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« Ce soir, on va tous à l’AG »

Franck Poupeau

Ne pas naturaliser une population

Franck Poupeau présente l’analyse d’un mouvement de grève des enseignants qui s’est déroulé en Seine-Saint-Denis de mars à juin 1998. L’image des enseignants est celle d’un groupe mobilisé, prompt à défendre ses acquis, ses intérêts, sa conception de la profession. Ce groupe social étant relativement homogène, aux intérêts extérieurement cohérents, tout peut laisser penser qu’il est normal, qu’une fois de plus, le monde enseignant tout entier se lève pour protester avec véhémence contre telle ou telle réforme : d’autant plus normal que le mouvement dit représenter l’ensemble des établissements et des enseignants et se présente comme unifié. Or il ne faut pas « naturaliser » la catégorie sociale des enseignants, la prendre comme évidente. En effet la mobilisation a été très locale – dans le 93 – et très variable selon les établissements, et n’a pas été générale, donnant lieu à des engagements inégaux dans le mouvement.

Pour dénaturaliser, l’auteur contextualise la mobilisation. Il rend compte du contexte social qui a fait naître ce mouvement et qui fait des enseignants du 93 des enseignants pas comme les autres. Et il montre aussi qu’à l’intérieur même du 93 les enseignants connaissent des conditions de travail très différentes selon les établissements. Les collèges et lycées situés dans les quartiers les plus défavorisés socialement n’ont pas donné lieu à la plus forte mobilisation, ce sont plutôt les établissements des quartiers socialement médians. Enfin pour dénaturaliser l’image d’une catégorie sociale mobilisée, qui fait corps et se présente comme tel, l’auteur dévoile les différenciations internes à cette population : opposition entre des jeunes enseignants plutôt absents dans le mouvement et des profs anciens plus mobilisés ; opposition entre des profs disposant d’une expérience en matière de luttes syndicales et ceux qui n’en possèdent pas ; opposition entre les façons dont cette expérience de lutte a été formée (soit dans un parti politique ou une organisation syndicale, soit en s’engageant dans l’établissement). Les deux dernières oppositions composent le « capital militant » possédé par un individu. Le groupe social est donc très divisé selon le type de capital militant possédé. Derrière l’unité affichée politiquement par le groupe en lutte, le sociologue, par son enquête, dévoile l’hétérogénéité de la mobilisation et du groupe, et la grande complexité de la dynamique des mouvements sociaux.

FdS, CG, OM

Il est presque 19 h à la Bourse du Travail de Paris, rue du Château d’eau ; des groupes épars, banderoles sur l’épaule, entrent dans le bâtiment et s’assoient sur les bancs en bois autour de la petite tribune située au fond de l’amphithéâtre – bien que surélevée de quelques marches seulement, elle reste encore en dessous du niveau des travées concentriques. Une large banderole annonçant « Assemblée Générale des établissements du 93 en lutte » est déployée à la tribune, accrochée à la table derrière laquelle sont assis le « président » de séance et les deux « secrétaires », qui changent de soir en soir. Chaque réunion commence par un inventaire des établissements scolaires présents : un enseignant délégué par ses collègues fait état de la mobilisation locale et des actions menées depuis la précédente assemblée générale. Alors que les secrétaires de séance font le compte, le président annonce l’ordre du jour, revient sur l’actualité de la grève, les déclarations des ministres, et les propositions d’action dans les jours qui viennent, qui seront débattues. Dans l’assistance, où règne un brouhaha léger mais constant, des mains se lèvent pour commenter et proposer d’autres motions. De petits groupes discutent à voix basse, certains se lèvent un téléphone collé à l’oreille, des collègues se saluent, d’autres sortent répondre à quelques sollicitations médiatiques pour lesquelles ils sont, en principe, mandatés. Parfois la séance s’échauffe, un enseignant taxé de faire le jeu de tel syndicat ou de tel parti est allégrement hué ; quelques professeurs cultivant leur apparence de vieux gauchistes, cheveux hirsutes et vêtements négligés, interviennent alors pour tenter de proposer une synthèse emportant l’adhésion générale, avant de subir, parfois, le même sort ; une jeune collègue énervée, rangers aux pieds, intervient alors avec véhémence pour rappeler la prééminence de la lutte collective sur les intérêts catégoriels.

Une telle scène était monnaie courante entre mars et juin 1998, lorsque les enseignants d’une grande partie des collèges et lycées du département de la Seine-Saint-Denis (le « 93 ») se sont mis en grève, alternant manifestations, occupations d’établissements et actions symboliques destinées à alerter les médias. Ils protestaient contre un plan de rattrapage ministériel jugé insuffisant pour ce département considéré comme plus défavorisé que les autres. Comme peut le laisser entrevoir la description de l’assemblée générale, l’étude des mouvements sociaux doit s’attacher aux formes apparentes de l’action (Cefaï, 2007) comme aux logiques organisationnelles qui la sous-tendent (Neveu, 1998) : elle doit croiser la saisie des motivations individuelles et l’analyse de leurs conditions sociales, deux dimensions que la notion de « capital militant » permet de prendre en compte.

1. La dimension subjective de l’action
et ses formes collectives

L’interprétation d’un mouvement social nécessite en premier lieu la compréhension du sens de l’action des contestataires. Dans cette perspective, l’observation participante procure un matériel indispensable (Hughes, 1996) qui peut être complété par des archives et des témoignages écrits, visuels ou audiovisuels. Le mouvement des enseignants de la Seine-Saint-Denis a commencé par l’annonce d’un « plan de rattrapage » pour le département, jugé en deçà des besoins, dans la mesure où les moyens alloués étaient en baisse régulière depuis plusieurs années. Le mécontentement suscité par l’insuffisance du dispositif a été renforcé par les déclarations du ministre de l’Éducation de l’époque, Claude Allègre, qui avait annoncé vouloir « dégraisser le mammouth » de l’Éducation nationale, car il suffisait de « changer les pratiques pédagogiques » pour remédier à l’échec scolaire. Au premier plan des motivations explicites des grévistes figuraient ainsi non seulement la politique du ministre, mais aussi sa personnalité.

Le sens attribué à une mobilisation par chaque individu est fortement encadré par tout un ensemble de rituels collectifs : les défilés derrière des banderoles au nom de chaque unité mobilisée (établissement scolaire, section départementale, usine, etc.), les slogans proférés par les manifestants en réponse aux sollicitations verbales du porte-voix (désormais juché le plus souvent à l’arrière d’une fourgonnette dotée d’un équipement stéréo), le trajet des manifestations qui revêt une symbolique spécifique (aller faire un sit-in devant un ministère ou un meeting sur la place de la Bastille, etc.), la distribution de tracts aux passants ou spectateurs, etc. – autant d’actions codifiées qui permettent d’interpréter un mouvement de protestation, par le décryptage de ses formes d’action (Champagne, 1991). Ainsi, le « mouvement du 93 » s’est d’emblée positionné sur le terrain médiatique afin de produire une « inversion de stigmate » (Goffman, 1987) par rapport au discours ministériel : rédaction quotidienne de communiqués de presse récapitulant l’état de la grève et annonçant les initiatives à venir, contacts personnels avec les journalistes pour assurer le suivi et faire passer des témoignages de professeurs, affirmation du caractère non corporatiste du mouvement et de la dégradation des conditions d’enseignement pour les élèves, mise en avant du soutien des parents d’élèves des établissements mobilisés, et surtout reconnaissance d’un porte-parole unique – l’« assemblée générale des établissements du 93 en lutte », sorte de coordination réunissant plusieurs fois par semaine tous les syndicats et les représentants des établissements.

Les syndicats enseignants contribuent aussi à structurer l’expérience vécue de la grève. Celle-ci a en effet eu lieu dans un département marqué par une forte implantation des organisations partisanes de gauche ou d’extrême gauche (Parti communiste, Ligue communiste révolutionnaire, Parti des travailleurs, etc.), et un fort taux de syndicalisation enseignante (en particulier au SNES, le Syndicat national de l’enseignement secondaire, alors majoritaire au niveau départemental comme au niveau national). Une partie des professeurs en grève se caractérisait ainsi par un militantisme à la fois dans l’école, au sein de la section départementale d’un syndicat enseignant, et hors l’école, au sein d’un parti politique. Ce double jeu se manifestait notamment dans les assemblées générales : aux interventions spontanées des jeunes enseignants premiers s’opposaient les prises de parole calculées, à des moments décisifs, de professeurs visiblement plus âgés, et plus expérimentés politiquement. Leurs interventions constituaient des contributions à la fois à la grève et à des enjeux plus larges, opposant des organisations politiques qui appuyaient le mouvement à des degrés divers.

L’observation de ces réunions politiques révélait ainsi l’importance de la maîtrise d’un certain nombre de techniques militantes, avec en particulier l’art de savoir intervenir au bon moment, en démarquant ses propositions de celles des autres organisations sans pour autant les attaquer de front, etc. Ce savoir-faire se retrouvait aussi dans la préparation des manifestations : les enseignants syndiqués faisaient poser un préavis de grève à leurs hiérarchies départementales (quand ils n’occupaient pas eux-mêmes ces fonctions) ; ils amenaient dans leurs établissements scolaires du matériel destiné à encadrer le défilé : banderoles, feutres pour écrire sur des pancartes individuelles, tracts, etc. L’importance de ces savoir-faire pour le succès des mouvements de protestation (assemblées générales ou manifestations de rue notamment) permet ainsi de construire une première approximation de la notion de capital militant, qui désigne non seulement un ensemble de ressources mobilisables (techniques matérielles, appui organisationnel, etc.), mais surtout la maîtrise pratique de ces ressources (Matonti, Poupeau, 2004).

2. Les notions de capital et de champ
appliquées au militantisme

La notion de capital militant apporte quelque chose de plus par rapport aux théories de la « mobilisation des ressources » parce qu’elle est associée à celle de champ (Bourdieu, 1979, p. 126-127), et plus précisément à celle de « champ du militantisme », défini en fonction des organisations et des agents mobilisés au niveau local, mais aussi dans un contexte plus large (national ou international). Ainsi, les formes d’action du « mouvement du 93 » renvoient à l’espace des organisations mobilisées : alors que la tradition syndicale majoritaire du SNES (la tendance Unité & Action), dont les dirigeants s’apparentent au Parti Communiste Français, privilégiait l’effet de nombre dans les manifestations ponctuelles au centre de Paris, les groupes radicaux (notamment la tendance minoritaire École Émancipée du SNES, mêlant anarcho-syndicaliste et trotskystes) ont impulsé des actions appartenant au registre du syndicalisme révolutionnaire : les occupations d’établissements avec les parents et la grève reconductible (Geay, 1991).

Définie au croisement de la mobilisation locale et du champ politique national, la notion de champ du militantisme rapporte les prises de position des professeurs mobilisés à leurs positions dans le système des organisations concernées. Elle présente l’avantage de combiner les apports de deux notions fréquemment utilisées en sciences politiques : celle d’« arènes du conflit », qui identifie les agents sociaux mobilisés (organisations politiques et syndicales, institutions d’État auxquelles elles s’adressent, etc.), et celle de « structure des opportunités politiques » qui détermine les possibilités d’action ainsi que les chances de réussite des mobilisations. Dans le cas de la grève enseignante de 1998, le contexte politique de « majorité plurielle » unissant alors le Parti socialiste et le Parti communiste dans le même gouvernement explique l’ambivalence du SNES lors du mouvement. D’un côté, le PC avait intérêt à soutenir la grève et à appuyer ses militants syndicaux pour mettre une pression politique sur le PS ; d’un autre côté, il avait aussi intérêt à montrer qu’il contrôlait suffisamment le mouvement, en empêchant par exemple son extension nationale, afin de pouvoir négocier au niveau gouvernemental (le PS ayant besoin des maires et députés PC pour gagner électoralement le « 93 »).

Les assemblées générales du mouvement ont donné lieu à des affrontements entre d’une part les membres du syndicat majoritaire proche du PCF qui mettaient l’accent sur des mesures concrètes pour un département perçu comme défavorisé et au sein duquel leur parti gardait encore la plupart de ses élus, et d’autre part les militants de l’extrême gauche non communiste qui poussaient à l’élargissement national et au prolongement de l’action, pour déborder à la fois la branche majoritaire du SNES et le PC, et gagner d’autres bases militantes. Le capital militant des grévistes d’extrême gauche a finalement consisté à exploiter la position ambivalente et les non-dits du syndicat majoritaire, entre les enjeux professionnels et politiques du moment : « l’AG des établissements du 93 en lutte » a ainsi impulsé une radicalisation de l’action que la direction modérée ne pouvait que suivre sauf à apparaître comme un frein à l’action de « la base ».

3. Des contextes de mobilisation différenciés :
les inégalités socio-spatiales entre établissements

Cette surdétermination du champ du militantisme scolaire par la politique nationale ne peut cependant occulter le poids des facteurs propres à la Seine-Saint-Denis, département alors emblématique du « problème des banlieues ». Afin d’échapper à la vision misérabiliste d’une zone perçue comme uniformément défavorisée, où les enseignants seraient le plus « en difficulté », l’enquête a reconstitué l’espace des établissements en grève (Poupeau, 2004), en y incorporant les propriétés scolaires et familiales des élèves (résultats au brevet des collèges, profession des parents), la composition des équipes pédagogiques (âge, grade, syndicalisation) et le contexte économique et social de chaque établissement (pourcentage de logements sociaux, répartition des catégories socioprofessionnelles). Une analyse des correspondances multiples a ensuite permis de mettre ces variables en relation avec l’intensité de l’engagement dans les établissements : le degré de mobilisation était établi en fonction des données syndicales et de la presse régionale sur le pourcentage de grévistes et les formes de lutte adoptées (grève ponctuelle les jours de manifestation, grève reconductible, occupation d’établissement, etc.).

Les résultats ont révélé une corrélation globale entre établissements défavorisés et engagement dans la grève. Cependant ce ne sont pas les établissements les plus défavorisés qui se sont systématiquement le plus engagés. Inversement, les établissements les mieux dotés, réunissant, dans des communes les plus favorisées, les indicateurs les plus favorables scolairement et socialement, se sont le moins mobilisés. Parmi les 170 établissements secondaires du département, les plus actifs – en grève reconductible avec occupation pendant les deux mois et demi de mobilisation – ont plutôt été des collèges en situation intermédiaire : résultats moyens et tendanciellement en baisse, élèves issus de milieux de plus en plus populaires, équipes pédagogiques mêlant les différentes catégories d’enseignants (selon l’âge, le statut, le taux de syndicalisation). L’analyse statistique a dégagé deux pôles de la mobilisation à partir des variables les plus explicatives : ceux possédant une équipe pédagogique à forte tradition syndicale, et ceux connaissant une forme de dégradation de leur situation, tant au niveau des résultats que du recrutement social des élèves.

Les difficultés de ces établissements sont apparues liées à l’homogénéisation « vers le bas » du recrutement des élèves, notamment par l’augmentation des dérogations à la carte scolaire qui produisaient la « fuite » des élèves de milieu favorisé vers d’autres établissements publics ou vers le privé. De ce point de vue, les établissements les plus mobilisés subissaient les effets croisés de la ségrégation résidentielle et de la ségrégation scolaire, qui se répercutaient sur les choix de scolarisation des familles dans les établissements du quartier. Ces résultats questionnaient la capacité d’adaptation des enseignants à leurs « nouveaux publics » populaires (Beaud, Weber, 1992). En effet, les déterminants sociaux de la mobilité des carrières enseignantes sont moins des facteurs géographiques (retour à la région d’origine, etc.) que « le résultat d’une insatisfaction à l’égard de la composition sociale des populations scolaires » (Becker, 1952). Face aux effets de la ségrégation socio-spatiale, la réaction des enseignants obéissait alors à la logique classique d’exit/voice (Hirschman, 1970), c’est-à-dire au choix entre partir ou protester en cas de mécontentement : dans le cas présent, ou bien demander sa mutation dans une académie moins « sensible », ou bien se mobiliser pour l’amélioration de ses conditions de travail.

En Seine-Saint-Denis, l’évolution des personnels avait eu des effets qualitatifs sur la morphologie du corps enseignant, avec un plus grand nombre d’enseignants de moins de 30 ans et le renforcement du caractère transitoire de l’affectation en Seine-Saint-Denis, devenue une étape obligée avant de pouvoir accéder à des zones moins difficiles. La morphologie du corps enseignant en Seine-Saint-Denis à la fin des années 1990 se caractérisait ainsi par une forte rotation des effectifs, qui rendait problématique la consolidation des équipes pédagogiques. Mais dans ce département « difficile » et « peu attractif », les enseignants en poste depuis quelques années apparaissaient animés par une véritable « vocation » : alors qu’ils auraient pu partir pour des régions plus « cotées » et mieux « dotées », ils restaient en raison de leur « engagement » dans le métier d’enseignant. Cet engagement s’exprimait à travers l’investissement dans l’établissement et la relation pédagogique comme à l’intérieur d’une organisation syndicale.

Le « mouvement du 93 » s’est enraciné dans cette structure spécifique du corps enseignant en Seine-Saint-Denis, qui produisait la rencontre entre les « jeunes profs » et les réseaux militants implantés durablement dans le corps enseignant du département. Mais plus que l’opposition entre « jeunes » et « vieux », que révélait l’observation des assemblées générales, c’est la façon dont les enseignants conjuguaient leurs engagements dans un parti ou une structure syndicale, d’une part, et dans leur établissement d’autre part, qui s’est avérée discriminante. Cette double dimension organisationnelle et professionnelle se retrouve au niveau des « carrières » individuelles au travers desquelles se construit le capital militant.

4. Le capital militant à travers les carrières individuelles

Les entretiens réalisés avec des non-grévistes ont fait apparaître la perte de croyance en l’efficacité d’une quelconque action politique, institutionnelle ou contestataire, et un discours convenu sur la « baisse de niveau » ou la « dégradation » des conditions d’enseignement. Face à une situation perçue comme irrémédiable, le repli individuel apparaissait non comme une simple démission mais comme la solution la plus cohérente, et la moins « coûteuse », en termes affectifs comme en termes d’engagement, en attendant de trouver mieux ailleurs. En revanche l’engagement des grévistes se différenciait en fonction de leur capital militant : les prises de position des enseignants apparaissent corrélées au volume de capital possédé au moment de la grève, mais aussi aux modalités de son acquisition, selon les logiques organisationnelles et/ou professionnelles qui caractérisent chaque carrière individuelle.

Mutés dans la région parisienne pour leurs premières années, les enseignants en situation transitoire ont été présentés par les médias, mais aussi par l’assemblée générale des établissements, comme la figure emblématique des enseignants en grève qui, par manque de moyens, n’arriveraient pas à exercer dans les « zones sensibles ». Ils représentaient une forme d’engagement en marge des jeux syndicaux et des enjeux politiques, avec un capital militant en gestation, à faible dimension politique et organisationnelle. La dynamique collective de l’établissement expliquait alors l’engagement dans la grève, vécue de façon intense, sous la forme d’une forte intégration à la vie du collège. Une jeune professeur d’anglais parlait ainsi d’une « ambiance de fête », qui permettait une « bonne cohésion de l’ensemble de l’équipe » ; après les « AG du 93 », il fallait s’atteler à un ensemble de tâches militantes, qui constituaient aussi l’occasion de rencontrer les parents d’élèves : préparation de communiqués, tracts, banderoles pour les manifestations.

Cette image du « jeune enseignant non-syndiqué » se mobilisant pour dénoncer les conditions d’enseignement difficiles est cependant loin de résumer l’ensemble et la variété de la mobilisation. Ainsi, les jeunes enseignants dotés d’un capital militant préalablement acquis dans une organisation étudiante, manifestaient une forte réticence par rapport à l’action du SNES, le syndicat majoritaire, toujours soupçonné de vouloir freiner la grève. Le peu de réponses institutionnelles données aux revendications les plaçait en rupture avec la « politique de négociation » des principales organisations syndicales, et les conduisait à mettre en avant la défense des conditions de travail au sein même de leurs établissements.

À côté de cette accumulation de capital militant dans le cadre professionnel par le groupe précédent, les militants « organisationnels » ayant exercé des responsabilités syndicales et/ou partisanes dans leurs sections départementales, se sont montrés pour la plupart très actifs dès le début de la grève : en poste dans le même établissement depuis plus d’une vingtaine d’années, ils refusaient de « fuir la banlieue » sous prétexte de points de mutation accumulés à l’ancienneté. Ils sont cependant loin de représenter un groupe uniforme. Pour exemple, un enseignant valorisant sa fidélité à l’idéal communiste s’affirmait cependant s’être replié sur son milieu professionnel face à la « trahison » du PCF et du SNES auxquels il appartenait toujours : il retrouvait ainsi les positions des militants les plus radicaux, contre sa direction départementale. Des militants d’extrême gauche voyaient au contraire dans le « mouvement du 93 » l’occasion d’élargir les revendications au-delà du cadre scolaire et pédagogique, dans un mouvement inverse allant du professionnel à l’organisationnel : nombre d’entre eux étaient du reste récemment passés du SNES à SUD (Solidaires, Unitaires, Démocratiques), un syndicat inter-catégoriel qui avait joué un rôle moteur lors du mouvement social de décembre 1995.

Le « mouvement du 93 » a regroupé une pluralité d’engagements et de conditions dans la défense d’un « cas » et d’une « cause », de la situation d’un département « sinistré » et d’un droit à l’éducation égal pour tous. L’indétermination du « on va tous à l’AG » masque bien la diversité d’une mobilisation derrière la fiction d’une délégation politique « réussie », au sens où le principal succès de la grève n’a pas été d’obtenir plus de moyens (toujours insuffisants finalement), mais de créer une convergence d’action contribuant à revaloriser l’image de zones d’éducation jusque-là délaissées par les politiques publiques.

Bibliographie

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