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« J’allaite mon bébé »

Séverine Gojard

Ne pas jeter le bébé théorique avec l’eau du bain empirique
ou : faire progresser une théorie

Ce texte illustre un moment décisif du raisonnement sociologique, celui de l’amendement de la théorie suite à la confrontation aux données. L’adage méthodologique que l’on peut en tirer est qu’il ne faut pas « jeter le bébé théorique avec l’eau du bain empirique ». L’allaitement maternel est une pratique différenciée socialement : plébiscitée dans les classes supérieures, elle est moins souvent adoptée par les familles des classes populaires. Une explication de cet écart, fondée sur la distance aux normes de puériculture pro-allaitement actuelles, est alors proposée. Plus cultivées, les mères de classes dites supérieures adopteraient davantage le discours des spécialistes de la petite enfance que les mères de classes populaires plus éloignées des codes culturels savants.

Cette théorie fonctionne bien si l’on prend les résultats empiriques de façon très globale (une opposition entre deux grands milieux sociaux) mais elle ne peut expliquer des anomalies statistiques observables dès que l’on lit les données dans le détail. Le taux d’allaitement dans les familles les plus populaires, ou les moins cultivées, est un peu plus élevé que celui des familles légèrement supérieures socialement et culturellement. La théorie de la diffusion des normes de puériculture ne fonctionne pas pour les milieux populaires. Cela amène l’auteure non pas à rejeter la théorie dans son ensemble mais bien à amender celle-ci en trouvant d’autres facteurs qui interfèrent avec les mécanismes de diffusion des normes. Elle propose d’inclure la transmission familiale des pratiques d’élevage des enfants : les mères qui dans leur enfance ont eu à s’occuper d’enfants seront moins sensibles au discours des spécialistes de la puériculture du fait de leur expérience personnelle, pas toujours heureuse. Or ces femmes sont plus présentes dans les milieux très populaires, et elles peuvent avoir reçu et appris une image négative de l’allaitement, correspondant à certaines pratiques des années 1970.

La recherche de facteurs concurrents, dont l’influence a été validée par des données adéquates, conduit à se poser les questions de façon différente : si l’initiation au travail d’élevage des enfants joue un rôle puissant, alors la compréhension de l’allaitement oblige à s’interroger sur la socialisation familiale. Une des dimensions de celle-ci renvoie aux normes ou aux bonnes pratiques en matière de soin aux enfants (plus ou moins influencées par les normes savantes du moment) et une autre est celle de la transmission d’un rapport plus ou moins positif à l’allaitement à l’intérieur de la famille. Comprendre la manière dont se mélangent normes savantes et socialisations familiales et personnelles devient un nouvel objet, plus complexe.

FdS, CG, OM

«J’allaite mon bébé. » À première vue, quoi de plus intime, de plus psychologique, que cet acte, qui engage les relations entre la mère et son enfant, la relation de la mère à son propre corps ? Comment avoir l’idée saugrenue de tenter de sociologiser cette pratique ? L’exemple de Durkheim construisant une sociologie du suicide constitue cependant un précédent suffisamment illustre et convaincant pour ne pas s’arrêter à ces premières considérations. Par ailleurs, la variabilité dans le temps et dans l’espace (Rollet et Morel, 2000) des pratiques d’allaitement au sein, en termes de rythme et de durée, et de leurs alternatives (bouillies, biberons, etc.) est un élément qui peut contribuer à sa dénaturalisation.

À l’instar d’autres pratiques présentées dans ce manuel, des régularités statistiques permettent d’avancer une hypothèse déterministe. L’interprétation de ces régularités peut s’appuyer sur une problématique de diffusion des normes. On montrera cependant les limites d’une telle approche, avant de proposer d’autres pistes d’interprétation.

1. Une pratique socialement déterminée

Les sociologues ne sont pas les seuls, voire pas les premiers, à avoir mis en évidence les liens entre milieu social et allaitement. C’est notamment un des résultats classiques des études épidémiologiques conduites par des médecins (par exemple Bonet et al., 2007) : en 2003, ce sont les femmes situées le plus haut dans l’échelle sociale qui allaitent le plus souvent (80 % pour celles qui occupent un emploi de cadre supérieur contre 46 % des ouvrières qualifiées, et 63 % en moyenne). Dans ces études, le repérage de caractéristiques sociodémographiques plus ou moins favorables à l’allaitement, s’inscrit dans une logique de ciblage de populations auprès de qui un travail spécifique de promotion pourrait ou devrait être fait (ici, les familles des milieux populaires). Le lien entre milieu social et allaitement reste un constat, et aucune tentative d’interprétation n’est proposée. Le travail sociologique, en revanche, vise à dépasser le stade du constat pour en proposer une interprétation. Un tel travail a nécessité de recourir à d’autres données et à d’autres méthodes (entretiens avec des parents de jeunes enfants, observations dans des centres de Protection Maternelle et Infantile). Pour pallier l’absence d’informations sur les familles et leurs pratiques de soins aux jeunes enfants dans les enquêtes épidémiologiques, un questionnaire a été rédigé comportant davantage de variables sociodémographiques (diplôme, revenu, renseignements sur le père de l’enfant, etc.) et un important nombre de variables sur les soins aux jeunes enfants, qui permettent d’affiner l’analyse et de proposer des pistes d’interprétation. Ce questionnaire a été envoyé en 1997 par voie postale à un échantillon de bénéficiaires de la Caisse d’Allocations Familiales du Val de Marne ayant au moins un enfant de moins de trois ans ; sur 4 000 questionnaires envoyés par la poste auprès de mères tirées au sort parmi les quelque 40 000 bénéficiaires de prestations sociales de cette Caisse d’Allocations, 1 816 questionnaires exploitables ont été retournés. Ces données montrent en particulier que la fréquence de l’allaitement, bien que corrélée avec la profession de la mère, ne dépend pas du revenu du ménage. On est donc bien face à un effet du milieu social.

Ces données fournissent une approche rétrospective de l’allaitement. La question était la suivante : « Allaitez-vous ou avez-vous allaité votre plus jeune enfant ? » Dans les enquêtes épidémiologiques citées ci-dessus, un enfant est considéré comme allaité s’il bénéficie d’un allaitement maternel (exclusif ou complété par des biberons) pendant la durée du séjour en maternité, soit pendant les tout premiers jours. On peut concevoir qu’une femme ayant donné quelques tétées à la naissance soit considérée comme ayant fait un allaitement mixte dans l’enquête en maternité, mais réponde « non » à la question posée dans l’enquête postale. Cependant, l’approche de l’allaitement est globalement la même, au sens où il n’y a pas de restriction liée à la durée d’allaitement : ainsi dans certaines enquêtes effectuées à l’étranger, on considère un bébé comme « allaité » s’il a bénéficié d’un allaitement maternel exclusif pendant une durée minimale de quatre à six mois, dans une optique d’évaluation de la mise en œuvre des recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé.

Des normes médicales concernant l’allaitement et sa durée optimale ont en effet été mises en place au niveau international depuis les années 1970 (Organisation Mondiale de la Santé et Unicef), progressivement relayées en France par les spécialistes de la naissance et de la petite enfance (pédiatres, gynécologues, sages-femmes, puéricultrices, associations de promotion de l’allaitement maternel, etc.). La législation adoptée en 1998 interdisant la distribution gratuite des préparations pour nourrissons dans les hôpitaux est un des aboutissements de leur action. De même, la promotion de l’allaitement maternel fait partie des objectifs affichés du Programme National Nutrition Santé depuis 2001. On constate une hausse de l’allaitement en France depuis une trentaine d’années, qui est sans doute en partie imputable à la mobilisation des professionnels de santé et des pouvoirs publics. De l’ordre du tiers des femmes allaitent dans les années 1970, de l’ordre de la moitié dans les années 1990, près des deux tiers dans les années 2000. Une analyse portant sur les deux dernières vagues de l’enquête en maternité (1998 et 2003) montre que cette progression de l’allaitement touche tous les groupes sociaux, et que les écarts, notamment en fonction de la profession de la mère, se maintiennent sur ces cinq dernières années (Bonet et al., 2007).

La diffusion des normes, différente selon les milieux sociaux

Une façon de rendre compte sociologiquement de ces évolutions différenciées est de les interpréter comme la résultante de processus de diffusion des normes. On serait alors amené à dire que l’allaitement progresse dans la société sous l’influence d’actions de promotion qui touchent d’abord les femmes des classes supérieures en raison de leur plus grande proximité avec les milieux médicaux, qui sont les principaux promoteurs de l’allaitement maternel en France.

C’est l’optique proposée par Luc Boltanski dans une recherche déjà ancienne sur les soins aux jeunes enfants (1969). Il montre que les femmes de classes supérieures ont des pratiques globalement conformes aux normes de l’époque (fin des années 1960). En revanche, les femmes de classes moyennes et a fortiori des classes populaires, ont des pratiques en décalage, qui peuvent à première vue paraître comme aberrantes. Cependant l’analyse de Boltanski rapproche certaines de ces pratiques de soins (notamment les lavements et les purgatifs) de préconisations issues de manuels de puériculture du siècle précédent : « Interroger les membres des basses classes sur leurs savoirs médicaux, c’est donc, d’une certaine façon, consulter un ouvrage d’histoire de la médecine » (p. 69). En d’autres termes, les pratiques de soins aux jeunes enfants des classes populaires ne sont pas irrationnelles, elles sont juste passées de mode. Ce décalage temporel s’expliquerait par la distance sociale entre prescripteurs et mères de famille. La proximité sociale entre les femmes des classes supérieures et les médecins, qui sont les principaux émetteurs de normes de puériculture, favorise la compréhension par les femmes des instructions médicales, et incite également les médecins à davantage développer leurs arguments. Les femmes de milieux populaires en revanche, sont moins familières du langage et des catégories médicales, elles n’ont pas toujours l’assurance sociale nécessaire pour poser des questions aux médecins qui à leur tour tendent à adopter un discours plus directif, conscients que leurs explications ne seraient pas comprises. Les formes de la communication au cours de la consultation médicale et le contenu des messages diffusés varient donc en fonction du milieu social de la patiente. Cette interprétation rend assez bien compte de l’adoption plus rapide par les classes supérieures des normes de puériculture les plus récentes mais n’explique pas très clairement la filiation entre les prescriptions médicales des xviiie et xixe siècles et les pratiques populaires du milieu du xxe siècle.

D’autres auteurs (Loux et Morel, 1976) proposent une explication alternative, insistant sur la continuité des savoirs populaires, et sur une forme de proximité entre la médecine précédant les découvertes de Pasteur (fin xixe siècle) et les remèdes traditionnels. L’analyse des dictons populaires, forme cristallisée d’usages traditionnels, et des travaux des folkloristes, conduite par l’ethnologue Françoise Loux, permet d’insister sur la cohérence des usages populaires, et notamment sur la dimension symbolique de certaines pratiques de soin. Le rapprochement avec les travaux de l’historienne Marie-France Morel sur les discours médicaux au xviiie siècle montre sur certains points des convergences entre représentations populaires et prescriptions médicales « parce que la médecine savante n’est pas encore à cette époque détachée de la symbolique populaire et aussi parce que le savoir médical sur l’enfance n’est pas encore constitué en corps de doctrine fermé » (p. 321). La similitude observée par Luc Boltanski entre les pratiques populaires des années 1960 et les recommandations des manuels du xixe siècle proviendrait ainsi davantage d’une continuité des pratiques populaires au fil du temps, combinée à une influence des savoirs traditionnels sur les médecins de la période précédant les découvertes de Pasteur (qui marquent le passage à une médecine scientifique).

Ce débat, au-delà de la question des soins dans la prime enfance, engage une vision plus large de la société et de la circulation des savoirs et des normes. Reposant sur une conception hiérarchique de la société dans laquelle les normes et savoirs se transmettent exclusivement du haut vers le bas, l’optique adoptée par Luc Boltanski, si elle rend bien compte de l’adoption de pratiques nouvelles par les classes supérieures, ne permet pas de voir dans les savoirs populaires autre chose que le produit de la sédimentation au fil des générations d’anciennes prescriptions savantes. Une telle approche, qui appréhende les pratiques populaires à l’aune des savoirs savants, est nécessairement conduite à insister sur les manques, les défauts, les faiblesses, rencontrés dans les classes populaires. C’est ce que Claude Grignon et Jean-Claude Passeron appellent le « légitimisme » (1990). Les risques inhérents à ce type de démarche, si l’on reprend l’exemple de l’allaitement, sont de deux ordres. D’une part, réduire le choix du biberon à une mauvaise compréhension des normes de puériculture, voire à une négligence envers les enjeux liés à la santé de l’enfant ; d’autre part réduire la pratique de l’allaitement maternel à une application de normes médicales.

2. Des choix d’alimentation non réductibles
à l’application de normes de puériculture

Un choix positif du biberon

Les discours de promotion de l’allaitement maternel supposent comme acquis le lien entre une préoccupation pour la santé de l’enfant et le choix de l’allaitement (sur le mode « le lait de la mère est le meilleur pour son enfant », énoncé qui ne saurait, de leur point de vue, être remis en question).

Cependant les entretiens effectués avec les mères de milieux populaires montrent que le souci de bien nourrir son enfant peut justifier un recours au lait industriel. En effet, l’impossibilité de mesurer les quantités de lait bues au sein constitue un inconvénient majeur de ce mode d’alimentation, qui laisse toujours la possibilité de penser que la mère n’a pas assez de lait, ou que son lait n’est pas assez nourrissant. Le choix du biberon dans ces conditions est explicitement associé par les mères à la volonté de bien nourrir le bébé, parce qu’au moins « on sait ce qu’il a pris ». Dans un autre domaine, ces travaux montrent également que l’achat, avant la naissance, de biberons et de boîtes de lait est un moyen pour la mère de préparer la naissance, au même titre que celui de layette, alors que l’intention d’allaiter, ne se matérialisant par aucun achat, donne le sentiment de l’impréparation (Tillard, 2002, p. 140-166). Certes, les vêtements spéciaux pour femmes allaitantes se multiplient, de même que certaines aides techniques (coupelles, tire-lait, etc.) mais ces achats sont destinés à la mère et entrent de ce fait moins facilement dans le trousseau du bébé. Sur ces exemples on voit que, loin de révéler une forme de négligence face à l’enfant, le choix du biberon s’inscrit dans un ensemble de préoccupations directement tournées vers le bébé. Les dépenses monétaires en vue de l’arrivée de l’enfant témoignent de l’importance qu’on lui accorde. Par ailleurs, la valorisation de l’embonpoint chez un bébé comme garant de sa santé, quoique contraire aux normes de puériculture actuelles, reste souvent très forte dans certains milieux populaires (Serre, 1998) : outre une meilleure maîtrise des quantités ingérées, le biberon permet l’ajout de céréales infantiles dans le lait, ce qui favorise une prise de poids rapide ou permet de mieux « caler » l’enfant pour qu’il « fasse ses nuits ». Cette dernière considération est d’autant plus importante pour les familles vivant dans un logement exigu ou mal isolé du point de vue phonique, où la qualité du sommeil du bébé se répercute sur l’ensemble des membres de la famille, voire sur les voisins. Une attention portée aux conditions de vie, aux conceptions de l’enfant exprimées par les mères, permet donc de rendre compte dans des termes positifs du choix du biberon, au lieu de le considérer uniquement dans les termes négatifs du refus d’allaiter.

Allaitement et savoir-faire pratique

Par ailleurs, la décision d’allaiter ne s’inscrit pas toujours dans une logique de soumission aux normes de puériculture, particulièrement dans les milieux populaires. L’enquête effectuée dans le Val de Marne montre un lien entre allaitement et diplôme, qui correspond à ce que l’on peut appeler une « courbe en U », avec une décroissance jusqu’au niveau CAP puis une remontée pour les plus bas niveaux de diplôme. Ce phénomène est perceptible également pour les PCS les plus populaires qui allaitent plus fréquemment que les milieux moyens, même si c’est toujours dans une proportion moindre que les classes supérieures.

Tableau 1 Lien entre allaitement et diplôme de la mère

Diplôme le plus élevé détenu par la mère

Allaitement du plus jeune enfant

Licence, maîtrise ou plus

72 %

DEUG, BTS, etc.

64 %

Baccalauréat

55 %

BEP

51 %

CAP

45 %

BEPC

53 %

pas de diplôme, CEP

57 %

non-réponse

57 %

Source : S. Gojard, enquête Val de Marne, 1997 (Gojard, 1998).

Si l’adéquation aux normes rend bien compte de l’allaitement des femmes les plus diplômées, une telle interprétation ne permet pas de comprendre pourquoi les femmes les moins diplômées allaitent plus que celles qui ont obtenu un diplôme de l’enseignement professionnel. Un élément d’interprétation complémentaire est à chercher dans leur expérience des soins aux jeunes enfants. En effet, on constate que les femmes les plus diplômées déclarent fréquemment ne s’être jamais occupées d’un enfant avant leur première maternité, alors que les femmes les moins diplômées font état d’une plus grande familiarité avec les nourrissons, s’étant fréquemment occupées d’enfants de leur famille, éventuellement de leurs plus jeunes frères et sœurs. Il en découle chez elle une expérience qui les rend moins perméables, dès leur premier enfant, aux normes de puériculture. Comme l’exprime une mère sortie de l’école sans aucun diplôme, issue d’une famille nombreuse : « Moi je sais que me suis battue plusieurs fois avec la PMI. Au début j’ai eu du mal avec… avec mon fils aîné parce que la pédiatre elle me disait : non faut pas lui donner des petits pots il est trop petit ; il faut pas lui donner de bouillies, il va trop grossir. Non je lui dis : écoutez, moi j’élève mon enfant comme ma grand-mère elle a élevé mes oncles, mes tantes et tout ça. Ils sont en pleine santé, ils sont très bien et je vois pas pourquoi je vais me compliquer la vie. »

À l’opposé, les femmes les plus diplômées qui n’ont jamais eu l’occasion de s’occuper d’un bébé avant d’en avoir un elles-mêmes, expriment souvent un profond désarroi et un sentiment de panique face à leur bébé. Le recours aux spécialistes de la petite enfance, que ce soit en consultation directe ou par l’intermédiaire de supports écrits, est un des moyens qu’elles mettent en œuvre pour compenser cette inexpérience. Comme le dit cette mère cadre supérieur, titulaire d’un Master : « Moi, j’y connaissais rien du tout aux bébés, quasiment quoi, je m’étais jamais franchement occupée d’enfants, donc je connaissais pas du tout. Donc j’ai lu… Plein de bouquins… » L’enchaînement présenté comme évident entre l’inexpérience et la lecture est caractéristique des femmes que des études générales ont habituées à chercher le savoir dans les livres. De nombreux ouvrages consacrés à ce sujet sont disponibles sur les rayonnages des librairies ou des grandes surfaces, et la vitalité de ce secteur, dont témoignent les rééditions successives de certains manuels de puériculture, est un des indices de ce recours fréquent aux supports écrits. Pour des femmes un peu moins diplômées, c’est plutôt le recours direct aux professionnels de l’enfance qui semble primer. Ainsi, cette jeune femme titulaire d’un baccalauréat, secrétaire, raconte qu’elle ne s’était jamais occupée de bébés avant la naissance de sa fille : « Quand c’est le premier, on sait pas hein ! On panique, j’paniquais pour un rien, moi j’appelais la PMI : “elle a pas fait caca, elle est constipée, elle a beaucoup mangé, elle a ci, elle a ça, elle a maigri, elle a…” C’était vraiment, j’appelais pour un rien… »

Or on observe un lien entre l’expérience des soins aux jeunes enfants avant de devenir mère et l’allaitement de l’enfant : les femmes qui déclarent s’être très souvent occupées de bébés allaitent à 64 %, contre 55 % chez celles qui déclarent ne s’être jamais occupées de bébés avant leur première grossesse ; de même, celles qui s’étaient occupées de leurs frères et sœurs allaitent à 65 % (enquête Val de Marne, Gojard, 1998). La transmission familiale de techniques de soin est un facteur favorisant l’allaitement, dont une approche en termes de diffusion de normes savantes ne peut pas rendre compte. Le cas le plus flagrant rencontré est celui de femmes d’origine africaine, pour qui l’allaitement s’inscrit dans la transmission familiale de techniques de maternage apprises au pays, et non dans l’adoption de normes occidentales, qu’elles perçoivent d’ailleurs comme associées au biberon. L’allaitement est en effet beaucoup plus fréquent chez les femmes qui ont passé leur enfance dans un pays d’Afrique : 84 % pour celles qui ont passé leur enfance dans un pays d’Afrique Noire, 70 % pour celles qui l’ont passée dans un pays du Maghreb, contre 54 % de celles qui l’ont passée en France (Gojard, 1998). Pour ces femmes qui sont très éloignées de l’univers normatif du pays d’accueil, les savoir-faire acquis dans l’enfance constituent ce qu’on peut appeler un « contre-handicap » (Grignon et Passeron, 1990), qui leur permet de surmonter des handicaps multiples liés par exemple, pour celles qui sont arrivées récemment, à une mauvaise maîtrise du français et parfois à une situation administrative délicate quand elles n’ont pas de papiers en règle. La maîtrise de techniques de maternage actuellement valorisées (allaitement, mais aussi massages, portage, etc.) constitue pour elles un point d’appui sur la base duquel – au moins dans certains cas – elles peuvent construire une relation positive avec les services de Protection Maternelle et Infantile.

Une analyse un peu plus approfondie, prenant en compte les durées d’allaitement et de sevrage (Gojard, 2000) montre qu’au-delà de la similitude repérée par le choix de nourrir son enfant au sein plutôt qu’au biberon, on peut distinguer deux types d’allaitement qui correspondent peu ou prou aux deux extrêmes de l’échelle sociale. L’un, de durée plutôt courte, avec un sevrage progressif, est plutôt caractéristique des femmes diplômées qui suivent les conseils de leur pédiatre ou des manuels qu’elles consultent, tandis que l’autre, plutôt long et avec un sevrage souvent plus rapide, est plutôt caractéristique des femmes peu ou pas diplômées dont la principale source de conseil est leur famille.

Dans les années 1970, à la génération précédente, les taux d’allaitement étaient en France la moitié de ce qu’ils sont aujourd’hui. La pression normative exercée par le corps médical en faveur de l’allaitement agit plus fortement sur les femmes de classes supérieures. Dans les milieux populaires, une fréquence globalement moins élevée d’allaitement qu’en classes supérieures provient sans doute de la diversité des usages familiaux en matière de soins à la prime enfance et cache vraisemblablement des disparités très fortes, avec des taux d’allaitement très élevés dans certaines fractions de classes (notamment pour les femmes issues de l’immigration) et beaucoup plus faibles dans d’autres où ce sont des pratiques de refus de l’allaitement qui se transmettent par l’éducation familiale. On retrouve au sein des classes populaires l’effet de la courbe en U, dans la mesure où les ouvrières qualifiées allaitent moins souvent que les ouvrières non qualifiées (respectivement 46 % et 50 %) (Bonet et al., 2007) et que les femmes inactives n’ayant jamais travaillé (61 %) qui appartiennent le plus souvent à des franges des classes populaires plus précaires parce que plus éloignées du monde du travail.

On voit ainsi que l’approche sociologique permet d’appréhender l’allaitement comme une pratique socialement normée, à plusieurs titres. Socialement déterminée, comme en témoigne le lien entre allaitement et position sociale ou allaitement et diplôme, mais aussi révélatrice d’un certain rapport aux normes. Une problématisation uniquement axée sur cette question laisse cependant de côté la spécificité de l’allaitement populaire, qui s’inscrit dans une transmission de savoir-faire d’origine familiale davantage que dans une logique d’adoption de normes de puériculture.

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Grignon Claude, Passeron Jean-Claude, 1989, Le savant et le populaire, Paris, Gallimard/Le Seuil.

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