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« Je ne suis pas vraiment
un ouvrier »
Séverine Misset
Préciser les dimensions d’un concept
Ce texte présente une étape importante dans la construction d’un objet sociologique, l’analyse des notions disponibles pour traiter d’un sujet. Le raisonnement porte ici sur la notion de classe sociale. Il s’agit en effet de se demander dans quelle mesure la notion de classe s’applique encore à la réalité contemporaine de la population ouvrière. Classe ou pas classe ? Les débats, nombreux, sont discutés par Séverine Misset.
Émile Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique insistait sur les dangers des « prénotions », termes utilisés très librement dans le langage courant par tout un chacun. Le sociologue doit éviter de les utiliser dans le cadre de son raisonnement explicatif et privilégier les notions, les concepts. En effet, à la différence des prénotions utilisées dans le langage sans que les locuteurs précisent le sens visé par ce terme, les notions doivent être définies en sociologie.
Toute notion est composée par une ou plusieurs caractéristiques : la notion de classe est définie par deux dimensions : la position objective dans la division du travail et la conscience qu’ont les personnes dans une même position sociale d’appartenir à un même groupe social. Ce texte se centre sur la deuxième dimension de la notion.
Une notion correctement définie selon Durkheim doit l’être sur la base d’éléments observables, contrôlables et sur lesquels l’observateur a peu d’influence. L’auteure présente les différentes façons d’objectiver ce sentiment d’appartenance. À partir de questions où les ouvriers donnent leur propre perception de leur situation, les études quantitatives soulignent le déclin relatif du sentiment d’appartenance à une classe sociale. Le sentiment le plus fréquemment déclaré serait plutôt d’appartenir à la classe moyenne (voir aussi le chapitre de Cartier, Coutant, Masclet et Siblot). Les études qualitatives montrent que le terme d’« ouvrier » est devenu un repoussoir, un stigmate dont les individus essaient de se défaire, soit en se haussant socialement (en assumant une étiquette de « technicien ») soit en considérant que leur situation est passagère, accidentelle.
Cette compréhension des perceptions des acteurs et de l’évolution du sentiment d’appartenance permet de passer à l’étape qui pose quelques hypothèses explicatives : la baisse du sentiment d’appartenance témoignerait des transformations des nouvelles générations d’ouvriers plus scolarisées que les précédentes et qui tranchent avec les générations antérieures. Elle peut également s’expliquer par la transformation des modes de gestion des ouvriers plus individualisés et qui les met davantage en situation de concurrence. Cette concurrence conduit alors à essayer de se démarquer des autres ouvriers moins bien placés en déniant sa position sociale objective.
FdS, CG, OM
Une sonnerie retentit. Cédric se dépêche de poser ses outils, d’enlever ses gants, d’aller au distributeur se servir un café, puis rejoint en toute hâte l’espace fumeur. 13 minutes et pas une de plus avant de reprendre son poste, il faut en profiter car la prochaine pause n’aura pas lieu avant deux bonnes heures. Le temps de passer par les toilettes, il revient en courant afin de ne pas manquer le redémarrage de la chaîne de fabrication. Son chef d’équipe, resté dans son box vitré au bord de la ligne, vérifie de loin que chacun est à son poste, avant de se replonger dans l’élaboration de graphiques sur la production du jour. Cédric, âgé de 21 ans, a travaillé deux ans comme apprenti maçon avant d’atterrir comme intérimaire dans cette usine et supporte difficilement ces conditions de travail pénibles.
Même usine, autre atelier : Alexandre, 23 ans, titulaire d’un baccalauréat professionnel, fait partie d’une équipe d’électromécaniciens qui dépanne les installations de l’usine. Des pauses café-cigarette, il peut en prendre plusieurs fois par jour, au gré de ses envies – à condition bien sûr de n’être pas appelé en urgence sur une panne dans le secteur dont il a la charge. Ce matin, le calme règne dans l’atelier, mais les températures prévues en hausse pour les prochains jours pourraient mettre les installations à rude épreuve et rendre les dépannages plus fréquents. Alors il profite de cette relative tranquillité pour mettre au point avec son coordinateur quelques projets autour d’une nouvelle installation.
Deux scènes ordinaires dans la vie d’une usine et deux profils d’ouvriers qui laissent entrevoir la diversité au sein de cette population, Cédric et Alexandre partagent pourtant un point commun déroutant : lorsque le sociologue s’entretient longuement avec eux, il constate chez l’un comme chez l’autre un refus chevillé au corps de se définir comme « ouvrier ».
Ce type de constats sur la réticence de plus en plus grande des ouvriers à se présenter comme tel est un des éléments qui contribuent à alimenter un diagnostic sur la fin des classes sociales. La baisse du sentiment d’appartenance de classe, appréhendée comme l’indicateur essentiel de la conscience de classe, devient alors le signe majeur de la disparition des classes sociales et en particulier de la classe ouvrière.
1. La mesure d’un sentiment d’appartenance
à une classe sociale et ses difficultés
La baisse du sentiment d’appartenance à une classe sociale
Pour analyser la question du sentiment d’appartenance de classe, les commentateurs s’appuient habituellement sur des enquêtes sociologiques quantitatives ou des sondages d’opinion, qui concordent généralement sur quelques grandes tendances. D’abord, une baisse du sentiment d’appartenance déclaré par les individus (Dirn, 1998) : ils sont de moins en moins nombreux à dire avoir le sentiment d’appartenir à une classe sociale. Même s’il est délicat de dégager effet d’âge, effet de génération, effet de période en la matière, les données quantitatives montrent que le sentiment d’appartenance de classe est en baisse assez nette chez les jeunes générations.
Ensuite, une augmentation, parmi ceux qui conservent le sentiment d’appartenir à une classe sociale, du sentiment d’appartenance à la classe moyenne. Dans la lignée d’Henri Mendras, ce constat a pu alimenter la thèse de la moyennisation de la société, en particulier parce que ce type de déclaration a connu une nette progression chez les ouvriers : « Parmi les ouvriers, ceux qui déclarent appartenir aux classes moyennes passent de 13 % en 1966 à 30 % en 1994 » (Dirn, 1998, p. 88-89). Une autre enquête, plus récente (2003), nous apprend que 45 % des ouvriers disent appartenir à une classe sociale, et que moins de 20 % déclarent appartenir à la « classe moyenne » (Pélage et Poullaouec, 2007). Dans une troisième enquête (2002), ce sont 53 % des ouvriers qui déclarent appartenir aux « classes populaires » (regroupement des réponses « ouvriers », « classe ouvrière », « pauvres », « exclus »…) (Dargent, 2003, p. 49).
Tableau 1 Sentiment d’appartenance de classe en 1988 et 1995 selon l’âge (en %)
1988 |
1995 |
||||||
Oui |
Non |
NSP |
Oui |
Non |
NSP |
||
18-24 ans |
92,7 |
4,6 |
2,7 |
77,7 |
11,1 |
11,3 |
|
25-29 ans |
94,9 |
3,9 |
1,1 |
80,9 |
8,5 |
10,7 |
|
30-34 ans |
96,4 |
3,4 |
0,2 |
86,3 |
5,2 |
8,5 |
|
35-39 ans |
96,6 |
2,6 |
0,7 |
86,0 |
6,0 |
8,0 |
|
40-49 ans |
96,7 |
2,4 |
0,9 |
86,4 |
4,5 |
9,1 |
|
50-64 ans |
98,0 |
1,3 |
0,7 |
87,4 |
4,3 |
8,3 |
|
65 ans et plus |
95,3 |
2,8 |
1,8 |
81,6 |
6,9 |
11,5 |
|
Ensemble |
95,9 |
2,9 |
1,2 |
83,9 |
6,4 |
9,7 |
Source : enquêtes du CEVIPOF (Dirn, 1998).
Des chiffres variables donc, mais un bilan souvent partagé : fléchissement du sentiment d’appartenir à une classe sociale en particulier chez les ouvriers, baisse du sentiment d’appartenir à la classe ouvrière concomitante d’une augmentation du sentiment d’appartenir à la classe moyenne.
Mesurer le sentiment d’appartenance à une classe sociale
Mais pour bien comprendre le sens, l’intérêt et également les limites de ces données chiffrées, il faut se pencher sur la manière dont elles ont été obtenues. Les enquêtes doivent mesurer deux éléments : d’une part l’existence du sentiment d’appartenance à une classe sociale ou à une catégorie sociale, d’autre part l’orientation de celui-ci. Pour cela, les choix méthodologiques peuvent être variés : on peut poser une seule question ou deux questions distinctes ; on peut utiliser une question ouverte (aucune réponse n’est suggérée) ou fermée (le répondant doit choisir parmi une liste de modalités prédéfinies).
Dans l’enquête Valeurs des Français de 1999 (Lemel, 2000), une seule question est posée : « à laquelle des catégories suivantes avez-vous le sentiment d’appartenir ? » et l’on propose comme modalités : privilégiés, gens aisés, classe moyenne supérieure, classe moyenne inférieure, classe populaire, défavorisés, NSP (ne sait pas), SR (sans réponse). Dans l’enquête Panel Électoral Français de 2002, il s’agit également d’une seule question, mais elle est cette fois-ci ouverte : « on demande aux personnes interrogées de dire à quelle catégorie sociale elles ont le sentiment d’appartenir, sans leur imposer une liste prédéterminée » (Dargent, 2003, p. 48). Autre exemple, l’enquête Histoires de vie de l’INSEE en 2003 reprend les questions élaborées par Guy Michelat et Michel Simon (1971), questions qui sont également utilisées régulièrement par la SOFRES et l’IFOP dans des sondages d’opinion (Dirn, 1998). Cette fois, l’interrogation est en deux temps : d’abord une question fermée avec trois possibilités de réponses « avez-vous le sentiment d’appartenir à une classe sociale ? Oui/Non/NSP » puis, en cas de réponse positive, une question ouverte « laquelle ? ».
Ce type de questionnement n’échappe pas aux problèmes classiques de toute situation de passation de questionnaire : les enquêteurs ne sont pas censés commenter la question et en particulier définir les termes retenus (comme « classe sociale »), même si un enquêté le leur demande. Mais on ouvre rarement la boîte noire de l’enquête quantitative qu’est la passation d’un questionnaire (Bessière, Houseaux, 1997).
Ensuite, le sociologue doit effectuer des choix de regroupements ultérieurs de modalités, a fortiori lorsque la question est ouverte, par exemple celui de classer les réponses « cadres » avec celles de « bourgeoisie » plutôt qu’avec celle de « classe(s) moyenne(s) » en supposant dans les deux premières une vision commune d’un espace social hiérarchisé, stratifié qui serait absente de la troisième (Dargent, 2003). Agnès Pélage et Tristan Poullaouec (2007) soulignent bien les difficultés de ces regroupements : mettre derrière un même intitulé « classe moyenne » des réponses spontanées aussi variées que « classe moyenne ouvrière », « classe moyenne bourgeoise », « classe moyenne privilégiée », « moyenne au niveau intellectuel et basse pour le fric » ou encore « moyenne du bas », n’est-ce pas passer à côté de la finesse de la stratification qui est appliquée par les enquêtés ? Par ailleurs, répondre à ces questions revient pour l’enquêté à accepter implicitement une vision de la société divisée en classes (ou en catégories sociales), sans toutefois donner une signification précise à la notion (Michelat et Simon, 1971, p. 507).
Enfin, les choix méthodologiques (une ou deux questions, question ouverte ou fermée) et terminologiques effectués en la matière rendent les enquêtes difficilement comparables entre elles : par exemple, on ne peut pas considérer que les termes « catégories sociales » (comme dans l’enquête Valeurs des Français ou le Panel Électoral Français) et « classes sociales » (comme dans l’enquête Histoires de vie) sont équivalents, même si certains auteurs (Dargent, 2003 ; Lemel, 2000) n’hésitent pas dans leurs commentaires des chiffres obtenus à passer de l’une à l’autre des notions. Agnès Pélage et Tristan Poullaouec (2007) dénoncent également les glissements qui s’opèrent parfois de la notion de « sentiment d’appartenance de classe » vers celle de « conscience de classe », comme chez Claude Dargent (2003), alors que la deuxième notion, telle qu’elle est définie dans la perspective marxiste en tout cas, sous-entend une vision conflictuelle de la société et une conscience du rôle historique joué par la classe ouvrière. Guy Michelat et Michel Simon (1971), pour caractériser leur indicateur, préfèrent par exemple parler de « classe sociale subjective » et récusent l’emploi de l’expression « conscience de classe ». D’autres commentateurs prennent cependant moins de précautions dans l’interprétation des chiffres produits par ces enquêtes.
2. L’interprétation des résultats de la mesure
Un diagnostic qui engage une définition implicite
de la notion de « classe sociale »
La baisse du sentiment déclaré d’appartenance à une classe sociale (ou une catégorie sociale) est en effet souvent directement interprétée comme une baisse de la conscience de classe, ingrédient essentiel de l’existence de la classe sociale dans la perspective marxiste. De surcroît, le sentiment d’appartenance à la classe moyenne, visiblement en augmentation, est vu comme une négation de la conscience de classe : la classe moyenne, dans une perspective partagée par des auteurs aussi différents que Marx et Tocqueville, est habituellement perçue comme le prototype de la « classe sans conscience » (Dargent, 2003).
De fait, l’interprétation que l’on peut faire des chiffres produits par ces enquêtes dépend fortement de la définition – le plus souvent implicite – de la « classe sociale » qui est engagée par le sociologue. En la matière, deux grandes traditions peuvent être distinguées, la tradition d’inspiration marxiste et la tradition d’inspiration weberienne.
Karl Marx distingue soigneusement la « classe en soi » – définie par la place occupée dans le système de production (propriétaire des moyens de production ou vendeur de sa force de travail) – et la « classe pour soi », consciente de son rôle historique et mobilisée en ce sens. Il faut la conjonction de ces deux aspects pour considérer qu’il existe une véritable classe sociale : on peut rappeler à cet égard la métaphore de Marx sur la paysannerie formant un « sac de pommes de terre », c’est-à-dire un simple agrégat numérique incapable d’une mobilisation pour défendre des intérêts pourtant communs.
Max Weber, lui, évoque la « situation de classe », définie par une même situation économique, des chances semblables d’accéder aux biens, des intérêts identiques, sans toutefois que les individus en soient nécessairement conscients. Pour lui, les classes sociales identifiées par cette situation de classe ne sont pas le seul principe de segmentation de la société et, hors de l’ordre économique, on peut distinguer une hiérarchie sociale fondée sur le prestige et le statut, et une hiérarchie politique fondée sur la répartition du pouvoir. Ces trois ordres de segmentation ne se recoupent pas et aucun n’est prédominant.
Selon que l’on se réfère à une vision marxiste des classes sociales, ou à une vision davantage weberienne, l’interprétation des déclarations individuelles sur le sentiment d’appartenir ou non à telle ou telle classe ou catégorie sociale pourra alors grandement différer. Comme le souligne Louis Chauvel :
« Karl Marx attendait donc beaucoup de la classe sociale, alors que Max Weber y voyait un mode de découpage social parmi d’autres : les marxistes conçoivent difficilement que les classes sociales existent sans conscience de classe, sans être des classes en soi et pour soi, des groupes non seulement repérables, mais aussi en mesure de par leur organisation, de construire leur histoire collective. Par un curieux retournement de circonstances, on constate finalement que l’approche marxienne est très exigeante : se fonder sur cette acceptation porte souvent à conclure qu’il n’existe plus de classe sociale, faute de conscience de classe marquée par une conflictualité radicale. Au contraire, une approche weberienne permet d’admettre plus facilement la pérennité des classes : la notion est licite dès que nous pouvons repérer des groupes inégaux aux destins sociaux distincts. »
(Chauvel, 2001, p. 317).
On trouve un exemple de ce raisonnement dans le travail de Thomas Amossé et Olivier Chardon (2006) qui, à partir de l’enquête Histoires de vie de l’INSEE, se demandent dans quelle mesure les ouvriers non qualifiés (ONQ) et les employés non qualifiés (ENQ) peuvent former une nouvelle classe sociale. Pour ces auteurs, les ONQ et ENQ partagent une « véritable “condition de classe” » (p. 210) : en termes de conditions de travail (répétitivité des gestes, respect des cadences, horaires décalés…), de salaires, de conditions d’emploi (taux de chômage élevé, fréquence des formes atypiques d’emplois que sont les CDD, le temps partiel ou l’intérim…), ils sont très proches et constituent bien un « segment de main-d’œuvre à part » (Amossé et Chardon, 2006, p. 203).
Partage d’une même « condition de classe » donc, qui pourrait en faire une classe sociale au sens weberien, mais aucune identité de classe ne vient souder ce groupe. Ils sont en effet ceux qui s’identifient le moins à une classe sociale (ou qui déclarent le moins posséder le sentiment d’appartenir à une classe sociale, pour rester proche des termes de la question posée). À la différence des années 1960, ce sont aujourd’hui les cadres qui déclarent le plus souvent avoir le sentiment d’appartenir à une classe sociale (à 61 %, soit une proportion à peu près stable dans le temps, contre 39 % et 43 % pour les ENQ et ONQ respectivement) : « la forte diminution du sentiment d’appartenir à une classe sociale a surtout touché les milieux populaires, et plus encore en leur sein les travailleurs non qualifiés » (Amossé et Chardon, 2006, p. 211). De plus, la référence à la classe ouvrière est d’environ 20 %, à peine plus élevée que la référence à classe moyenne chez les ONQ et même inférieure chez les ENQ. Les auteurs voient donc là un signe d’une grande fragmentation des identités au bas de l’échelle sociale : « si la catégorie des non-qualifiés, encore émergente dans les représentations statistiques et sociologiques de l’espace social, donne le sentiment d’être objectivement consistante, elle apparaît subjectivement éclatée » (Amossé et Chardon, 2006, p. 223).
C’est donc plus spécifiquement le passage de la classe en soi à la classe pour soi qui poserait aujourd’hui problème, dans la mesure où une relative étanchéité des frontières sociales (mesurée par la mobilité sociale et l’homogamie) et des inégalités persistantes (en matière de salaires, de patrimoine, de consommation…) ne conduisent pas à l’affirmation forte d’une conscience de classe (Chauvel, 2001). Dans une société régulée par un État-providence et marquée par un processus d’individualisation des conditions de vie, la persistance des inégalités (voire leur renforcement) n’empêche pas que les individus s’émancipent des appartenances de classe (Beck, 2001).
Un point d’ancrage pour l’analyse des transformations
du groupe ouvrier
L’approche qualitative permet de dépasser le simple constat de la baisse du sentiment d’appartenance de classe en particulier chez les jeunes générations et de mieux comprendre cette réticence nouvelle à se définir comme ouvrier.
Cédric et Alexandre, par exemple, s’ils connaissent parfaitement leur statut d’ouvrier, cherchent constamment à s’en démarquer. Tout dans leurs propos montre qu’ils ne se perçoivent pas vraiment comme des ouvriers et surtout qu’ils ne veulent pas être considérés comme tels, notamment par le sociologue avec lequel ils s’entretiennent.
Cédric, tout d’abord, utilise en quelque sorte son statut d’intérimaire pour éviter d’avoir à se penser comme ouvrier : il se dit qu’il ne restera pas dans ce « boulot d’esclave » très longtemps, que son avenir professionnel est ailleurs. À l’instar des « ouvriers de passage » décrits par Beaud et Pialoux (1999), accepter de se définir – et de se laisser définir – comme ouvrier serait à la fois accepter un avenir professionnel qu’il rejette violemment et accepter de se reconnaître dans les pratiques et attitudes des anciens. Cédric fait au contraire partie de ces jeunes dont l’attitude et les comportements marquent volontairement une distance avec les générations ouvrières précédentes, leurs habitudes, mais aussi une certaine fierté ouvrière.
À la différence de Cédric, Alexandre n’est pas un opérateur, un ouvrier non qualifié – un OS (ouvrier spécialisé) comme on les appelait autrefois. Il est ouvrier qualifié, ouvrier professionnel selon les termes en vigueur dans cette industrie. Mais il se présente plus volontiers comme un technicien et surtout rechigne à employer le terme d’ouvrier, par exemple lorsqu’il indique : « On est plus professionnel qu’ouvrier ». Comme l’ont noté Stéphane Beaud et Michel Pialoux à propos de ces ouvriers qualifiés, « ce sont eux qui repoussent le plus spontanément le mot ouvrier pour se définir » (Beaud et Pialoux, 2003, p. 390). Pour Alexandre, accepter de se définir – et de se laisser définir – comme ouvrier, serait reconnaître qu’il appartient au même monde que les opérateurs tels que Cédric, alors qu’il tente par tous les moyens de s’en démarquer et ne cesse de lorgner vers le groupe plus valorisé des techniciens.
Le type de discours tenu par Cédric et Alexandre alimente l’idée d’un éclatement du groupe ouvrier, incapable de créer un sentiment d’appartenance et de solidarité entre les différentes fractions qui le composent. À cet égard, à partir d’une enquête ethnographique de longue durée, Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1999, 2003) ont souligné l’impact fort de la massification scolaire sur les familles ouvrières : ils montrent ainsi un profond bouleversement du monde ouvrier, une dévalorisation de la condition ouvrière qui explique ce refus d’endosser une identité ouvrière dans un contexte d’affaiblissement du militantisme ouvrier. La « culture d’opposition » à l’usine et les formes de sociabilité des anciens ne transmettent plus aux jeunes générations acculturées par la fréquentation prolongée de l’école.
Outre l’impact du capital scolaire sur le groupe ouvrier, on peut souligner également l’effet des modes de gestion du groupe ouvrier, en particulier l’introduction de la « logique compétence » (Misset, 2009).
Tout d’abord, cette logique « compétence », remplaçant la qualification traditionnelle, constitue une négation des acquis de l’ancienneté (Monchatre, 2002) : en effet, la « compétence » est une mesure des capacités réellement exercées à un moment précis dans une situation de travail donnée, par conséquent sans revenir sur l’histoire professionnelle de l’individu. Autrement dit, toute capacité à réaliser une activité qui n’est pas mise en œuvre au quotidien n’est pas (ou plus) une compétence. Ce principe de gestion fragilise donc davantage les anciens qui ne peuvent plus capitaliser sur l’expérience acquise au fil d’une carrière.
En outre, puisque la qualification obtenue dans l’entreprise est étroitement dépendante de la situation de travail, la logique compétence contient aussi le risque d’une déqualification possible de l’ouvrier qualifié dès lors qu’il est employé à des tâches déqualifiées. Alors que les ouvriers qualifiés ont toujours le souci de se distinguer des opérateurs, le déclassement vers un statut d’opérateur devient possible à tout moment pour les ouvriers qualifiés.
Les différentes fractions du groupe ouvrier (jeunes/anciens, opérateurs/ouvriers qualifiés) se retrouvent donc dans une situation de mise en concurrence qui contribue à expliquer ce refus de s’identifier positivement au groupe ouvrier et cette revendication d’autres principes d’identifications (le statut d’intérimaire pour Cédric, de technicien pour Alexandre). Les enquêtes sociologiques permettent donc de nuancer la thèse d’une disparition des classes sociales dans la société française contemporaine et mettent surtout en avant l’affaiblissement considérable d’une classe ouvrière organisée politiquement et mobilisée idéologiquement. Employer la métaphore de « l’éclatement de la classe ouvrière », c’est alors souligner que, dans un contexte d’individualisation des modes de gestion du personnel et de fréquentation prolongée de l’univers scolaire, le travail de cohésion symbolique par lequel on pouvait se reconnaître dans le groupe ouvrier et en être fier est aujourd’hui miné.
Bibliographie
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