
Mais Jack...
Elle ne pouvait s’empêcher de le suivre du regard partout où il allait... quoi qu’il fasse. Elle se surprit même à s’efforcer d’écouter ce qu’ils se disaient et se sentit coupable de les espionner.
L’idée semblait absurde, mais elle aurait voulu le rejoindre et s’asseoir sur ses genoux !
Et c’est ce qu’elle aurait dû faire, se dit-elle avec irritation. Et elle l’aurait fait... sauf que... sauf qu’elle n’en avait absolument pas le droit. Et elle n’était pas non plus assez audacieuse pour interrompre leur conversation et s’installer si impoliment sur ses genoux. Au lieu de cela, elle restait assise là à bouder, essayant d’avaler sa nourriture, s’efforçant de se montrer aussi courageuse que le reste de l’équipage, et elle était presque certaine que Maria ne brûlerait jamais, ô grand jamais, sa nourriture.
Kell s’assit à côté d’elle.
— Ça ne vous fait rien si je m’assieds ici, n’est-ce pas ?
Sophie secoua la tête, jetant à Jack un regard mélancolique.
— Ne vous tracassez pas, Sophie, la consola-t-il. Ce n’était pas si mal.
De quoi parlait-il ? De sa jalousie envers Maria ou de son horrible petit déjeuner ? Sophie haussa les épaules.
— Vraiment pas, je le jure, dit Kell en souriant.
Elle le regarda d’un air plein d’espoir.
— Un peu trop épicé, peut-être, céda-t-il, mais goûteux quand même.
Sophie lui coula un regard, osant espérer.
— Vraiment ?
Il hocha la tête sans la moindre hésitation.
— Vraiment.
Elle regarda son assiette d’un air quelque peu dubitatif.
— C’était bien épicé, admit-elle en levant la tête vers Randall, qui était assis un peu plus loin, face à elle. On dirait que le pauvre Randall a envie de se plonger la tête dans un seau d’eau.
Cela fit ricaner Kell.
— Certains aiment plus le piment que d’autres, je suppose, dit-il en lui adressant un clin d’œil. Mais Randy est une mauviette.
Sophie le regarda en haussant les sourcils.
— Très bien, confessa-t-il. Je suis une mauviette aussi, mais écoutez-moi... Il y a des hommes qui aiment leur nourriture si épicée qu’elle les fait suer. Ils ne seront pas satisfaits avant que de la fumée ne leur sorte des narines.
Sophie ne le croyait pas, mais elle rit quand même, appréciant ses efforts.
Son regard revint sur Jack.
Il souriait à Maria, tenant son assiette devant lui, la soulevant comme pour la remercier.
Maria lui rendit un sourire radieux qui n’était destiné qu’à lui, et le cœur de Sophie se tordit de jalousie.
Pendant un instant... un tout petit instant... elle espérait qu’il s’étrangle sur ce qu’il était en train de manger.