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« J’en fais plus à la maison. Pourquoi ? »
Muriel Letrait et Sarra Mougel
Une part importante de la sociologie analyse les inégalités. Le plus souvent, elle les mesure avec l’aide de la statistique. Elle peut aussi savoir comment ces inégalités se produisent en décrivant les processus de production de ces inégalités. Ainsi selon Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers (1964), c’est la distance, inégale selon les milieux sociaux, entre la culture scolaire et la culture familiale qui engendre des chances inégales de réussite. La sociologie peut enfin chercher à savoir comment les individus, les groupes, les institutions légitiment ces inégalités. Toutes les inégalités ne sont pas nécessairement perçues comme injustes : par exemple une différence de revenu peut sembler légitime entre un enseignant agrégé et un enseignant non agrégé du fait de la réussite au concours. Le mérite peut être une justification. Dans De la justification (1964), Luc Boltanski et Laurent Thévenot proposent plusieurs registres qui peuvent justifier des grandeurs différenciées selon les places occupées par les individus.
Ce chapitre appréhende les raisons que les femmes donnent du fait qu’elles font plus à la maison que leur compagnon. Elles ne font plus appel au principe « domestique » justifiant les inégalités par la hiérarchie entre l’homme et la femme, celui-ci étant socialement dévalorisé, même si dans certaines circonstances, leur mari ou leur compagnon en font usage. Mais sinon, alors, comment justifier l’existence de telles inégalités ? Ces femmes se servent du registre de « l’inspiration », la division du travail reflétant des goûts différents entre la femme et l’homme. Mais cela ne suffit pas, aussi font-elles appel au registre « industriel » : elles assurent plus de travail car elles sont plus compétentes dans le domaine domestique, notamment parce qu’elles ont été habituées dès leur enfance à accomplir plus de tâches et qu’elles sont donc plus sensibles à tout cela.
L’inégalité ménagère reste inégalité sans être transformée en injustice lorsque les femmes obtiennent des compensations. Celles-ci prennent la forme d’un certain type de reconnaissance : les autres membres de la famille estiment que la mère, l’épouse ou la compagne, contribuent plus au bien commun. Toujours dans l’optique de l’ouvrage De la justification, on peut penser que les femmes établissent une certaine équivalence entre leur contribution et celle de leur mari en ajoutant la compensation du registre de la « cité civique », caractérisée par leur contribution à l’intérêt commun du groupe familial.
La sociologie ne peut pas se contenter de mesurer, même si cette fonction est importante afin de montrer la persistance des inégalités sous toutes ses formes. Elle doit aussi rendre compte des manières dont elles sont « justifiées », des luttes associées à ces justifications (les entretiens menés en couple révèlent bien ces tensions que l’humour masculin tente de masquer). On voit par cet exemple les deux indispensables apports de la méthode des entretiens – plus pour comprendre – et de la méthode quantitative – plus pour mesurer – à l’étude des pratiques sociales.
FdS, CG, OM
Les réactions indignées qui ont suivi courant 2009 l’annonce d’une éventuelle suppression des annuités supplémentaires accordées aux mères de famille pour le calcul de leur retraite au nom de l’égalité entre hommes et femmes ont rappelé, une fois de plus, que les femmes prennent majoritairement en charge l’éducation des enfants et l’entretien de la maison, souvent au détriment de leur carrière professionnelle. Voici la réaction de « Boon » sur le forum de Libération (12 août 2009) : « Si les hommes s’occupaient à 50 % de leurs bébés, ça se saurait : on les entendrait se plaindre du manque de sommeil à longueur de journée ! […] Quand les hommes resteront à la maison quand ils [les enfants] sont malades, par exemple, peut-être que les carrières des femmes se développeront plus ». Sur le même sujet, « Dame » intervient dans un autre forum de discussion (13 août 2009) avec un message intitulé « La révolte des casseroles » : « Je pense qu’il est temps de sortir les vieilles casseroles […] et d’aller rappeler nos existences aux élus après la journée de travail et la double journée ou avant le petit-déjeuner ». Parce qu’elle remet en cause la reconnaissance et une compensation des inégalités entre hommes et femmes liées à la charge des enfants, la suppression des annuités supplémentaires a été perçue comme injuste. Ce débat a ainsi rappelé la dimension politique de la question du partage des tâches, souvent cantonnée, à tort, au domaine privé et aux magazines féminins. Les inégalités dans le partage des tâches sont en effet au cœur des inégalités entre hommes et femmes sur le marché du travail (de Singly, 1987) et tout au long de la vie : à titre d’exemple, en 2004, les retraites des femmes sont de 40 % inférieures à celles des hommes (Christel, Deloffre, 2008). On peut se demander pourquoi les femmes continuent d’accepter d’en faire plus que les hommes à la maison dans une société qui prétend lutter contre les discriminations et valoriser l’égalité entre hommes et femmes.
1. Du constat des inégalités dans le couple
à l’élaboration d’une problématique sociologique
Les enquêtes Emploi du temps réalisées par l’Insee mesurent la répartition des tâches dans le couple. Selon celle de 1998-99, les femmes réalisent les deux tiers du travail domestique : la part de l’homme est de 11 % pour l’entretien du linge, 17 % pour le ménage, 20 % pour les soins aux enfants, 20 % pour la cuisine, 24 % pour la vaisselle, 43 % pour les courses, 87 % pour le bricolage (Brousse, 1999). Cet écart de prise en charge n’est pas entièrement compensé par un temps de travail professionnel accru pour les hommes : les femmes en activité qui vivent en couple avec enfants disposent de moins de temps libre que les hommes dans la même situation (51 minutes en moins par jour) (Letrait, 2002).
Ces enquêtes donnent raison aux femmes qui, comme « Boon » et « Dame », disent en faire plus et confirment l’existence d’une inégalité en en mesurant son ampleur. Elles permettent d’identifier les caractéristiques des couples les plus inégalitaires et les variables qui influent sur le partage des tâches : l’arrivée et le nombre d’enfants accroissent par exemple les inégalités (Brousse, 1999). Lorsque le sentiment éprouvé par les femmes vis-à-vis de ces inégalités domestiques est apprécié, on s’aperçoit que l’accroissement des inégalités lors de l’arrivée d’un enfant est mal vécu par les femmes et que les plus insatisfaites sont celles qui assument presque toute l’organisation ménagère (Régnier-Loilier, 2009). Comment les femmes justifient-elles la répartition des tâches dans leur couple, éprouvent-elles un sentiment d’injustice, même s’il « heurte le tabou du calcul dans la relation amoureuse » (Kellerhals et al., 1988) ?
Le choix des femmes enquêtées et la réalisation des entretiens
Pour le savoir, nous avons rencontré une trentaine de femmes vivant dans des situations variées : des femmes en couple non-cohabitant, des femmes en deuxième union, des femmes interviewées avec leur conjoint (Singly et al., 2007). Ces configurations n’ont pas été choisies au hasard mais en tenant compte de recherches antérieures, en particulier celles de Jean-Claude Kaufmann qui a travaillé sur ce sujet de manière compréhensive (c’est-à-dire en restituant le sens que les individus attribuent à leurs pratiques). Nous cherchions à questionner les justifications habituellement fournies par les femmes en choisissant des situations dans lesquelles leur caractère d’évidence devenait discutable.
Selon Jean-Claude Kaufmann, l’une des justifications du partage inégal des tâches domestiques renvoie au niveau d’exigence plus élevé des femmes pour l’entretien de leur logement (2002). Les femmes qui ne vivent pas avec leur conjoint (en couples non-cohabitants) s’abstiennent-elles de faire le ménage dans le logement de leur partenaire et sinon comment justifient-elles leur intervention dans un logement qui n’est pas le leur ? En profitent-elles pour en faire moins (Mougel, Paris in : Singly, 2007) ? Jean-Claude Kaufmann met en évidence la manière dont l’inégalité du partage des tâches se met en place progressivement « dans le silence des gestes », y compris pour des couples dans lesquels l’égalité est souhaitée au départ. Les femmes qui se remettent en couple après une séparation, averties de ce glissement progressif vers l’inégalité, sont-elles plus exigeantes vis-à-vis de leur nouveau partenaire ? Profitent-elles de leur expérience passée pour ne pas se laisser entraîner vers un partage trop inégalitaire (Gaviria, Letrait in : Singly, 2007) ? La Trame conjugale souligne la faiblesse des négociations dans le couple en cas de désaccord sur le partage des tâches. Interroger les femmes avec leurs conjoints peut alors être une manière d’accéder à des bouts de négociations entre hommes et femmes. Face à leur conjoint, les femmes parviennent-elles à dire l’injustice ? Tombent-elles d’accord avec leur partenaire sur la répartition des tâches et les justifications de cette répartition (Clair in : Singly, 2007) ?
Pour que les femmes décrivent le plus précisément possible leurs pratiques effectives, et ne présentent pas une version idéalisée du partage des tâches dans leurs couples, elles devaient indiquer sur un carnet pendant vingt-quatre heures leurs activités et celles de leur conjoint tous les quarts d’heure. L’entretien commençait par le commentaire de ce carnet : en relisant avec l’enquêtrice le détail des activités de chacun, elles constataient une inégalité et la commentaient. Ce rôle du carnet apparaît dans l’entretien réalisé avec une jeune femme non-cohabitante : « ça m’a énervée, c’est qu’ici [dans son logement à elle] il n’aide pas beaucoup. C’est-à-dire que là [dans le carnet] on le voit (rires)… je vais prendre ma douche et en fait, il lit sur le lit. Alors qu’il y a tout le petit déj’qui est là et tout ça… Et pendant que lui prend sa douche moi je range le petit déj’, je fais la vaisselle. » Ce procédé se justifie face à un sujet difficile à aborder par les enquêtées car, dans un contexte social valorisant l’égalité, reconnaître un partage inégalitaire peut donner une image peu valorisante de soi. Pour faire parler les individus de leurs pratiques concrètes lorsque celles-ci sont noyées dans le quotidien, ou lorsqu’elles sont en partie en contradiction avec les normes contemporaines, le recours à un carnet et son commentaire s’avèrent très utiles. Le carnet fonctionne alors comme un dispositif d’observation indirecte des pratiques. Bien qu’il existe un risque d’omission, l’enquêté fait lui-même le compte-rendu d’observation de ses pratiques. L’existence du carnet amène de plus l’enquêté à prendre conscience de ses pratiques, à les interroger et à en proposer une interprétation qui peut à son tour devenir l’objet de l’analyse sociologique.
2. Comment les femmes justifient-elles l’inégalité
du partage des tâches dans leur couple ?
L’enquête permet en premier lieu de repérer les justifications qui ne dépendent pas de la configuration conjugale des enquêtées. Elles sont communes aux femmes interrogées malgré les différences de situations vécues. On distingue quatre registres. Pour justifier d’en faire plus, ces femmes expliquent souvent qu’elles sont plus compétentes, en particulier pour la cuisine et le linge. Nicole, en deuxième union, précise : « Quand je l’ai connu […] il recevait ses filles et il faisait la cuisine […] et moi je trouvais pas que c’était terrible en fait ce qu’il faisait (rire) […] moi j’aime bien manger. […] Non, non ça je veux même pas qu’il y touche. » Au cours d’un entretien conjoint, et au sujet de la lessive, Sophie explique : « Alors il ne le fait pas non plus parce que… je ne lui fais pas confiance au niveau du tri du linge. Pour lui, quelque chose qui est blanc se lave forcément à 90°. Un pull en laine blanc, ça se lave à 90. Tu vois ? C’est aussi pour ça. Je ne veux pas qu’il s’en occupe parce qu’il fait trop de bêtises. » Les femmes invoquent souvent un niveau d’exigence plus élevé que celui de leur conjoint pour l’ordre et la propreté. Sandra, en couple non-cohabitant, raconte : « quand il est là, oui, je suis obligée de ranger tout le temps […]. Mais je suis un peu maniaque (rire) donc je pense que ça, ça joue beaucoup […] je me sens obligée de le faire parce que si je le fais pas il le fera pas… » On peut remarquer que ce niveau d’exigence plus élevé des femmes, loin de renvoyer à une simple maniaquerie (défaut que les femmes s’attribuent dès que leur conjoint ne partage pas leur définition du propre et du rangé), favorise le bien-être de tous. En prenant soin de leur intérieur, ces femmes prennent aussi soin de ses habitants. Ainsi chez Fanny, en deuxième union, les volets seraient toujours fermés si elle ne les ouvrait pas.
Le respect des goûts de chacun, surtout de ceux de leur partenaire lorsqu’il rechigne à faire certaines tâches, occupe également une place de choix dans les justifications. Ainsi, Maria, en couple non cohabitant, détaille leur organisation : « Je n’aime pas faire la vaisselle et lui adore faire la vaisselle alors lui la fait et moi je l’essuie et je la range. Je fais à manger, j’aime nettoyer la cuisinière, il n’aime pas ni balayer, ni nettoyer par terre, je le fais moi. »
L’évitement des conflits ou la difficulté à ouvrir une négociation sur le partage des tâches, quitte à se rendre plus disponible, interviennent également. Fanny, en deuxième union, expose la stratégie qu’elle a adoptée : « Quand on a parlé d’avoir un enfant, j’ai dit : il y a des plans sociaux, je pourrais travailler à mi-temps parce que sinon je ne vais pas m’en sortir, ça va mettre de la discorde. » Sandra, en couple non cohabitant, reconnaît sa lassitude : « J’ai un peu baissé les bras parce qu’on ne vit pas ensemble […] en fait depuis qu’on est séparé, je me dis : je ne vais pas remettre la guerre sur… déjà qu’on est séparé et que c’est difficile… j’attends que ça recommence qu’on vive ensemble pour que l’équilibre soit rétabli. »
Enfin l’éducation reçue au cours de l’enfance est également évoquée par les femmes pour justifier le faible investissement de leur conjoint, notamment par Sandra : « Je pense que ça vient vraiment de l’éducation et, mon frère, c’est pareil, parce que ma mère prend en charge ». Les femmes ressentent le poids des assignations de genre qui leur attribuent la responsabilité des tâches ménagères et des soins aux enfants. Alors que son compagnon est chômeur, Élise, en deuxième union, travaille et déteste les travaux ménagers. Elle dit avoir le sentiment d’être mal vue parce qu’elle n’adopte pas le rôle que l’on attend d’une femme : « en fait j’ai le rôle d’homme et on me reproche le rôle de la femme que je n’ai pas. »
On peut interpréter ces résultats à l’aide de certaines notions clés de la sociologie telles que la socialisation familiale, lorsque les enquêtées évoquent le poids des modèles parentaux (Kaufmann, 2002), le genre lorsque le ménage est défini comme relevant du domaine des femmes (Delphy, 2001), le care lorsqu’il s’agit de prendre soins des autres au travers des tâches ménagères (Laugier, Paperman, 2005).
Les résultats liés à la spécificité des groupes permettent d’affiner la connaissance des conditions d’acceptation par les femmes d’un partage inégal et les limites à partir desquelles elles considèrent cette inégalité comme injuste.
En cas de non-cohabitation
Les femmes des couples non-cohabitants disent toutes ne pas avoir choisi cette situation imposée par les circonstances et qu’il ne s’agissait pas pour elles de s’épargner la gestion du quotidien liée à la vie en commun. Toutes d’ailleurs réalisent des tâches ménagères chez leur conjoint, ce qu’elles justifient par la volonté de participer à son confort quand elles se sentent responsables de la non-cohabitation, par la difficulté de se confronter, même pour un temps court, au désordre voire à la saleté du logement de leur partenaire, mais aussi par la volonté de « faire couple » malgré les temps de séparation. Clémentine constate : « En fait, ce serait presque au départ, j’aurais presque bien plus aimé faire toutes les tâches ménagères (rires) parce que ça signifiait que […] j’avais vraiment ma place. » Pour Jean-Claude Kaufmann, « “faire le ménage” ce n’est pas seulement enlever la poussière et remettre les objets à leur place. […] “Faire le ménage” (au sens des choses), c’est aussi faire le ménage (au sens des personnes), constituer la famille » (1997). De plus, si elles font le ménage dans deux logements (le leur et celui de leur partenaire bien que dans une moindre mesure), ces femmes ne s’en plaignent pas car elles disent trouver des compensations, soit en termes d’autonomie, soit en termes de reconnaissance de la part de leur partenaire. En effet, elles peuvent organiser leur vie comme elles l’entendent quand elles sont seules, leur partenaire ne manque pas de remarquer l’effet de leur passage (la baignoire brille, les toiles d’araignées sont enlevées, le repas n’a pas été acheté chez le traiteur chinois…) et elles ont souvent le sentiment d’en faire moins que les femmes cohabitantes dans la mesure où les temps de vie seule correspondent à un quotidien allégé.
En cas de seconde union
Les femmes ayant vécu au moins une autre expérience conjugale ont dans la plupart des cas un ou plusieurs enfants issus d’une union précédente. Leur expérience passée leur a davantage appris à mettre en place des solutions pour éviter les conflits liés au partage des tâches domestiques qu’à négocier une participation plus importante de leur nouveau conjoint. Elles choisissent par exemple de travailler à temps partiel et voient dans le temps libre supplémentaire dont elles disposent une compensation au déséquilibre du partage des tâches domestiques. Elles acceptent ce déséquilibre car elles ne veulent pas imposer à leur conjoint des tâches liées à la présence de leurs propres enfants. Les bonnes relations entre leur conjoint actuel et leurs enfants sont leur priorité et les incitent à fermer les yeux sur sa faible participation au travail domestique. Caroline qui a deux garçons d’une précédente union dit à propos de son conjoint actuel : « Il est très présent avec eux je pense que ça c’est important. C’est plus important que le ménage. » Par ailleurs, avant leur remise en couple, elles ont eu à assumer seules l’ensemble des tâches ménagères et apprécient par contraste la participation, même minime, de leur conjoint.
Dans une situation d’entretien de couple
Dans les entretiens réalisés en présence des deux conjoints, les couples affirment leur adhésion au principe d’un partage égalitaire sans le réaliser pour autant. Il s’agit alors d’élaborer une « histoire » qui permette de justifier de manière apparemment rationnelle les écarts à cette norme, par exemple en faisant appel aux goûts respectifs ou à la compétence de chacun, qui sont des arguments que l’on retrouve dans les autres groupes de femmes interrogées. À défaut, les conjoints se réfugient dans une explication ultime « c’est comme ça », vide de sens. Les femmes éprouvent des difficultés à dire l’injustice devant leur conjoint et les conflits, lorsqu’ils émergent, sont vite étouffés pour donner une image unie du couple. Les hommes culpabilisent peu d’en faire moins et ont tendance à en renvoyer la responsabilité aux femmes. Au détour d’une phrase, sous forme de boutade, certains hommes racontent qu’ils ont imposé une division traditionnelle des tâches. Interviewé en présence de sa compagne Alice, Julien explique ainsi à l’enquêtrice : « le problème de l’aspirateur a aussi été réglé vite fait : on est allé acheter un aspirateur, je lui ai dit : “c’est moi qui le paie, c’est toi qui le passes !” ». La manière dont Julien rappelle que la dépendance économique d’Alice doit être compensée par du travail domestique peut être analysée comme une forme de « domination masculine » (Bourdieu, 1998) affichée ici sans complexe.
3. De l’inégalité au sentiment d’injustice
Jusqu’à quel point les femmes jugent-elles un partage inégal acceptable ? Autrement dit, à partir de quand une inégalité est-elle perçue comme injuste ? Alors que le modèle égalitaire les invite à se comparer à leur conjoint, les femmes que nous avons interrogées se comparent plutôt aux autres femmes dont la situation ne leur semble pas plus favorable, ce qui les aide à accepter un partage inégal. Ce résultat est à rapprocher de celui obtenu par François Dubet sur le sentiment d’injustice au travail : les ouvriers ne se comparent pas aux cadres, mais à d’autres ouvriers (Dubet, 2005). De même, les parents d’enfants gravement malades ou handicapés, pour accepter leur sort, comparent leur enfant à des enfants plus gravement atteints encore (Voysey, 2006). La lecture de travaux sur des domaines connexes, comme les inégalités au travail ou les inégalités de santé, peut ainsi fournir des clés d’interprétation des résultats obtenus.
D’autre part les femmes qui bénéficient de compensations par ailleurs, notamment en termes de temps pour soi ou de confort de vie, tolèrent plus facilement les inégalités : « Je crois que grâce à mon mi-temps, je dispose quand même d’assez de temps pour compenser. Ce n’est pas forcément juste, ce n’est pas du 50/50 mais on arrive à quelque chose qui nous permet quand même de vivre chacun correctement ». D’autres compensations citées par les femmes concernent l’attention portée aux enfants, les marques d’affection et la valorisation du travail accompli. A contrario, l’absence de reconnaissance de leur conjoint ou la critique sont jugées inacceptables : « Si j’ai préparé, que j’ai pris le temps de préparer quelque chose et il me dit “ah fallait pas t’embêter on serait allé au restaurant”, vraiment c’est le genre de truc que je supporte pas […] ou alors il va pas faire de remarques du tout et je supporte pas non plus. »
Si les compensations aident à accepter les inégalités, les inégalités trop flagrantes deviennent insupportables : quand le conjoint en fait toujours aussi peu alors qu’il est plus disponible et, de surcroît, ne contribue pas financièrement au ménage ou quand les inégalités sortent de l’intimité du couple. Ceci survient par exemple quand les femmes doivent tout faire seules alors que le couple reçoit des invités.
Les conditions d’acceptabilité d’un partage inégal au sein du couple montrent qu’une inégalité sera vécue comme injuste lorsqu’elle n’est pas reconnue et ne fait pas l’objet de compensation. Arnaud Régnier-Loilier (2009) a montré que l’insatisfaction grandit lorsque les inégalités s’accroissent au fil du temps. L’indignation ressentie face à la suppression envisagée des avantages consentis aux mères dans le calcul de leur retraite, mentionnée en introduction, ne doit donc pas nous surprendre dans la mesure où ces avantages font figure à la fois de compensation et de reconnaissance pour les inégalités accumulées tout au long de la vie des mères. Dans certaines circonstances, le sentiment d’injustice peut resurgir, lorsque la relation conjugale devient conflictuelle, en particulier en cas de séparation, ce qui explique que les femmes en deuxième union que nous avons rencontrées se plaignent de manière plus virulente des injustices dans leur couple précédent que dans leur couple actuel. De même, dans le monde du travail, la crise économique en cours a révélé un sentiment d’injustice latent et les conflits sous-jacents entre ouvriers et encadrement peuvent se solder par des séquestrations de cadres dirigeants. On peut penser que l’acceptation au quotidien d’un partage inégal par les femmes n’exclut pas, lorsque s’exacerbent les inégalités, l’expression d’un fort mécontentement.
Cette enquête sur les inégalités domestiques permet alors de réfléchir plus largement aux inégalités sociales au-delà des seules inégalités de sexe. Inversement, il faudrait mettre en rapport les inégalités de sexe avec l’ensemble des inégalités sociales qui s’y rattachent et faire le lien entre sphère domestique et sphère professionnelle dans la production des inégalités entre hommes et femmes.
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