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« Je suis une salope »

Isabelle Clair

Comme dans d’autres chapitres – ceux d’Elsa Ramos ou d’Olivier Schwartz notamment – Isabelle Clair part d’une expression entendue dans des entretiens, prononcée par des jeunes filles vivant dans des cités HLM et dans des villages. Elle montre comment des sociologies peuvent analyser ce « je suis une salope ». Elle souligne tout d’abord que le langage de la sexualité sert de support pour exprimer la domination masculine. Cet appel a une double fonction : naturaliser les différences, pour les faire apparaître naturelles et non sociales ; et hiérarchiser le « masculin » et le « féminin ». Prenons un autre exemple, avec la réponse d’une actrice, Drew Barrymore (Paris Match, 7 janvier 2010), à une question portant sur le fait qu’elle a su « rebondir dans les moments difficiles » : « J’ai des couilles. Quand j’ai peur d’une expérience nouvelle, je m’y confronte. » Elle affirme posséder les attributs sexuels de l’homme, comme si c’était la source même de son courage. Cet emprunt symbolique est un marqueur de la place dominée des femmes, et du lien indissociable entre le « genre » et la sexualité.

La sociologie ne se limite pas à cerner les inégalités, toujours renaissantes. Elle cherche à voir comment ces inégalités se traduisent dans des rapports de domination, quels effets, y compris individuels, sont produits par ces inégalités : sentiment de dévalorisation, de mépris, du côté des dominé-e-s.

Deux questions complémentaires sont posées dans ce chapitre.

– La première porte sur le lien entre les lunettes théoriques choisies et l’identité sociale du sociologue. Isabelle Clair regrette que l’étude de ce lien soit insuffisamment poussée dans la discipline alors que les féministes ont vu très vite le biais produit par le regard des hommes sur « la domination masculine », ces derniers insistant plus sur l’acceptation par les femmes de cette place dominée que sur l’obligation d’accepter, ne serait-ce que par la menace de la violence. L’analyse de ce lien n’est pas aisée à établir, elle ne consiste pas seulement à produire en début du travail un récit personnel, elle doit tenter d’appréhender les conditions à la fois sociales et personnelles qui conduisent la ou le sociologue à préférer tel ou tel type de monture et de verres. Ce n’est pas parce que la ou le sociologue croit être seulement dans le monde des idées qu’elle ou il échappe aux déterminations sociales.

– La seconde question est celle de la variation interne à un groupe : une femme ou un homme ne se définit pas seulement par une place dans les rapports sociaux de sexe. Cette femme, ou cet homme, a d’autres dimensions identitaires qui lui apportent des ressources, positives ou négatives, servant non à supprimer cette place, mais à en modifier un peu les contraintes. Dans « Avoir le second rôle dans une équipe conjugale » (Revue Française de Sociologie, 2002, 43, 1, p. 127-158), François de Singly et Karine Chaland montrent que les femmes de préfet ont une conception plus ou moins extensible de ce second rôle, et que cette variation dépend du niveau des ressources relatives, culturelles et sociales, possédées par les deux conjoints. Si la femme possède moins de capital culturel que son mari préfet, alors elle tend à en faire plus ; si au contraire elle en possède autant ou plus, alors elle parvient à jouer le second rôle de manière plus légère. Dans ce chapitre, Isabelle Clair démontre que le stigmate révélé par le « Je suis une salope » peut être détourné, retourné plus exactement, par certaines jeunes filles dotées de ressources supérieures à d’autres, moins bien pourvues, qui ne peuvent que subir ce reproche. Le discrédit est d’autant plus fort que le « crédit » social dont dispose cette personne par ailleurs est faible. Ainsi une jeune femme peut s’autoriser certains comportements sans se voir coller l’étiquette de « salope » parce qu’elle a par exemple un grand frère, redouté, alors qu’une autre jeune fille ne pourra pas se débarrasser de ce stigmate, étant sans père, ni frère. L’étude des inégalités et de la domination doit donc inclure les marges du jeu, ouvertes par les ressources, positives ou négatives, provenant d’autres dimensions identitaires.

FdS, CG, OM

Un regard de travers au bureau, un refus de priorité en voiture, une trahison entre amis, et les « sale pute », « pauvre con » et autres « enculé » fusent. Inappropriées à l’écrit, ces insultes se fondent dans l’univers sonore de notre quotidien, quoi qu’elles nous paraissent, à froid, très déplacées. Toutes ont pour point commun de renvoyer au sexe : celui des femmes, tour à tour dépravé (« pute ») et ridicule (« con »), celui, passif, des homosexuels (« enculé »). La personne qui insulte ne pense pas nécessairement à la sexualité de sa cible, mais toujours elle veut faire mal. Et il n’est pas anodin que, pour blesser ses congénères, on soit à peu près sûr-e de faire mouche en ayant recours aux mots qui disent certaines sexualités. Ces mots sont douloureux parce qu’ils désignent ce qu’il faut mépriser. La liste des insultes est longue, mais l’imaginaire qui la sous-tend à peu près toujours le même : derrière la permanence, se cache la logique sociale. En l’occurrence le poids du genre qui nous rappelle ce qu’est une femme « bien » (pas une « salope ») et ce qu’est un « vrai » homme (pas un « pédé »).

C’est en cherchant du côté de cet imaginaire que peut se comprendre la déclaration étonnante « Je suis une salope », entendue à plusieurs reprises dans la bouche de jeunes filles au cours de deux enquêtes de terrain ; la première dans des cités HLM de la banlieue parisienne (Clair, 2008), la seconde dans des villages de la Sarthe (Clair, 2010). Lolita pourrait être leur prénom à toutes : vivant dans des milieux éloignés, marquées par des expériences singulières, elles ont cette phrase en commun, qui les fait se ressembler malgré tout. La sociologie dispose de plusieurs hypothèses théoriques afin d’expliquer pourquoi ces jeunes filles a priori si différentes utilisent une insulte sexiste pour se définir elles-mêmes.

1. Un énoncé paradoxal : l’insulte fait de moi un objet

« Je suis une salope » ressemble à une phrase impossible : comment Lolita peut-elle déclarer ce qui l’anéantit socialement ? Les théories dites de la domination résolvent ce paradoxe en expliquant que cette déclaration s’inscrit dans un rapport social intériorisé.

Lorsque l’insulte est prononcée, elle n’est en réalité qu’un écho très sonore d’un ordre social qui s’exprime de beaucoup d’autres manières. Ainsi, se moquer d’un petit garçon qui pleure, traiter une adolescente de « salope », interdire à sa femme de sortir seule sont autant de manifestations de la domination masculine. À chaque fois, ce qui se dit au travers de ces gestes et de ces paroles, c’est que le monde se décline en deux groupes antagoniques : l’un masculin (qui regroupe les « vrais » hommes, virils, c’est-à-dire hétérosexuels), l’autre féminin (qui regroupe les femmes). Ces deux groupes sont non seulement différents mais hiérarchisés entre eux.

De nombreux droits et devoirs leur sont associés, la réserve sexuelle étant l’une des obligations qui pèse sur celui des femmes. Une femme active sexuellement ou qui ne se conforme pas à certaines façons de se mouvoir, de s’habiller, de parler, peut à tout moment être rappelée à l’ordre de ses devoirs en se faisant traiter de « salope » (par exemple) ; et finalement, toute femme, qu’elle soit conforme ou non à ce qu’on attend d’elle sur le plan sexuel, peut se faire traiter de « salope » parce que cette insulte est l’expression la plus claire de ce par quoi elle peut être dominée, c’est-à-dire son appartenance de sexe. Selon les théories de la domination, l’insulte sert au dominant à rappeler à celle qu’il domine son état d’infériorité, quelles que soient les raisons apparentes pour lesquelles il le fait : telle femme qui bouscule un passant ou qui s’oppose aux ordres de son supérieur hiérarchique pourra se faire traiter de « salope » quand bien même sa sexualité est hors sujet. Selon la caractéristique sociale dans laquelle se noue le rapport de domination, le dominant peut être un homme, un-e blanc-he, un-e patron-ne, un-e hétérosexuel-le, et le dominé une femme, un-e noir-e, un-e employé-e, un-e homosexuel-le, etc. On n’est pas dominant-e ou dominé-e en soi, mais dans un rapport avec l’autre : on est dominant-e par rapport à un-e dominé-e, et inversement.

Dire que la domination sociale se noue dans un rapport, c’est souligner le fait que dominant-e et dominé-e lui sont soumis. Les deux parties ont intériorisé ce rapport, ce qui veut dire qu’elles vivent sous son empire sans avoir conscience qu’il existe : ses manifestations quotidiennes leur semblent à toutes deux globalement normales. Cette intériorisation est d’autant plus forte dans le cas de la domination masculine qu’elle se justifie par la nature : hommes et femmes seraient fondamentalement différents, la preuve : ils ont des organes génitaux différents. Les théoricien-ne-s de la domination voient là un des principaux ressorts de la croyance de la quasi-totalité des hommes et de la majorité des femmes dans la normalité de ce qu’ils et elles vivent. Hommes et femmes ne perçoivent pas leur sexe comme une position prenant forme dans un rapport social de sexe (Kergoat, 2000), mais comme un état naturel, qui irait de soi. Lorsque Lolita, au cours d’un entretien sociologique, dit d’elle-même qu’elle est une salope, on peut ainsi entendre dans ses mots l’écho d’une insulte qu’elle a probablement essuyée, et plus largement de l’ensemble des croyances qu’elle a absorbées au cours de sa vie lui signifiant sa place sociale : devenir une femme, donc un individu dont l’activité sexuelle est par nature problématique.

Ce faisant, Lolita s’identifie elle-même à un objet de mépris collectif. Les théories de la domination ont peu d’outils pour analyser les effets subjectifs qu’une telle identification produit (en termes de mésestime de soi notamment), mais elles permettent de montrer en quoi une telle identification est un processus social largement partagé : à l’instar des paysans décrits par Pierre Bourdieu qui se disent et se pensent eux-mêmes au moyen des mots qui les dominent (« bouseux », « ploucs », etc.) (Bourdieu, 2002), certaines femmes, particulièrement au moment de leur entrée dans la sexualité, tendent à se dire et se penser elles-mêmes comme des « salopes ». Elles sont alors « parlées » plus qu’elles ne parlent : leur subjectivité se forme à partir des représentations que le discours dominant se fait d’elles.

2. Un énoncé à réception variable : le sociologue
qui m’écoute est situé-e

Ces femmes « parlées » adhèrent-elles aux représentations qu’elles récitent ? Lorsque Lolita dit d’elle-même qu’elle est une salope (parce qu’elle aurait couché avec « trop » de garçons, parce qu’elle ne parviendrait pas à être amoureuse, parce qu’elle boirait « trop » d’alcool, etc.), quel rôle joue-t-elle dans la perpétuation de la hiérarchisation des sexes ? Là, les analyses divergent.

Pour rendre compte du processus par lequel les femmes s’auto-déprécient très régulièrement (« je suis grosse », « je suis nulle », « je suis une salope »), et plus largement par lequel toute personne dominée retourne contre elle-même le poids de la domination, Bourdieu parle de violence symbolique : selon lui, une des raisons pour lesquelles la domination masculine se perpétue réside dans l’adhésion (involontaire) des femmes à cette domination. Il ne s’agit pas de dire que les femmes choisissent d’être dominées, ni qu’elles y trouvent un plaisir masochiste, ni même qu’elles seraient directement responsables de leur infériorisation, mais que le rapport de domination les contraint à le mettre en scène, voire à le désirer ; comme elles désirent plutôt des hommes plus âgés, plus grands, plus diplômés, c’est-à-dire dominants parmi les dominants qui, tout en les dominant plus leur assurent aussi une plus grande valeur sociale (Bozon, 1990, cité par Bourdieu, 1998) ; ainsi une employée de bureau verra sa valeur sociale augmentée par une union avec un homme cadre, alors même qu’au sein de son couple, cette différence de statut aura toute chance de jouer en sa défaveur (dans la répartition du travail domestique et le choix du lieu d’habitation en fonction du travail, par exemple).

Nicole-Claude Mathieu n’est pas tout à fait d’accord : quand les femmes reconduisent la domination masculine, c’est par impossibilité de faire autrement – par peur d’être frappées, du fait de leur dépendance économique à leur conjoint, du fait de leurs responsabilités maternelles, etc. Selon elle, lorsque Bourdieu rend les femmes co-responsables de la domination qu’elles subissent, il produit un discours d’abord masculin (Mathieu, 1999). Elle soutient que la thématique de l’adhésion des femmes à leur domination est récurrente dans les écrits de nombreux sociologues/anthropologues hommes, qui tendent à gommer l’asymétrie de situation entre hommes et femmes, c’est-à-dire ce qui fait le rapport de domination. Dans sa critique, Mathieu n’invalide pas par principe ou par nature la possibilité pour des hommes de penser ces questions (comme si seules des femmes étaient capables de le faire) mais elle relève, a posteriori, l’obstacle que leur sexe peut constituer pour produire une réflexion objective : leur point de vue sur les femmes est souvent un point de vue de dominant oublieux des raisons matérielles qui enferment les femmes dans la domination.

Cette discussion a une double portée. Du point de vue de l’analyse de la domination, elle met au jour des façons divergentes d’expliquer non seulement la perpétuation de la domination mais aussi la façon dont les individus la vivent et lui sont soumis. Du point de vue de la méthode sociologique, elle interroge le poids des caractéristiques sociales du sociologue sur la production de son analyse scientifique ; caractéristiques que ce dernier a longtemps peiné à inclure dans sa réflexion ; alors même que la situation sociale des autres constitue son objet d’étude privilégié ; alors même que la prise en compte des effets de la présence de l’observateur sur ce qu’il observe a été une des avancées des sciences modernes. Ce sont souvent d’autres disciplines (la physique, la psychanalyse, l’ethnologie, la psychologie sociale) qui ont amorcé la réflexion (Devereux, 1980 [1967]). À l’intérieur de la sociologie, les études sur le genre y ont fortement contribué, une de leurs exigences de départ étant la prise en compte du sexe du chercheur : non seulement pour que sortent de l’invisibilité les auteures femmes, mais surtout pour mettre au jour l’ethnocentrisme de sexe perceptible dans les écrits des sociologues hommes, largement majoritaires. S’est ainsi développée une épistémologie selon laquelle toute science est nécessairement située et donc politique : ne pas se penser comme étant situé socialement et donc ne pas penser sa propre production scientifique comme tributaire de cette situation, c’est justement le propre des dominants, et en particulier des hommes de science qui tendraient à confondre leur point de vue avec l’universel (Delphy, 2001).

3. Un énoncé revendicatif : je renverse le stigmate

Les théories de la domination, y compris lorsqu’on tient compte de leurs débats, ne révèlent pas la totalité des significations que peut revêtir la phrase de Lolita. Dit tout bas, dans le secret d’un entretien, « je suis une salope » est souvent le reflet d’une intériorisation ; mais elle peut aussi être dite tout haut, sur un ton de défi, cette fois comme une revendication visant à renverser le stigmate, c’est-à-dire à se reconnaître soi-même la qualité de sujet, pour se la voir reconnaître par les autres.

C’est Erving Goffman (1975 [1963]) qui a le premier et le plus théorisé la notion de « stigmate ». Ce qui définit la personne stigmatisée (parce que sa sexualité est perçue comme suspecte, parce qu’elle souffre d’un handicap visible, etc.), c’est le décalage que les gens dits « normaux » voient entre cette personne et ce qu’ils attendent d’elle. Le stigmate formule le rapport à la norme : un attribut qui disqualifie l’individu dans ses interactions avec autrui. Gail Pheterson, à la croisée des théories de la domination et de la théorie plus interactionniste de Goffman, décrit la figure de la prostituée comme une figure stigmatisée qui sert de régulation pour l’ensemble du groupe des femmes : toute femme ayant un comportement transgressif par rapport à ce qui est attendu d’elle en tant que femme peut voir le stigmate de la putain s’abattre sur elle (Pheterson, 2001 [1996]).

Dans la continuité des travaux de Goffman s’est alors posée la question de la possibilité pour les individus d’aller à l’encontre de leur stigmate. Pheterson (entre autres auteur-e-s) mentionne régulièrement les prostituées qui, conscientes de l’impossibilité de se défaire de cette menace, indissociable de leur activité professionnelle, se sont faites « putains militantes » : pour désamorcer l’insulte dont elles sont la cible permanente, elles l’ont reprise à leur propre compte. Parmi elles, dans la période récente, les Putes, un mouvement créé en 2003 en réaction à la Loi pour la Sécurité Intérieure1, sont « FièrEs d’être putes ! ». La pratique de fierté est désormais une pratique classique d’auto-identification au stigmate afin de le vider de sa substance (la Gay pride est sa manifestation la plus connue). Utilisée par les professionnelles, elle l’a également été par des femmes non prostituées, pour revendiquer leur liberté sexuelle ; comme en témoigne l’usage courant, par ses défenseur-e-s, de l’expression « Manifeste des 343 salopes » pour désigner la célèbre tribune publiée en 1971 dans Le Nouvel Observateur, signée par 343 femmes reconnaissant s’être fait avorter à une époque où l’avortement est réprimé par la loi2. À l’inverse, le mouvement des « Ni Putes Ni Soumises » (2003) a été accusé d’anti-féminisme du fait notamment que sa dénomination valide la figure repoussoir de la pute et donc entérine l’infériorisation du groupe des femmes : en disant « je ne suis ni une pute ni une (femme) soumise », ce mouvement reconduit selon ses détracteur-trice-s féministes le clivage sexiste entre « putes » et « femmes honnêtes » (Guénif Souilamas, 2003).

Au travers des pratiques de renversement du stigmate est interrogée la possibilité, pour tout collectif de personnes réduites, à une caractéristique socialement dévalorisée de résister à cette réduction, de l’anéantir en retour. Ce qui semble plus difficile à titre individuel, et peut-être plus particulièrement à l’adolescence. Lolita dit plus souvent l’intériorisation qu’elle ne parvient à revendiquer son stigmate. Lorsqu’elle souffre d’une mauvaise réputation dans son village ou dans sa cité, elle peut pourtant passer par plusieurs phases jusqu’à s’auto-proclamer « salope » : dans un premier temps, sous le coup de l’insulte, elle déserte souvent l’espace public ; il lui arrive de se masculiniser pour mettre à distance ses attributs féminins stigmatisants, devenant une « fille bonhomme » dans les cités, un « garçon manqué » à la campagne ; et parfois, finalement, dans l’impossibilité de fuir sa réputation, elle décide d’investir son lieu de vie comme bon lui semble, sur un mode subversif : mini-jupes, flirts en public, dépréciation des filles viriles exclues du marché amoureux, sorties en boîte et auto-étiquetage ostentatoires sont ses manières de résister.

C’est là, selon Judith Butler (2005 [1990]), une issue possible : à la dénonciation que portent les théories sociologiques de la domination, cette philosophe américaine préfère substituer le registre de la subversion. S’appuyant sur les travaux de Michel Foucault, elle montre que le genre est un rapport de pouvoir, en cela il fait exister en même temps qu’il soumet : si le fait d’être reconnue comme étant une femme place Lolita dans une position sociale infériorisée, c’est aussi cette reconnaissance qui la rend intelligible aux autres ; sans cette reconnaissance, elle sortirait de la catégorie des humains, elle ne serait reconnaissable par personne, elle n’existerait pas dans la société. Cette théorie du pouvoir explique que la répression et la production de la personne se font dans un même mouvement : l’assujettissement. Butler parle de puissance d’agir (agency) du sujet qui, ne pouvant s’extirper du pouvoir qui le fait advenir, peut en revanche s’appuyer sur la façon dont le pouvoir le produit pour le subvertir de l’intérieur, en détournant les mots et les gestes qui le reconduisent au quotidien. D’où par exemple le détournement du mot queer, qui dans son sens premier renvoie au stigmate de l’homosexualité (bizarre, pédé) mais qui, répété au gré de retournements successifs, portés par des individus différents, est devenu au fil du temps un mot positif pour désigner l’homosexualité et a même donné son nom à la théorie dont Butler est une des initiatrices.

4. Un énoncé à contextualiser : qui suis-je ?

Qu’en disent les théoricien-ne-s de la domination ? Ils et elles reconnaissent la possibilité du retournement du stigmate mais le conçoivent comme quelque chose de précaire, enfermé dans le rapport de domination qui le surplombe : tant que l’individu dominé reste dominé, c’est-à-dire que le rapport de pouvoir reste structurellement en sa défaveur, son discours reste pris dans ce rapport de pouvoir et peut donc être invalidé par principe. Si le fait que Lolita se reconnaisse comme sujet est nécessaire à son auto-affirmation, cela ne leur apparaît pas suffisant. Tant que Lolita reste une femme dans une société où les femmes sont perçues comme des êtres inférieurs, à la sexualité douteuse, elle courra le risque d’être traitée de « salope » et de se considérer elle-même comme telle. Pour que Lolita puisse sortir de sa position dominée, c’est le rapport de pouvoir lui-même qui devrait changer jusqu’à disparaître.

C’est alors que Lolita redevient multiple. En les regardant de plus près, on s’aperçoit que toutes les filles rencontrées sur le terrain n’ont pas les mêmes chances de parvenir à renverser leur stigmate. Si la jolie Zarah, au grand-frère redouté, peut régulièrement déjouer le contrôle dont elle fait l’objet dans sa cité et prendre paradoxalement les traits de « la salope » sans trop de risques, Sandrine reste la risée de son village, quoi qu’elle fasse, parce qu’elle dispose de moins de ressources sociales : elle n’a pas de père ni de petit copain, elle est seule et donc à disposition des garçons, sa famille est mal considérée, on la trouve « moche ». Alors que Zarah semble pouvoir repousser les limites des convenances, Sandrine, en collant à l’image de « la salope » ne fait que renforcer le risque d’être perçue comme telle.

Confronter ainsi les théories interactionnistes, attachées à décrire des identités négociables, avec les théories de la domination laisse entrevoir un nouveau niveau de complexité. Tout d’abord, le sexe n’est pas le seul rapport social qui organise les hiérarchies entre les individus, y compris lorsque ces hiérarchies ont un contenu sexuel : une jolie fille ou une fille issue d’une famille puissante localement, bien qu’elle soit une fille et quelle que soit son activité sexuelle, pourra éventuellement rester à l’abri du stigmate ; de ce fait, elle sera moins susceptible de se considérer elle-même comme une personne indigne. Ensuite, les atouts à même de compenser la faiblesse d’être une fille sont variables d’un contexte à l’autre : un petit copain visible ne serait pas nécessairement un gage de protection pour Zarah alors qu’il sauverait probablement la réputation de Sandrine, tandis que cette dernière n’aurait que faire d’un grand-frère tellement important pour l’image de la première.

Bibliographie

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Clair Isabelle, 2008, Les jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin.

Clair Isabelle, 2010, « Sexualités féminines en liberté surveillée. L’entrée des filles de milieux populaires (rural et péri-urbain) dans la sexualité pénétrative et la conjugalité », in Blanchard Véronique, Revenin Régis, Yvorel Jean-Jacques (coord.), Jeunes, jeunesse et sexualité. xixe xxie siècles, Paris, Autrement.

Delphy Christine, 2001, L’ennemi principal. II. Penser le genre, Paris, Syllepse.

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Guénif Souilamas Nacira, 2003, « Ni pute, ni soumise ou très pute, très voilée ? Les inévitables contradictions d’un féminisme sous influence », Cosmopolitiques, n˚  4, p. 53-65.

Kergoat Danièle, 2000, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », in Hirata Helena, Laborie Françoise, Le Doaré Hélène, Sénotier Danièle (dir.), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF.

Mathieu Nicole-Claude, 1999, « Bourdieu ou le pouvoir auto-hypnotique de la domination masculine », Les temps modernes, n˚  604, p. 286-324.

Pheterson Gail, 2001, Le prisme de la prostitution, Paris, L’Harmattan, 1re édition 1996.

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1. Loi adoptée par le Parlement le 18 mars 2003, dite aussi « Loi Sarkozy II », elle a créé une série de nouveaux délits et de nouvelles sanctions concernant notamment la prostitution (mais aussi la mendicité, le squat, l’homophobie, le commerce des armes, etc.).

2. Le « Manifeste des 343 » est devenu le « Manifeste des 343 salopes » à la suite d’une caricature publiée une semaine plus tard en Une du journal satirique Charlie Hebdo (par Cabu, un dessinateur homme….), s’en prenant aux hommes politiques de l’époque et titrée « Mais qui a engrossé les 343 salopes ? ».