Épilogue

Sophie travaillait à la lumière d’une lampe. Elle s’était glissée hors du lit une fois que Jack s’était endormi, même s’il lui avait interdit de travailler davantage ce soir-là.

— Tu es lasse, Sophia, avait-il dit. Tu pourras terminer tes dessins demain.

Il ne comprenait pas. Elle devait les achever ce soir, avant que leur image ne s’estompe sur la toile de son esprit. Mais ce n’était pas le travail qui la motivait. Voilà des années, elle avait peint une scène de mariage, une réplique parfaite de celui rêvé par sa mère... mais les mariés n’avaient pas de visage. Quelque part, elle n’avait jamais compris pourquoi elle avait été incapable de les représenter. Mais maintenant... maintenant, elle comprenait parfaitement.

Elle jeta un autre regard vers le lit... Ils avaient acheté un lit pour le bateau et l’avaient cloué par terre. Les hamacs n’étaient pas assez grands pour eux deux et elle ne s’imaginait pas s’endormir sans ses bras protecteurs enroulés autour d’elle. Il était si beau et elle l’aimait férocement. Et elle comprenait à présent qu’elle n’avait jamais aimé Harlan... et que Harlan ne l’avait jamais aimée. Elle le comprenait, parce qu’elle n’avait jamais ressenti de toute sa vie une telle chaleur radieuse pour un autre être humain. C’était une joie qui touchait à tous les aspects de sa vie, comme un puissant rayon de soleil qui pénétrait même les nuages les plus sombres, bannissant toutes les ombres.

Il était tard, mais elle avait envie de terminer son dessin avant le matin, lorsqu’ils arriveraient au port de Bélize... afin de l’envoyer avec sa lettre pour Boston. Elle espérait que sa mère le voie et comprenne. Quant à son père... elle savait qu’il le ferait. Allongée dans le lit au côté de Jack, les mots de sagesse de son père lui étaient revenus comme une lumière braquée sur les ténèbres. Alors qu’elle s’était inquiétée et tracassée de savoir comment il prendrait sa décision d’épouser Jack, elle s’était souvenue d’une chose qu’il lui avait dite une nuit, il y a longtemps... une nuit pas très différente de celle-ci, alors qu’elle s’escrimait sur l’une de ses œuvres. Elle n’avait alors que huit ans, mais ce souvenir était vivace, comme si c’était hier à peine qu’il s’était agenouillé à son chevet.

Parfois, il faut plus de courage, avait-il dit, pour suivre ses propres rêves que les exigences de ceux que tu aimes.

Eh bien, elle suivait ses propres rêves à présent, et elle n’avait jamais été aussi heureuse. Elle avait tant de joie dans le cœur qu’elle aurait voulu que tout le monde soit aussi heureux qu’elle !

Elle avait enfin terminé sa peinture, et elle la contempla.

Une tonnelle d’un blanc éclatant, ornée de rubans d’un blanc immaculé, se détachait sur les jardins d’un vert opulent de son immense demeure familiale. Les rayons dorés du soleil pénétraient le feuillage des arbres, d’un vert profond et vivace, et descendaient comme le doigt de Dieu sur le couple à l’intérieur de la tonnelle. À l’horizon, des chevaux noirs à la robe brillante galopaient dans une prairie lointaine. Elle se demandait si son père comprendrait leur signification. Elle se demandait s’il se souviendrait de l’histoire qu’il lui avait racontée. Elle ne pouvait pas vivre sa vie pour ses parents, ou même les conseiller sur des sujets qui ne la regardaient pas. Mais il n’était pas trop tard pour eux. Il n’était jamais trop tard tant que l’on respirait encore.

Satisfaite du résultat, elle reposa la peinture, prit son stylo et tira une feuille de papier vierge du bureau de Jack.

Elle commença à écrire.

12 septembre 1899

 

Chers Mère et Père,

Pardonnez-moi d’avoir mis si longtemps à vous écrire. J’espère que votre visite à l’étranger s’est bien passée.

Vous serez soulagés d’apprendre que je n’ai pas tué Harlan, après tout. D’ailleurs, je lui suis particulièrement reconnaissante. À ce propos, je me suis mariée, mais pas avec Harlan, heureusement. Je vous expliquerai tout en détail à mon retour à Boston, dès que Jack et moi aurons terminé l’expédition en cours.

C’était une jolie cérémonie dans une petite chapelle au Mexique, conduite en espagnol par un prêtre local. Non, Mère, ne paniquez pas, car même si je n’ai pas compris un mot, Jack parle relativement bien la langue et a été assez gentil pour tout me traduire. Vous allez l’adorer, je vous l’assure, autant que moi, et je vous promets que nous referons une cérémonie de mariage à notre retour. Vous pouvez d’ailleurs commencer à décorer les jardins comme vous me l’avez si souvent décrit.

En attendant, je sais que vous êtes heureuse pour moi, parce que moi, je le suis follement !

Et si vous ne l’êtes pas, Mère... Un homme très sage m’a dit un jour que le bonheur n’est pas quelque chose qu’on peut vous donner, même pour une mère qui adore son enfant. C’est un endroit à l’intérieur de son cœur. J’ai trouvé cet endroit, Mère.

J’aimerais vraiment que vous compreniez, et sinon, pardonnez-moi d’avoir suivi mon cœur. Je l’aime, Mère, et je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été. Et pour la première fois, j’ai trouvé une utilité à mes dessins. Je recense les artefacts et les découvertes de Jack, et je me débrouille plutôt bien, selon lui. Je vous envoie quelques-uns de mes plus beaux exemples, avec une nouvelle peinture que je viens à peine de terminer. J’y joins également une lettre rédigée par Harlan et que m’avait remise Jonathon Preston. Je pense qu’elle expliquera beaucoup de choses et Père y trouvera un intérêt particulier.

Papa, je me demande si vous avez songé à acheter cet élevage de chevaux dont vous m’aviez parlé voilà longtemps ? Il n’est jamais trop tard. Et je suis d’accord : Mère a le sourire le plus merveilleux...


Sophie haussa les sourcils après avoir écrit cette remarque. Sa mère avait, bien entendu, un joli sourire... quand elle souriait... ce qui n’arrivait pas vraiment souvent.

Un sourire légèrement mutin lui vint aux lèvres quand elle songea au rapprochement qu’elle essayait d’opérer. Était-ce douloureusement flagrant ? À ses yeux, oui, mais ses remarques étaient assez subtiles pour que seul son père puisse les comprendre à leur juste valeur.

Au revoir, signa-t-elle la lettre. Je reste votre fille aimante, Sophia Vanderwahl MacAuley.

Elle signa les derniers mots avec autant de précision qu’elle en était capable, formant toutes les lettres avec un amour méticuleux.

Sophia Vanderwahl MacAuley.

Derrière elle, Jack remua, juste au bon moment.

— Viens te coucher, petite fleur, demanda-t-il.

Elle se tourna et vit qu’il avait levé la tête de l’oreiller où ils s’étaient tous les deux allongés, et qu’il la regardait d’un air endormi.

— Je ne peux pas dormir sans toi.

Sophie rit doucement.

— Tu le peux, satané vaurien ! Je t’ai entendu ronfler !

Il eut un ricanement guttural.

— Petite impertinente. Viens te coucher. Les dessins peuvent attendre jusqu’à demain.

Sophie lui sourit.

— J’arrive, mon chéri, dit-elle en se redressant, abandonnant la lettre sur le bureau jusqu’au matin.

Il avait raison, cela pouvait attendre.

Se sentant invincible et dynamisée, elle alla à son chevet. Le regardant, elle se déshabilla pour qu’il puisse la voir à la lumière de la lune, et elle devina à l’expression de son visage qu’il la désirait... qu’il la chérissait. Et quelque part, elle savait qu’il la regarderait encore ainsi lorsqu’elle serait vieille et que ses cheveux seraient devenus gris.

Nul besoin de mots entre eux.

Sur cette assurance et ne portant que son sourire le plus mutin, Sophie grimpa dans le lit au côté de son mari.

Et effectivement, ils coulèrent à jamais des jours heureux.