Prologue

Boston, 1884

Il faisait sombre sous les couvertures, mais plus autant lorsque Sophie ouvrit légèrement son petit sanctuaire aux rayons de lune qui pénétraient par la fenêtre de sa chambre. Elle avait formé une sorte de tente avec des oreillers et des couvertures, espérant que personne ne pourrait l’apercevoir en dessous.

Sa mère lui avait interdit de sortir du lit, mais elle n’avait jamais mentionné le fait de dessiner sous les couvertures. On l’avait envoyée au lit plus tôt, juste après souper, pour la punir de son comportement de l’après-midi. Et tout cela parce que Sophie était allée jouer avec les garçons, avait souillé sa robe et avait ainsi – selon sa mère – ruiné le pique-nique tout entier.

Mais Sophie ne comprenait pas comment elle avait pu gâcher la journée de quelqu’un d’autre simplement parce que sa robe était sale. Jonny et Harlan s’étaient salis, eux aussi, mais cela ne semblait choquer personne. Et de toute façon, elle n’aimait pas être obligée de rester assise sur une couverture à tous les pique-niques juste pour garder sa robe propre. Cela lui donnait l’impression d’être l’une des tartes dans la vitrine d’un pâtissier, qui se desséchait et perdait en saveur en attendant que quelqu’un vienne la croquer !

Les amies de sa mère n’avaient pas de filles, et Sophie restait toujours assise seule. Cela ne lui plaisait pas du tout ! Elle voulait courir et jouer comme les garçons. Et elle pouvait dénicher des dents de requins aussi bien que n’importe lequel d’entre eux !

D’ailleurs, elle en avait trouvé une aujourd’hui et elle voulait la dessiner tout de suite. La dent était posée devant elle sur l’oreiller, le trophée de son après-midi, aussi belle aux yeux de Sophie, dans toute sa gloire et son cocon de boue, que les diamants les plus étincelants de sa mère. Elle voulait la dessiner aussi brillante, jolie et dorée qu’elle lui paraissait. Tout en dessinant, elle songea à Harlan Penn.

Le père de Harlan était un ostéologue ! Harlan lui avait appris ce mot. Il étudiait les os et sa maison ressemblait à un mausolée – des os partout, des crânes aux orbites vides, des jambes et même des mains avec des doigts qui pendaient et remuaient. Harlan affirmait qu’il possédait une boîte à cigares pleine d’yeux qu’il arrachait aux crânes de son père, mais Sophie n’en croyait pas un mot. Peu importe, elle aimait aller chez lui et parcourir les couloirs. Il y avait toujours quelque chose de nouveau à découvrir. Et quand elle serait grande, elle voulait vivre dans une maison juste comme celle de Harlan.

Elle pourrait peut-être l’épouser et il lui ramènerait de pays lointains de jolies choses qu’elle pourrait exposer aux yeux de tous.

La porte de sa chambre s’ouvrit et Sophie s’immobilisa, craignant soudain que sa mère ne soit venue vérifier ce qu’elle faisait. Elle le faisait rarement, car elle s’attendait à ce que Sophie lui obéisse à la lettre. Et c’était généralement ce que faisait la fillette. Mais elle avait tellement eu envie de dessiner sa dent de requin avant que l’image qu’elle avait dans son esprit ne se dissipe. Tout le monde disait qu’elle dessinait plutôt bien pour une enfant de huit ans et elle rayonnait de fierté dès que quelqu’un regardait ses dessins et affichait un sourire d’approbation.

— Sophia ?

C’était la voix de son papa et elle recommença à respirer, saisie par une vague de soulagement. Cela dit, elle était censée être endormie et elle ne voulait vraiment pas contrarier son père. Pendant un court instant, Sophie pensa s’allonger et faire semblant d’être profondément endormie, mais elle savait que son papa n’y croirait jamais. Il était trop intelligent.

— Sophia, l’appela-t-il à nouveau.

Sa voix contenait à présent une légère réprimande.

Sophie s’extirpa des couvertures, laissant son crayon, sa feuille et sa dent de requin cachés dessous.

Il était devant le lit, baissant les yeux vers elle.

— Mais je n’ai pas encore sommeil, se plaignit Sophie, se laissant retomber sur les oreillers.

— Je me demande bien pourquoi, dit son père en soulevant les couvertures, découvrant le dessin de sa fille.

Sophie crut qu’il allait le lui retirer, mais il se contenta de laisser retomber les couvertures, la regardant d’un air de reproche.

— Ta mère n’aimerait pas trouver ceci, dit-il seulement.

Il tira les couvertures au maximum, les bordant autour elle, puis s’agenouilla à son chevet.

Sophie se frotta les yeux.

— Elle n’aime jamais rien de ce que je fais.

Cela lui semblait vrai. Quoi que Sophie fasse, sa mère n’était jamais contente. L’enfant aurait toujours dû trouver le moyen de mieux faire.

— Ce n’est pas vrai, Sophia, la gronda son père. Ta mère t’aime. Elle s’attend simplement à un comportement irréprochable de la part de sa fille unique.

Il resta silencieux un instant avant d’ajouter :

— Tu représentes tous ses espoirs et ses rêves placés dans une jolie petite poupée.

Il tendit la main pour lui pincer le nez.

— Comprends-tu ?

Sophie secoua la tête. Ce qu’il venait de dire l’interpelait, sans qu’elle comprenne pourquoi, et elle y réfléchit en plissant le front.

— Elle voudrait que ta vie soit parfaite, lui dit-il. Elle veut que tu sois parfaite.

Sophie fronça les sourcils. C’était trop difficile d’être parfaite. Elle ne souhaitait pas l’être. Mais elle voulait rendre sa mère heureuse.

— Quand je serai grande, je serai parfaite ! promit-elle, pensant au mariage parfait que sa mère lui avait décrit tant de fois.

Quand sa mère parlait du futur de Sophie, c’étaient les seules fois où elle lui souriait.

— Seulement... est-ce que je peux épouser Harlan, Papa ?

Son père eut un petit rire dont la profonde résonance remplit de chaleur le cœur de Sophie.

— Sophia, ma petite chérie, quand tu seras grande, tu épouseras qui bon te semblera !

Cela fit sourire Sophie qui était complètement rassurée.

— Mais pourquoi Harlan ? lui demanda son père.

Sophie haussa les épaules.

— Sa maison est très curieuse.

Son père rit à nouveau.

— C’est vrai, mon ange.

Sophie songea alors à la maison de Harlan.

— Je pourrais la parcourir toute ma vie durant et ne jamais m’en lasser, Papa !

Leur propre maison était bien trop parfaite ; tout était à sa place, tout était sublime. Cela empêchait de courir et de jouer, ou même de toucher les choses. Seule sa chambre était un refuge contre la perfection.

Son père lui toucha la joue du revers de la main, la caressant doucement.

— Endors-toi, lui ordonna-t-il en souriant. Mais d’abord, tu dois me montrer le dessin sur lequel tu travaillais.

Sophie le regarda d’un air rayonnant. Elle s’assit immédiatement et repoussa les couvertures, révélant son secret à son père sous les rayons de la lune. Elle lui tendit d’abord le dessin.

Il l’inclina vers la faible source de lumière, essayant de discerner d’où provenait son inspiration.

— C’est très... joli, ma chérie.

Sophie savait qu’il ne savait pas ce que c’était, mais il n’avait probablement jamais vu de dent de requin. Elle la lui montra au creux de sa paume.

— Regarde ce que j’ai trouvé, Papa ! Je suis partie en expiation avec Harlan...

— En expédition ?

— Oui ! Avec Jonny et Harlan ! Au pique-nique ! Je l’ai trouvée toute seule !

Son père sourit.

— Harlan dit qu’avant, il y avait des océans au-dessus de notre maison ! Et il a dit qu’il y avait des requins partout ! C’est son papa qui le dit !

Son père hocha la tête et lui fit un clin d’œil.

— Son père est bien placé pour le savoir !

Sophie rayonnait de fierté.

— Range cela dans un endroit sûr, lui dit son papa, l’autorisant à la garder.

Il porta les doigts à ses lèvres comme pour lui dire de garder le secret.

— Cela ne plairait pas à Mère, lui dit-elle d’une voix désespérée.

— Ta mère n’a pas besoin de tout savoir, ma chérie.

Sa déclaration sembla le choquer autant que Sophie. Elle leva la tête vers lui, les sourcils arqués, attendant une explication.

— Il y a des choses dans la vie dont tu devras décider toute seule en grandissant, expliqua-t-il. Les parents ne sont pas parfaits, Sophie, même si nous voulons ce qu’il y a de mieux pour nos précieux petits amours. Souviens-t’en, et sers-toi de cela.

Il tendit le doigt pour lui tapoter légèrement le front.

— Ta mère t’aime, répéta-t-il, mais... enfin...

Il hésita puis fronça les sourcils, ne sachant pas comment continuer.

— Laisse-moi te raconter une petite histoire...

Sophie hocha la tête avec enthousiasme et se laissa retomber sur son oreiller en plumes moelleux pour mieux écouter. Ce n’était pas souvent que son père lui racontait une histoire avant de s’endormir. Il travaillait beaucoup. Mais quand cela arrivait, elle était réellement contente.

— Il était une fois, commença-t-il, une petite fille dont la mère désirait seulement ce qu’il y avait de mieux pour elle...

Sophie plissa le front. Cette histoire lui semblait familière.

— Cette mère aimait tant sa fille, lui raconta-t-il, qu’elle ne l’habillait qu’avec les plus jolies robes, ne lui mettait que les chaussures cirées les plus brillantes. Et elle ne la laissait jamais, jamais jouer avec les petits garçons. Elle n’avait jamais le droit de salir sa robe... ou d’avoir de la boue sous ses ongles.

Les sourcils de Sophie se froncèrent un peu plus et elle se demanda si c’était une histoire qui la concernait.

— Pourtant, cette petite fille voulait seulement jouer dans les écuries, nourrir les chevaux et les monter dès qu’elle le pouvait. Son père vendait des purs-sangs, qui comptent parmi les plus beaux chevaux qui soient.

Sophie l’écoutait avec attention.

— Grand-père vend des purs-sangs, commenta-t-elle au bout d’un moment.

Son père lui sourit, visiblement ravi par son observation.

— C’est vrai, eh bien... cette petite fille n’avait jamais le droit de les chevaucher ni même d’être en leur présence. Tu vois... sa mère ne pensait pas qu’il s’agisse d’une chose convenable pour une petite fille, et elle affirmait que seuls les garçons avaient le droit de jouer dans les écuries. Ses frères et leurs amis s’occupaient toujours des chevaux tandis que la petite fille restait à les observer.

Sophie ne comprenait pas du tout cette histoire. Elle n’était pas aussi distrayante que celles qu’il lui racontait d’habitude. Mais elle continua d’écouter parce qu’elle savait ce que c’était que d’avoir une mère qui ne la laissait jamais rien faire.

— Eh bien, il y avait ce petit garçon, poursuivit son père, et il trouvait que la petite fille avait le plus joli des sourires.

Son père afficha un sourire mélancolique et secoua la tête.

— Il avait de la peine pour elle quand il la voyait assise toute seule, déplorant de ne pas pouvoir jouer. Il aurait tellement voulu aller lui parler, mais il savait que cela ne ferait que lui attirer des problèmes, alors il n’en a jamais rien fait et il s’est promis qu’un jour, il l’emmènerait loin de cet endroit et lui offrirait une maison où elle pourrait faire ce que bon lui semblait, où elle pourrait élever des chevaux si elle le désirait ; un endroit où elle pourrait sourire.

— C’était un très gentil garçon, fit remarquer Sophie qui commençait à s’endormir.

Son père rit doucement.

— Hum... Il n’a pas toujours été très gentil, lui assura-t-il, mais il aimait vraiment, vraiment cette petite fille.

— Oh, dit Sophie en se frottant à nouveau les paupières.

Son père devint silencieux, baissant les yeux vers elle, même si Sophie n’était pas vraiment certaine qu’il la voie réellement. Il eut soudain l’air triste et absent.

— Qu’est-il arrivé à la petite fille et au petit garçon, Papa ?

— Ils étaient censés vivre heureux pour toujours... mais le bonheur sans fin n’est pas une chose que quelqu’un soit en mesure de t’offrir, Sophia... pas même une mère qui aime beaucoup sa fille. Il se trouve là, à l’intérieur.

Il leva la main et posa l’index sur la poitrine de Sophie.

Celle-ci hocha la tête, essayant désespérément de garder les yeux ouverts, ne souhaitant pas vexer son père. Elle voulait vraiment entendre la fin de l’histoire, mais elle se sentait si fatiguée.

Elle luttait pour garder les paupières ouvertes tandis que son père poursuivait.

— Alors le garçon et la fille ont grandi et se sont mariés. Il l’a emmenée, comme il l’avait promis, mais il était trop tard pour la petite fille. C’était une très gentille petite fille, comprends-tu, qui faisait toujours ce que ses parents lui disaient de faire. Elle ne leur a jamais désobéi, jamais. Ils l’ont transformée en une parfaite petite fille... qui est devenue une lady parfaite... tout comme sa mère... qui ne sourit jamais.

Sophie se sentit soudain trop fatiguée pour tenter de comprendre l’étrange récit de son père.

— Tu comprends, Sophie... Parfois, il faut plus de courage pour suivre tes propres rêves que les exigences de ceux que tu aimes.

— Et le petit garçon ? demanda Sophie.

Son papa se redressa, tirant les couvertures jusque sur son nez. Il la borda bien serrée et lui sourit, quoiqu’encore un peu plus tristement.

— Il est devenu un père horrible, qui n’est jamais à la maison et donne à sa fille de très, très mauvais conseils. Fais comme si tu n’avais jamais entendu un seul mot de cette histoire, Sophie... Endors-toi et rêve d’anges aussi gentils que toi.

Elle serait bien bête de faire semblant de n’avoir rien entendu, mais il lui était relativement facile d’oublier cette histoire. Sophie n’avait pas compris un traître mot de ce qu’il lui avait dit.

— Je t’aime, Papa, murmura-t-elle en lui caressant la joue. Tu es le meilleur papa de toute la terre !

Elle se tourna alors, serrant son oreiller contre elle, glissant la dent de requin en dessous. Elle l’entendit s’éloigner et refermer doucement la porte... puis elle rêva qu’elle chevauchait sur le dos de baleines dorées sur des océans bleus houleux tandis que son père se tenait tout près, la regardant et la saluant de la main.