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« Non, je ne suis pas un assisté ! »

Nicolas Duvoux

Ce texte montre la façon dont la construction de l’objet sociologique influence l’enquête. Travaillant sur le thème du rapport des individus bénéficiaires du RMI ou RSA à leur situation, l’auteur pose plusieurs questions : quelles ressources les individus aidés ont-ils en leur possession et comment influent-elles sur leur perception ? Comment ces perceptions sont-elles modifiées selon les modes d’entrée et de maintien des dispositifs d’assistance ? Construire l’objet c’est donc poser une question.

La première apporte un regard synchronique sur le rapport à l’assistance : les individus font état de leurs identités et de leurs ressources disponibles pour donner une image d’eux-mêmes, différente de celle très négative et mutilante que la société leur donne. L’enquête consiste alors en la mise en lien systématique des différentes ressources et identités possédées et des perceptions de l’assistance. Les individus ont des ressources d’information sur leur vraie situation qu’ils ne dévoilent pas. Ils peuvent manipuler leur image en se rendant conformes à la figure de l’assisté. Ils peuvent aussi réduire au minimum les contacts avec les services administratifs et leurs agents qui représentent une épreuve morale pour eux. D’autres identités sont cependant disponibles : le niveau d’étude des individus et l’identité sexuelle peuvent permettre de résister au stéréotype négatif de l’assisté.

La seconde façon de construire l’objet apporte un regard plus diachronique sur l’assistance. Il s’agit de mettre en relation systématiquement les façons d’entrer dans les dispositifs d’assistance et le maintien dans cette situation en essayant d’y découvrir des étapes, et de les relier à la perception que les individus développent à tel ou tel moment de cette carrière. Se dessine alors une trajectoire morale des individus qui va de la dénégation de la situation d’assistance à l’acceptation relative de celle-ci. Les éléments pertinents pour l’enquête et l’analyse deviennent les différentes démarches effectuées pour retrouver du travail. Cette perspective complète et éclaire par un autre biais le rapport très diversifié des assistés à leur situation. Un même sujet peut suggérer au sociologue des questions différentes qui construisent ainsi autant d’objets sociologiques et donc d’enquêtes différentes.

FdS, CG, OM

Recevoir une assistance pour vivre ou, le plus souvent, survivre, est une situation difficile à accepter. En effet, si la collectivité permet à tout individu ayant 25 ans révolus d’obtenir un revenu minimum, être assisté suppose d’entrer dans une relation particulière avec les institutions. Cette relation est spécifique parce que l’assistance ne donne aucune utilité à l’individu et beaucoup d’assistés ont le sentiment de flotter dans la société et de n’être, pour ainsi dire, nulle part. Être assisté revient, dans la plupart des cas, à recevoir de l’argent de la collectivité sans travailler, d’où ce mélange paradoxal de vide et d’inutilité d’une part et de sentiment de déprise vis-à-vis de la société lié à la surabondance de temps « libre » d’autre part.

Si les personnes ressentent surtout le vide et l’inutilité, la société, elle, met volontiers l’accent sur la liberté, voire « les privilèges » dont bénéficieraient les assistés. Dans l’opinion commune, être assisté, c’est être assimilé à la lie de la société et se voir affublé d’un ensemble de traits négatifs : paresse, alcoolisme, etc. Et cette image négative est profondément intériorisée : de l’aveu de ceux qui ont vécu cette expérience, on « tombe » dans l’assistance plus qu’on y entre. Ainsi, dans la société française, celui qui touche le Revenu de Solidarité Active (nouveau dispositif adopté en décembre 2008 qui a fusionné le Revenu Minimum d’Insertion (RMI) et l’Allocation Parent Isolé (API) tout en offrant un supplément de revenu aux travailleurs pauvres) aujourd’hui – comme le RMI hier – a bien souvent le sentiment d’être un parasite. En lisant les journaux, en écoutant la radio ou en regardant la télévision, il verra son statut associé à un ensemble de caractéristiques négatives, quoique parfois mêlées d’une certaine compassion. Des assistés, puisque c’est ainsi qu’on les appelle, « on » pense qu’ils n’ont pas de chance… mais qu’ils pourraient faire un effort pour s’en sortir. L’image publique amalgame les situations pourtant extrêmement hétérogènes des personnes ayant recours à l’assistance. Pour ne prendre que quelques exemples, signalons que, dans ces dispositifs, les mères célibataires côtoient les jeunes diplômés à la recherche d’un premier emploi et que les chômeurs en fin de droit y sont présents comme les artistes qui refusent le salariat, etc. Cet alliage se répercute sur l’expérience vécue des personnes ayant ces profils divers. En effet, quand un sociologue les interroge, bien des allocataires tiennent à marquer leur différence, à se justifier pour bien faire comprendre qu’ils ne correspondent pas à ce portrait-robot du parasite bienheureux.

Être assisté est donc une condition humiliante. Pourquoi ? Et surtout, comment le sociologue peut-il rendre compte de la diversité des expériences vécues qui recoupent ce statut ? C’est d’abord par la méthode de l’entretien semi-directif auprès de personnes qui sont suivies par les services sociaux dans le cadre d’une relation d’assistance qu’il est possible de comprendre cette expérience vécue et de la restituer dans ses différentes modalités. Cette méthode de la sociologie compréhensive permet d’avoir accès à l’expérience vécue des personnes et de dégager des types idéaux, c’est-à-dire des tableaux de pensée qui restituent la cohérence d’une relation à une situation particulière. Il convient ainsi de montrer comment l’on peut passer de la rencontre avec des personnes en situation d’assistance à des résultats proprement sociologiques.

1. Pourquoi est-il humiliant d’être assisté ?

Être pauvre, c’est être assisté

Celui qui est assisté se sent souvent assigné à une identité dans laquelle il ne se reconnaît pas. Dans une étude menée auprès d’allocataires du RMI vivant en région parisienne, interrogés dans le cadre d’entretiens semi-directifs, sur les différentes dimensions de leur vie sociale et de leurs relations aux institutions (parcours biographique ; relations avec les institutions ; participation à la vie sociale), un cas est apparu de manière récurrente qui était particulièrement décalé par rapport à l’image du « Rmiste ». Si nous rassemblons sous une même figure abstraite les caractéristiques qui se trouvent dans la réalité chez plusieurs individus, nous pouvons prendre l’exemple d’un jeune entre 25 et 35 ans, détenteur d’un diplôme du supérieur, qui cherche son premier emploi ou à se reconvertir. Comme il n’a pas travaillé pendant de longues périodes, il n’a pas cotisé suffisamment pour avoir droit à une indemnisation pour la période de non-emploi qu’il traverse (ou alors il a épuisé ses droits au chômage). Ayant néanmoins des besoins en matière de transport et d’habillement pour pouvoir se rendre aux entretiens d’embauche auxquels il est convoqué, il décide de demander à bénéficier du RSA et il l’obtient. Il est formellement assisté et pourtant l’identité dans laquelle il se reconnaît est celle d’un demandeur d’emploi. Les contacts qu’il a avec les services sociaux lui font bien prendre conscience qu’il est redevable de quelque chose à la collectivité, au moins de sa volonté de s’en sortir au plus vite. Mais à part cela, cette caractéristique n’est certainement pas celle à laquelle il s’identifie. Les deux extraits tirés de deux entretiens montrent la proximité de la relation que ces deux individus entretiennent avec leur statut :

– « Le RMI, je ne dirai pas que je suis fier de le toucher. Non, mais j’oserais même pas le dire en fait, je vous le dis honnêtement, par exemple, dans une entreprise, j’oserais même pas le dire. Parce que ça me fait un peu mal de dire que je touche le RMI. Oui, ça me fait un peu mal. Même à mes amis, je peux pas… J’en parle pas. En se présentant au service RMI, enfin quand on fait la demande… souvent on a honte de le demander. Surtout, je le vois plus pour les personnes qui sont allées loin dans les études, c’est vrai qu’il n’y a pas de mérite derrière ça. » (homme, 28 ans, célibataire, hébergé, DESS de finance, allocataire du RMI depuis 6 mois).

– « Je me considère pas comme Rmiste, je le suis mais je ne me considère pas dans une situation de précarité telle… Socialement, par rapport à certaines personnes, vous êtes jeune, vous pouvez travailler, donc ce n’est pas normal. » (homme, 32 ans, célibataire, locataire, DESS gestion, allocataire du RMI depuis 2 ans).

Un même rapport au statut, une même relation à son identité sociale se retrouve chez ces deux individus. Lorsqu’ils doivent se présenter, ils évoquent d’abord leurs projets, relations affectives, etc. L’identité renvoyée à ce type d’individu quand il rencontre l’assistant(e) social(e) ne lui plaît pas : il se sent inférieur, infantilisé, humilié en un mot.

Si un jeune diplômé sans revenus ne se reconnaît pas dans le statut d’assisté qui est le sien, pour le sociologue, il n’en est pas moins un assisté ou, à tout le moins, pris dans une phase située en amont de l’assistance mais qui l’y rattache néanmoins. En fait, c’est pour résoudre un problème tout à fait semblable à celui posé par l’identification des pauvres qu’à la fin du xixe siècle, le sociologue allemand Georg Simmel a construit un concept sociologique de pauvreté qui assimile celle-ci à la réaction que la société met en œuvre pour la combattre et se conserver elle-même. Pour Simmel (1902) comme pour les sociologues contemporains qui sont ses héritiers, être pauvre, c’est être assisté. Dans la mesure où c’est l’attitude collective à son égard qui définit le pauvre, même le jeune diplômé qui cherche à toute force à se différencier du statut qui est le sien, est, sociologiquement parlant, un assisté et donc un pauvre. Cette identité négative à laquelle il est assigné crée un malaise dans sa vie quotidienne et ce malaise se cristallise notamment lors de ses relations avec les services sociaux. Cette façon d’appréhender la réalité considère que l’identité sociale ou collective est plus importante que l’identité réclamée par l’individu lui-même. D’autres modes – également sociologiques – d’appréhension de la réalité sociale et de l’identité peuvent se concevoir qui donnent la primauté à l’identité réclamée. Pour Simmel en tout cas, c’est le fait d’être assisté qui permet de donner un contenu sociologique à la pauvreté. Pour un sociologue qui étudierait la pauvreté à partir d’une autre approche, un commerçant pauvre serait à n’en pas douter un pauvre.

Un non-lieu social

Pourquoi l’assistance est-elle une épreuve aussi difficile à vivre et humiliante ? D’abord, à la différence de celle d’un travailleur, même peu qualifié, précaire et sous-payé, la situation de l’assisté est caractérisée par l’absence de statut d’emploi. L’identité de l’assisté est d’abord une identité négative qui se caractérise par l’absence d’une place dans la division sociale du travail, c’est-à-dire dans la chaîne des interdépendances qui constitue en propre la solidarité des sociétés modernes. En effet, à la différence des sociétés traditionnelles où les individus s’assemblent parce qu’ils se ressemblent, Durkheim (1893) a montré que les sociétés modernes produisaient une solidarité de type non plus mécanique mais organique où c’est la complémentarité des fonctions qui assure l’intégration des individus. Dans ce contexte, on comprend que celui qui ne parvient pas ou plus à obtenir une place, un statut, une utilité grâce à son emploi se trouve dans une situation où il court, en permanence, le risque de se retrouver isolé. Cette situation est cependant caractéristique en particulier de la société actuelle car la société industrielle a non seulement autorisé mais même incité les femmes à ne pas entrer sur le marché du travail. La dépendance envers l’époux n’était pas considérée comme stigmatisante. Aujourd’hui, il n’y a plus vraiment de dépendance positive car l’autonomie est devenue la norme qui s’applique à tous les individus, quels que soient leur genre ou leur catégorie sociale. L’angoisse du jeune diplômé vient précisément de ce hiatus entre la façon dont il s’identifie comme profondément inséré dans la société et la position d’extériorité dans laquelle le maintient son absence de statut d’emploi.

Dans ce cas, les statuts de la solidarité compensent en partie l’absence de statut issu de l’activité productive, même s’ils n’offrent pas du tout à l’individu les mêmes ressources tant en termes de niveau de vie et de protection que de reconnaissance (Paugam, 2008) à ses propres yeux qu’à ceux des autres. En plus de se sentir inutile, l’assisté se sent fortement dévalorisé et intériorise souvent le regard d’autrui. Il est conduit à se sentir inférieur. La relation d’assistance va encore une fois cristalliser cette infériorité et renvoyer l’individu à son sentiment d’inutilité. En cela, elle constitue une épreuve particulièrement délicate à gérer du point de vue psychique et identitaire en même temps qu’elle peut permettre à l’individu de négocier son identité.

Les résistances au statut et la diversité des expériences vécues

En effet, même si les assistés sont dépourvus de ressources monétaires et doivent compter sur la solidarité, ils ne sont pas pour autant démunis de toutes marges de manœuvre. Ainsi, les individus sont des acteurs qui ont des marges d’autonomie pour négocier leur identité avec leurs interlocuteurs institutionnels. Dominique Schnapper (1989) a ainsi souligné que, même dans les statuts les plus dévalorisés de la société – les statuts issus de la solidarité – les individus disposaient toujours d’une marge de manœuvre ou de négociation. Au sein des personnes prises en charge par les services d’action sociale de la ville de Saint-Brieuc, Serge Paugam (1991) a ainsi montré que les assistés, ceux qui correspondent parfaitement à la définition de Simmel, c’est-à-dire ceux qui sont définis par des relations régulières et contractuelles avec les services d’action sociale, étaient désignés comme des « cas lourds » en raison de leurs difficultés supposées à se prendre en charge par eux-mêmes. Dans le même temps, il a cependant montré que ceux-ci pouvaient jouer leur rôle de manière telle qu’ils parvenaient à obtenir ce qu’ils cherchaient de leurs interlocuteurs institutionnels. Même les assistés dont les cas d’enkystement perçus comme les plus désespérés disposent d’un espace : ils jouent un rôle, simulent ou dissimulent le dénuement ou l’abondance occasionnelle, les heurs et malheurs de la vie conjugale, etc. D’autres parviennent même à ne rencontrer les travailleurs sociaux que de manière ponctuelle. Le jeune diplômé cherchera avant tout à mettre à distance l’intervention qui lui paraîtra vite intrusive et déplacée des travailleurs sociaux. Dans un entretien, il cherchera avant tout à montrer – et à se montrer – qu’il existe en dehors de sa relation au travailleur social et c’est pourquoi, par souci de correspondre à l’image sociale qu’il désire renvoyer, il se projettera, en pensée comme en discours, dans un après, quand il ne sera plus assisté. Enfin, même les plus marginaux peuvent s’organiser une vie modeste, à l’écart de la société quand ils sont pris en charge par les institutions.

2. Penser la pauvreté comme un processus

Ce qui est le plus difficile à vivre pour les individus qui sont, à un moment donné de leur vie, assistés par la collectivité, c’est l’assimilation à une partie de la société dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. En effet, la représentation dominante de la pauvreté est assez homogène. Pour le dire vite, quels que soient par ailleurs ses capitaux en termes de réseaux ou de diplômés, un individu assisté sent qu’il est identifié par la société à un clochard. Après avoir montré la diversité des expériences vécues, l’analyse sociologique peut déconstruire le préjugé de l’homogénéité et de la fixité de la condition de pauvreté d’une deuxième manière, en pensant celle-ci comme un processus et en essayant de savoir si les individus connaissent une suite ordonnée d’étapes une fois rentrés dans l’assistance. En prenant différents points de vue sur un même objet d’études, le raisonnement sociologique conduit ainsi à élaborer des constructions différentes et complémentaires. Celles-ci permettent d’appréhender une situation ou une expérience dans toutes ses dimensions au lieu de réduire le complexe au simple comme le fait le sens commun.

La pauvreté, un état ou un processus ?

La pauvreté est souvent perçue comme une condition homogène dans la mesure où les représentations dominantes de cette condition correspondent aux images traditionnelles du clochard désocialisé. Or toute définition statique de la pauvreté contribue à figer dans le même des populations dont la situation est hétérogène ou à occulter la question essentielle du processus d’accumulation progressive des difficultés des individus et des ménages, de son origine à ses effets à plus ou moins long terme. Pourquoi le jeune diplômé vit-il si mal son entrée dans l’assistance ? D’abord parce qu’il ressent bien l’identification à un statut social qui ne correspond pas à la réalité des capitaux (en termes de diplômes, voire de ressources économiques) qu’il possède même s’il ne parvient pas à les actualiser. Le concept de disqualification sociale (Paugam, 1991) a été élaboré pour rendre compte de ce phénomène. Ce concept caractérise en effet le processus de refoulement hors du marché de l’emploi de franges de plus en plus nombreuses de la population et les expériences vécues de la relation d’assistance qui en accompagnent les différentes phases. Le sociologue établit un lien entre le centre de l’espace social et notamment la production économique et les situations de marginalité. Lorsqu’il vit dans une société qui n’a pas connu l’industrialisation et dont le lien social ne dépend pas, d’abord, de la participation à la division sociale du travail, un individu au chômage ne se sentira ni inutile ni stigmatisé.

Faire carrière dans l’assistance

Après plusieurs mois ou plusieurs années passées dans l’assistance, à fréquenter les services sociaux, un individu aura, quelles que soient ses capacités, appris un certain nombre de choses. Il est familiarisé avec les personnels, connaît ses droits, a éventuellement déjà été suspendu… puis réintégré. On pourrait dire qu’à la manière d’un employé qui a passé plusieurs années dans une même entreprise, il connaît les ressorts du système dans lequel il évolue et sait s’adapter à eux, voire sait comment les faire s’adapter à ses propres besoins. L’individu a appris son rôle : il sait ce qu’il peut dire et ce qu’il ne peut pas dire. Il sait que, face à un travailleur social, il ne doit avoir l’air ni trop démoralisé pour paraître combatif et collaboratif ni trop enjoué ou dynamique car on se demanderait alors ce qu’il fait dans ce statut… À la suite d’Howard Becker (1985), les sociologues donnent au terme carrière le sens d’un ensemble ordonné de séquences qui conduisent les individus à forger différentes représentations adaptées à la phase du processus dans laquelle ils se trouvent. Savoir où l’individu en est d’une carrière d’assisté est une des questions les plus importantes qui se posent au sociologue lorsqu’il étudie la question de l’assistance.

Réfléchir en termes de carrière permet ainsi de comprendre les processus identitaires que les individus sont conduits à expérimenter dans une situation donnée. Pour illustrer ce point, nous pouvons prendre un exemple issu de l’enquête menée par moi-même auprès d’allocataires du RMI qui avaient signé un contrat d’insertion au début des années 2000 (Duvoux, 2009). Dans cette enquête, les entretiens portaient sur le suivi institutionnel dans le cadre du contrat d’insertion et permettaient donc d’appréhender l’expérience vécue d’individus dans des situations très différentes au regard de l’assistance. Paradoxalement, en voulant rendre autonomes les allocataires du RMI, le contrat a étendu à l’ensemble des populations la définition que Simmel donnait de l’assisté : celui qui entretient des relations régulières et contractuelles avec les services sociaux. Cet instrument est proposé en priorité aux plus jeunes et aux plus diplômés des allocataires du RMI et a pour but d’aider les individus à s’inscrire dans un « parcours » d’insertion. La perspective du contrat est donc fondamentalement dynamique et justifiée par l’idée que l’insertion est une transition. Les entretiens portaient donc sur la façon dont les individus se représentaient ce contrat par rapport à leur situation. De ce point de vue, force est de constater que loin de formaliser les étapes d’une transition hors du RMI, le contrat normalisait l’organisation de la vie dans le RMI. Dans ce contexte, le discours du jeune diplômé qui aura passé un temps de stagnation dans le RMI va évoluer à mesure que ce dernier voit ses perspectives de sortir du dispositif s’éloigner. Pour réduire la tension qui surgit entre faits et normes, il donne sens à son histoire en s’identifiant au groupe des jeunes diplômés auquel la société française ne donne pas de place. Au lieu de neutraliser la présentation de ses faiblesses comme c’est le cas dans un premier temps, quand l’individu pense pouvoir sortir du RMI à brève échéance – et par ses propres moyens – il a, dans un second temps, au contraire tendance à mettre en avant les facteurs qui lui sont extérieurs et qui l’empêchent d’être pleinement autonome. Ainsi, la construction d’un statut de victime ou l’acceptation d’un handicap que l’individu ne voulait jusque-là ni voir ni reconnaître vont donner lieu à une négociation avec les intervenants sociaux.

De nombreux individus décrivent ainsi avec précision les étapes de leur entrée puis de leur installation au RMI. À la chute succède une période de mobilisation intense de toutes les ressources disponibles, en termes de recherche d’emploi, de soutiens monétaires, sociaux ou familiaux. Cette période est celle où l’individu s’approprie le plus complètement l’instrument du contrat d’insertion et où il opère une dénégation de son statut d’assisté. Quand cette phase de mobilisation ne débouche pas sur une sortie du RMI, l’individu doit alors justifier, par la référence à des éléments extérieurs à sa volonté, son maintien dans un statut dans lequel il ne se reconnaît pas. Cela lui permet de maintenir une bonne volonté de s’en sortir. Même si celle-ci, démentie, ne débouche pas concrètement, les institutions sont quittes de l’allégeance de l’individu à leurs exigences. Prenons le cas d’une jeune femme d’une trentaine d’années qui avait exercé pendant plusieurs années un travail dans une société de services de transport. Elle se décrit comme étant très dynamique et volontaire dans sa recherche d’emploi, mais affirme avoir changé de point de vue par rapport à une pathologie chronique qui l’atteint après deux ans au RMI. Elle justifie ce changement de point de vue en disant qu’après avoir refusé de faire un dossier pour être reconnue comme travailleuse handicapée, elle a fini par accepter de le faire, en étant convaincue que loin de l’exposer à des discriminations sur le marché du travail, ce statut la protégerait. Ce discours, comme celui du jeune diplômé qui en vient progressivement à s’identifier à une classe défavorisée et non plus au cadre dynamique qu’il aurait souhaité être, nous dit quelque chose du passage statutaire que doivent affronter les individus à partir d’un certain temps passé dans l’assistance. Ce type de rationalisation nous apprend en effet que, du point de vue des individus, le passage dans l’assistance, ce qui s’exprime en disant « tomber au RMI », leur apparaît désormais comme irréversible (Glaser et Strauss, 1971)

Le discours du jeune diplômé qui affirme au sociologue dans le cadre d’un entretien : « Non, je ne suis allocataire du RMI » même s’il reçoit effectivement cette aide de la collectivité, nous apprend de nombreuses choses sur cette situation. D’abord, cet énoncé en forme de protestation nous renseigne sur l’identité négative que constitue le statut d’assisté – c’est-à-dire de pauvre dans la perspective sociologique développée par Simmel – ainsi que sur les résistances que l’individu mobilise dans cette situation particulière. Ensuite, en replaçant cet énoncé dans l’ensemble des discours que les individus peuvent tenir à différents moments de leur carrière dans l’assistance, on peut saisir la situation dans toute sa complexité et sa labilité. Enfin, on pourra critiquer les préjugés qui voient dans les allocataires du RMI des individus passifs en disant que leurs discours expriment bel et bien des stratégies et que celles-ci sont plurielles en fonction de la diversité de leurs situations.

Bibliographie

Becker Howard S., 1985, Outsiders. Essai de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1re édition 1963.

Castel Robert, 1995, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard.

Durkheim Émile, 2007, De la division du travail social, Paris, PUF, 1re édition 1893.

Duvoux Nicolas, 2009, L’autonomie des assistés. Sociologie des politiques d’insertion, Paris, PUF.

Glaser Barney G., Strauss Anselm L., 1971, Status Passage, Chicago, Aldine Atherton Inc.

Paugam Serge, 2008, Le lien social, Paris, PUF.

Paugam Serge, 2009, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1re édition 1991.

Schnapper Dominique, 1989, « Rapport à l’emploi, protection sociale et statuts sociaux », Revue Française de Sociologie, 31, 1, p. 3-29.

Simmel Georg, 1998, Les pauvres, Paris, PUF, 1re édition 1902.