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« Hier je suis allé au musée »
François de Singly
Ce texte permet de particulièrement bien illustrer le principe énoncé dans le premier chapitre de ce manuel : si toutes les sciences travaillent sur la même réalité, chaque discipline scientifique se définit par les manières dont elle regarde ou questionne cette réalité. Et au sein de chaque discipline, il coexiste plusieurs manières de définir l’objet analysé. C’est grâce à ces opérations de transformation et de sélection de la réalité que les chercheurs élaborent leurs objets scientifiques : ce sont par ces opérations que l’objet réel devient objet de science.
Dans ce chapitre, l’auteur montre comment une même pratique (visiter un musée) peut être interrogée de deux manières différentes par la sociologie, selon la façon dont la pratique est conceptualisée et selon la manière dont l’enquête est constituée. Ces deux manières de faire, l’approche objectiviste et l’approche subjectiviste, constituent une distinction essentielle en sociologie. Chacune de ces approches a son domaine de pertinence propre : elles ne peuvent donc pas être hiérarchisées.
L’approche objectiviste cherche à identifier les déterminants sociaux de la pratique de visite des musées. Il s’agit de saisir les facteurs sociaux qui favorisent ou, au contraire, défavorisent les visites : on les découvre en interrogeant les individus non sur les raisons ou les justifications qu’ils donnent à leur visite, mais en croisant leurs caractéristiques sociales (telles que l’âge, le sexe, le diplôme, le milieu social, le lieu de résidence) avec la probabilité d’aller au musée. Le nom de cette approche – objectiviste – trouve son origine dans le principe formulé par Émile Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique : « il faut traiter les faits sociaux comme des choses ». L’individu est donc mis entre parenthèses, au profit des traits dominants des catégories sociales auxquelles il appartient.
L’approche subjectiviste accorde, au contraire, une place de choix aux motivations et aux expériences individuelles. Il s’agit d’étudier le sens que les individus mettent dans leur visite au musée : à quel titre visitent-ils le musée ? Qu’ont-ils tiré de cette visite ? Cette autre manière de faire de la sociologie prend en compte les dimensions identitaires des individus en considérant que ces identités ne se limitent pas aux traits dominants des catégories sociales d’appartenance.
FdS, CG, OM
«Hier je suis allé au musée. » Même si ce n’est pas la première activité que pratiquent les Français, la visite au musée est très étudiée en sociologie, et elle nous permet de comprendre deux manières principales d’approcher toute pratique : l’objectivation et la subjectivation.
1. Objectiver les déterminants sociaux
de la visite de musée
Le sociologue « objectiviste » veut connaître les facteurs sociaux qui poussent les individus à aller au musée. Il ne se satisfait pas de l’explication par les goûts qui lui semble tautologique : par exemple les visiteurs d’une exposition sur l’impressionnisme s’y rendent par amour de Monet. Il cherche à repérer l’action éventuelle de déterminants sociaux. Si c’était un goût strictement personnel qui engendrait la visite, alors la probabilité d’aller au musée devrait être la même pour tous les individus quel que soit leur diplôme, leur origine sociale. Pour vérifier son hypothèse de la détermination sociale – au moins partielle – de cette pratique, il demandera aux personnes d’un échantillon de la population qu’il veut étudier combien de fois elles ont été dans l’année dans un musée (en précisant le type de musée, musée des Beaux-Arts, des sciences et techniques, etc.).
La preuve par la statistique
C’est ainsi que Pierre Bourdieu et Alain Darbel ont procédé, les premiers en 1966 dans l’enquête de référence publiée dans L’amour de l’art ou encore que les enquêtes du ministère de la Culture sur Les pratiques culturelles font (Donnat, 1998). Le questionnaire comprend également des questions sur la description sociale des personnes interrogées, leur origine sociale, leur âge, leur sexe, leur diplôme, leur position sociale, leur ancienneté dans la pratique considérée qui sont des indicateurs, pour le sociologue, des déterminismes sociaux de toute pratique. Il suffira alors de produire des tableaux croisant l’accès à la pratique (le fait d’avoir été au moins une fois au musée dans l’année), l’intensité de la pratique (le nombre de visites dans l’année) avec les indicateurs de l’identité sociale. Ces tableaux permettent de voir s’il existe une relation significative entre l’accès à trois espaces culturels, accès dépendant ou non de telle ou telle variable sociale supposée déterminante.
Les résultats font apparaître une forte corrélation entre le milieu social du ménage et le fait de rendre dans un musée, à une exposition de peinture, dans une galerie d’art. On a d’autant plus de chances d’aller dans de tels espaces que l’on vit dans un ménage dont la position sociale est plus élevée (tableau 1) : la probabilité d’avoir été dans une galerie d’art varie de 39 % pour les ménages de cadres supérieurs à 6 % pour les familles d’ouvriers qualifiés.
Tableau 1 Les chances d’accès au musée, à une exposition de peinture,
à une galerie d’art selon la catégorie socioprofessionnelle du « chef » de ménage
Profession, catégorie sociale |
Musée |
Exposition de peinture |
Galerie d’art |
Cadres supérieurs, prof. intellectuelles |
65 % |
54 % |
39 % |
Prof. intermédiaires |
43 % |
38 % |
21 % |
Artisans, commerçants |
33 % |
28 % |
18 % |
Employés |
34 % |
24 % |
13 % |
Ouvriers qualifiés |
23 % |
11 % |
6 % |
Ouvriers non qualifiés |
22 % |
11 % |
7 % |
Lecture : 22 % des individus vivant dans un ménage dont le « chef » est ouvrier non qualifié ont été au moins une fois dans un musée dans les douze derniers mois.
Source : Enquête « Les pratiques culturelles des Français », 1997, ministère de la Culture et de la Communication.
Le prix d’entrée n’explique pas toutes ces différences puisque la très grande majorité des galeries d’art ne demandent aucun droit d’entrée. Pour décider d’y aller, il faut avoir non seulement le goût des œuvres, mais aussi l’audace. La timidité culturelle constitue un des obstacles à la pratique culturelle. « L’amour de l’art » n’est pas libre, il dépend de conditions et de ressources sociales. L’accès au musée et aux espaces culturels n’est possible (en termes de probabilité statistique) que si les individus ont eu un certain apprentissage, une certaine socialisation aux œuvres d’art – par exemple grâce à la familiarité née de la vision des tableaux sur les murs familiaux pendant son enfance – et si en conséquence ils ont une certaine compétence pour déchiffrer les tableaux. Ces auteurs critiquent l’illusion de « l’amour de l’art » qui s’imposerait grâce à la force intrinsèque contenue dans les œuvres et qui rendrait inutile toute socialisation antérieure : « La lisibilité d’une œuvre d’art pour un individu particulier est fonction de l’écart entre le code, plus ou moins complexe et raffiné, qu’exigent l’œuvre et la compétence individuelle, définies par le degré auquel » ce code est maîtrisé. Plus l’écart est grand entre le code exigé pour apprécier les tableaux et le code possédé par l’individu, et plus ce dernier tend à ne pas vouloir fréquenter le musée qui les abrite.
« Traiter les faits sociaux comme des choses »
Cette procédure se nomme « objectiviste » puisqu’elle suit la règle émise par Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique (1895, rééd. 2007) : « traiter les faits sociaux comme des choses ». Cela signifie que la parole des individus est peu fiable, qu’elle relève de l’opinion, du sens commun. Le sociologue est méfiant parce qu’il pose d’une part que les comportements sont déterminés par des forces sociales et d’autre part que les individus n’ont pas nécessairement conscience de ces déterminants. Les raisons de pratiquer énoncées par les individus sont des obstacles à l’explication du social, des « prénotions ». Le sociologue procède autrement que par l’écoute de la parole dans l’entretien notamment. Il trouve un moyen détourné pour savoir ce qui caché au regard des pratiquants. À la suite de Durkheim dans Le suicide, premier travail de sociologie objectiviste (1897, rééd. 2007), le sociologue pense que ce qui pousse inconsciemment les individus à se rendre au musée, ce sont des forces sociales « extérieures » à eux – l’intérieur désignant les raisons personnelles, les motivations, il applique une méthodologie considérant les individus et leurs actions de l’extérieur. Grâce au tableau statistique croisant la pratique considérée et un facteur social, souvent un indicateur de socialisation, il observe l’action de ce facteur s’il observe une relation statistique significative. Sans avoir besoin de demander les raisons subjectives, il repère les raisons objectives.
L’intérêt pour cette sociologie de détecter l’existence de régularités sociales associées à la visite du musée, d’inégalités d’accès selon le diplôme et la position sociale est aussi d’exercer une fonction critique. Au lieu de se satisfaire des déclarations d’intention autour de la démocratisation de la culture, la sociologie objectiviste mesure l’écart entre le principe de l’égalité des chances et la force des inégalités, et observer les obstacles créant ces inégalités.
La preuve par l’observation directe
Il existe une seconde méthode objectivante, une seconde manière de rendre compte des pratiques en considérant toujours les individus et leurs pratiques d’un point de vue extérieur, il s’agit de l’observation directe des comportements. Ainsi des sociologues ont suivi des visiteurs dans un musée, le musée Granet à Aix-en-Provence, un à un, mesurant le temps d’arrêt devant chaque tableau regardé (Passeron, Pedler, 1991). Ils ont ainsi établi une hiérarchie objective des tableaux dont les individus n’ont pas nécessairement conscience. Pour ces sociologues, il n’est pas question d’interroger les visiteurs sur les raisons de leur arrêt devant tel ou tel tableau, ces derniers ne pouvant fournir que des commentaires sans intérêt (« parce qu’il est beau, intéressant »). Pour expliquer le contenu d’une pratique, son objectivation est nécessaire. Passeron et Pedler ont trouvé qu’en haut de la liste figurent d’une part les tableaux qui sont repérés dans les guides, soulignés comme « significatifs », les tableaux connus à l’avance et donc déjà en partie familiers, et d’autre part – quelques tableaux qui, bien que peu connus, contraignaient en quelque sorte les visiteurs à s’arrêter, comme s’ils contenaient une force intrinsèque. La sociologie objectiviste semble buter sur cette inconnue.
D’un point de vue méthodologique, la méthode quantitative du questionnaire – comme dans L’amour de l’art – et la méthode qualitative de l’observation directe – comme dans Le temps donné aux tableaux – reposent sur le même présupposé théorique : l’indispensable rupture avec le discours, avec les représentations et la nécessaire description objectivante des pratiques. En adoptant le point de vue de l’objectivation, on hiérarchise – comme dans Le métier de sociologue – les méthodes : des plus objectivantes avec l’observation directe et le questionnaire aux moins objectivantes avec l’entretien. Un tel classement n’a de sens que si on considère que l’objectivation est la meilleure manière de voir le monde social. Si le sociologue veut rendre visibles les déterminants sociaux des activités, des actions, alors il doit s’aligner sur ce classement.
Mais le sociologue peut vouloir voir autre chose. L’épistémologie (c’est-à-dire la manière de faire de la science) est plurielle en sociologie. Les méthodes ne peuvent pas être classées une fois pour toutes. Tout dépend de ce que recherche le sociologue, le sens objectif des conduites ou le sens subjectif. C’est pour cela qu’avant même de commencer toute enquête, le sociologue doit se demander explicitement ce qu’il recherche afin de savoir quelle méthode utiliser. En effet le choix de la méthode n’est pas indépendant des objectifs de la recherche. Avec l’objectivation, on pourra connaître le montant des ressources sociales, culturelles et monétaires dont doivent disposer les hommes et les femmes pour entrer dans un musée, une galerie.
2. Analyser l’engagement subjectif dans la visite
L’objectivation est insuffisante pour décrire la totalité d’une pratique. Il y a de la place pour une autre procédure, celle de la « subjectivation ». On ne se pose plus alors la question des chances d’accès au musée, mais on cherche à savoir comment les visiteurs vivent leur visite, ce qu’ils disent des satisfactions tirées de cette visite. Aller au musée est une chose, l’apprécier en est une autre. Le rapport à la pratique fait partie aussi de la pratique. Il en constitue même une dimension importante, dimension sous-estimée dans de nombreuses enquêtes quantitatives, estimant que cela relève du monde des représentations. Or les conditions de la visite, le degré de satisfaction ou d’insatisfaction des personnes permettent de mieux définir deux éléments importants de l’action : 1) à quel titre le visiteur effectue sa visite ; 2) quelle relation existe entre ce « à quel titre » et le degré de satisfaction.
Une enquête (Poissenot, 1997) auprès d’adolescents qui s’étaient inscrits dans une bibliothèque municipale et qui ne reprenaient plus leur carte l’année suivante a montré qu’une des raisons de la désertion venait de la sociabilité associée à la fréquentation de la bibliothèque. Ainsi des jeunes allaient chaque mercredi à la bibliothèque avec un copain, ils appréciaient ce temps donné aux livres, mais si ce copain déménageait, changeait de quartier, ils pouvaient arrêter cette activité. Contrairement aux apparences – visibles par les bibliothécaires, par les parents – ces jeunes n’allaient pas d’abord à la bibliothèque en tant que « lecteurs », ils s’y rendaient en tant qu’« amis ». Si ce lien amical était rompu, pour telle ou telle raison, l’adolescent devait convertir sa pratique en y allant non plus en tant qu’ami mais en tant que lecteur. S’il ne parvenait pas à faire ce changement, la pratique s’arrêtait. Ce résultat montre l’importance d’une autre dimension de toute activité : à quel titre l’individu agit-il ? Ainsi dans un amphithéâtre de première année, un professeur voit des « étudiants », il ne sait pas, il ne peut pas voir à quel titre ils sont là : or certains sont là, poussés par leur famille, tandis que d’autres ont choisi ce type d’études et ont un projet. On peut penser que les premiers se mettent dans le fond, étant là sans être là, et que les seconds se rapprochent de la tribune. Le rapport à la pratique, à l’action doit être approché dans la mesure où l’on peut penser qu’il a des effets sur la pratique elle-même.
Aller au musée en famille ou pour soi
Revenons au musée, avec une enquête auprès d’individus visiteurs en famille (Singly, 2003). Plus précisément un enquêteur s’était installé, un samedi ou un dimanche, dans les salles égyptiennes du Louvre, susceptibles d’intéresser des jeunes – passionnés par l’histoire de l’Égypte. Cela augmentait les chances que les jeunes puissent être au musée non pas poussés par leurs parents, mais motivés par un intérêt personnel. L’enquêteur repérait alors une famille, la suivait pendant sa visite et demandait à la sortie s’il pouvait se rendre dans la famille pour commenter cette visite. Prenons le cas d’une famille de milieu moyen, composée des deux parents et d’un fils intéressé par la vie égyptienne, y compris par les techniques de momification. Pendant l’entretien collectif passé le lundi, la mère insiste sur le fait qu’elle n’a pas été enchantée par sa visite : « Le fait d’y être allés avec mon fils, ça ne nous apporte pas grand-chose parce qu’on n’a pas le temps de regarder, d’être attentifs, de bien lire tout. En fait ce n’était pas vraiment tourné vers nous, parce que moi je dirais de ma visite que je n’ai rien retenu du tout. Quand il était pressé on essayait de le suivre quand même de manière à ne pas le braquer et qu’il trouve ça pénible. Donc on a suivi ses goûts, ce qu’il avait envie de voir. »
Cette femme décrit bien le fait qu’elle a vécu cette visite quasiment comme une corvée, qu’elle l’a faite en tant que mère, et non à titre personnel. Elle « suivait » son fils, passionné, qui prenait tout son temps, d’autant plus que le père, après une période initiale d’hésitation, était entré dans le jeu et suivait, lui, avec enthousiasme son fils, revivant sans doute une passion ancienne. Elle n’était qu’accompagnatrice. Or dans une enquête classique quantitative, elle serait comptée comme un autre visiteur, les hommes et les femmes qui agissent à titre personnel et ceux et celles qui agissent à un autre titre sont considérés de la même façon.
Peut-être à cause de l’étonnement de l’enquêteur devant cette insatisfaction, la femme précise alors : « Mais j’aime bien les musées, mais il faut que ça plaise. Comme la paléontologie, ça m’a pas plu du tout, moi franchement j’en avais marre de ne voir que des squelettes. En plus c’est le genre de galeries où il n’y a que des vitres, il faisait chaud, il y avait une atmosphère de poussière. Et puis moi, voir des squelettes, non. Cela ne m’a pas plu et pourtant on était tous les quatre. Je suis sortie avant quoi. C’est vrai que j’aime bien la piscine, j’aime bien être dans l’eau, me faire bronzer aussi. On s’allonge. C’est agréable, on fait un peu tout, comme sur la plage. Non à partir du moment où ça plaît, moi je suis d’accord. Mais c’est vrai qu’il y a des trucs qui ne plaisent pas. Si, j’ai été voir Rodin, moi avec des collègues. »
Son mari a l’air surpris. Aussi ajoute-t-elle : « Mais si je te l’avais dit ». Ce que le mari nie. Elle reprend : « J’ai été voir le musée de Rodin, avec Camille Claudel. Non mais c’était sympa. Là j’y suis allée mais entre collègues. Non c’était bien. Mais là ce n’était pas en famille » (Singly, 2003).
En quelques phrases, cette femme dit beaucoup. Dans un premier temps, elle assimile les salles visitées le dimanche à la culture morte, à la poussière, et elle les oppose au soleil, à la chaleur agréable. Elle prend position nettement pour la vie. Dans un deuxième temps, cette femme oppose toujours les salles avec des momies et le jardin du musée Rodin, avec notamment les œuvres passionnées de Camille Claudel. Enfin elle souligne que la visite du Louvre était en famille et que sa visite du musée Rodin elle l’a effectuée avec des copines, des collègues de bureau. En présence des autres membres de sa famille, cette femme insiste sur une des raisons qui fait qu’elle a apprécié nettement plus le musée Rodin : « Ce n’était pas en famille ». Cet énoncé n’est pas une déclaration de guerre conjugale ; il traduit une revendication assez fréquente dans les familles contemporaines : pouvoir avoir des temps pendant lesquels on n’est pas défini en tant que membre de la famille, avoir des temps « à soi » (Singly, 2009). Ces temps à soi ne correspondent pas, comme trop souvent on le présuppose, à des activités solitaires, « privées », isolées ; ils passent avec des individus qui donnent à la personne considérée le sentiment d’être libre, de ne pas être réduite à l’identité d’épouse et de mère. C’est pourquoi provisoirement elle classe ces deux dimensions de mère et d’épouse en second. La visite au musée Rodin devient, même si c’est avec des copines, une activité vécue comme « personnelle ».
Cette femme affirme donc que toutes les visites de musée ne sont pas équivalentes (contestant implicitement les comptes des sociologues objectivistes). Elle les hiérarchise selon le principe du « titre ». Ce titre, il n’est pas possible de le saisir autrement que par le détour de l’entretien. Tandis que le père qui accompagnait aussi son fils pendant la visite a transformé, assez vite, ce temps en un temps personnel, prenant plaisir à redécouvrir les œuvres égyptiennes, la mère n’a pas opéré cette conversion. Il ne suffit donc pas d’ajouter dans un questionnaire les deux questions suivantes – « La dernière fois que vous êtes allé au musée, étiez-vous seul, ou à plusieurs ? », et si, oui, à plusieurs, « Avec qui étiez-vous ? » – pour appréhender le titre de l’effectuation de la pratique. Par exemple leur fils a apprécié la visite avec ses parents en la détournant à son profit, tandis que d’autres dans la même configuration ont pu la vivre sous le mode du « suiveur ».
Le sens vécu
En sociologie, une analyse subjectiviste de la visite du musée – ou de toute autre activité – prend en compte d’autres dimensions identitaires que celles observées par les méthodes objectivantes. Une femme ou un homme peut regarder une émission de télévision pour passer la soirée avec son conjoint tandis que ce dernier regarde la même émission parce qu’elle l’intéresse au premier chef. L’un et l’autre ne sont pas engagés au même titre dans l’activité. On le découvre par le récit qu’une femme au foyer et diplômée de l’enseignement supérieur d’une file d’attente avant de pouvoir entrer à l’exposition L’âge de bronze en Chine. À un moment, dit-elle, son mari a abandonné la partie : « Il m’a carrément plaquée en plein milieu (rires) en me disant : “J’en ai marre, je m’en vais”. Moi, j’ai continué parce que je suis motivée, tenace. » C’est elle qui a décidé son mari à venir, mais celui-ci met le holà dès que la file d’attente lui paraît trop longue. Sa dimension « mari » lui semble alors insupportable. Peut-être son épouse estimait-elle que son mari, très absent dans la semaine, pouvait faire cet effort, mais la situation ne tourne pas à son avantage. Toute activité met en jeu plusieurs intérêts qui ne se résument pas aux bénéfices sociaux dérivés de la pratique ; elle peut être un support dans l’entretien d’une relation, elle peut renvoyer à un goût personnel. L’identité d’un individu ne se réduit pas à sa position sociale, à son genre, à son âge ; elle est plus complexe. La sociologie doit donc mettre en œuvre différentes méthodologies permettant d’approcher les fonctions, les intérêts de la pratique étudiée
La double vérité
La sociologie quantitative ou objectiviste présuppose, le plus souvent, que l’important dans une activité ce sont les ressources nécessaires pour la pratiquer, ressources qui définissent l’intérêt, ou non, d’affirmer une différence sociale (ou genrée, ou générationnelle). Cette affirmation renforce, valide cette dimension identitaire. C’est ce que Pierre Bourdieu propose comme explication dans La distinction (1979) : « je me rends au musée pour rendre visibles le niveau élevé de mes ressources culturelles et pour ainsi me distinguer de ceux et de celles qui n’y vont pas ». Or l’activité est aussi pratiquée pour d’autres raisons, pour renforcer des liens noués, pour la satisfaction tirée de la vision de tel ou tel tableau. Pour rendre visible d’autres significations que le souci de distinction, l’entretien compréhensif s’avère fréquemment plus efficace que le questionnaire.
Aucune des procédures – objectiviste et subjectiviste – ne permet de rendre compte de la totalité de la réalité, de tous les sens d’une pratique. Ce qui est vu par l’une est aussi vrai que ce qui est vu par l’autre. Elles sont idéalement complémentaires. Une pratique est engendrée par des déterminants sociaux qui en fixent le sens « objectif », mais elle ne se limite pas à cela, elle est aussi engendrée par des effets associés au sens que donnent les individus à leurs actions. Les deux niveaux existent : aucune raison supérieure ou épistémologique ne devrait les hiérarchiser, et ne devrait classer les méthodes permettant chacune d’atteindre l’un ou l’autre.
Bibliographie
Bourdieu Pierre, Darbel Alain, 1966, L’amour de l’art, Paris, Minuit.
Bourdieu Pierre, Chamborédon Jean-Claude, Passeron Jean-Claude, 1968, Le métier de sociologue, Paris-La Haye, Mouton-Bordas.
Bourdieu Pierre, 1979, La distinction, Paris, Minuit.
Donnat Olivier, 1998, Les pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, Paris, La Documentation française.
Durkheim Émile, 2007, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1re édition 1895.
Durkheim Émile, 2007, Le suicide, Paris, PUF, 1re édition 1897.
Passeron Jean-Claude, Pedler Emmanuel, 1991, Le temps donné aux tableaux, Marseille, Cercom.
Poissenot Claude, 1997, Les adolescents et la bibliothèque, Paris, édition BPI Centre G. Pompidou.
Singly François de, 2003, « La famille individualiste face aux pratiques culturelles », in Donnat Olivier, Tolila Paul (éd.), Le(s) public(s) de la culture, Paris, Presses de Science Po, p. 43-59.
Singly François de, 2007, L’enquête et ses méthodes : le questionnaire, Paris, Armand Colin, 2e édition refondue.
Singly François de, 2009, Libres ensemble, Paris, Pocket.