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« Je veux être ingénieure »

Catherine Marry

Ce chapitre aborde l’analyse sociologique d’une transformation sociale récente : l’ouverture puis l’accès croissant des filles à des formations (scientifiques et techniques supérieures) puis à des professions (celle d’ingénieur) longtemps réservées aux seuls garçons. Catherine Marry cherche à expliquer les spécificités des itinéraires scolaires puis professionnels des filles : même lorsque les concours et voies d’accès ne leur sont pas officiellement fermés, comment rendre compte que les filles aient longtemps été presque absentes des formations d’ingénieur, et comment expliquer leur présence croissante depuis quelques années ?

Pour répondre à ces questions, l’auteure met en scène trois approches sociologiques de la question, en analysant leur pertinence et leurs limites.

La première approche fait l’hypothèse que la socialisation des filles (leur apprentissage des règles sociales et des modèles culturels) est très différente de celle des garçons : très jeunes, elles intériorisent les valeurs de modestie, de discrétion et d’attention aux autres ; inversement, la compétition et l’affirmation de soi ne sont pas des traits valorisés dans leur éducation. Elles opèrent des choix (scolaires et professionnels) en accord avec ces valeurs. Cette approche ne permet toutefois pas de comprendre pourquoi elles sont de plus en plus nombreuses à suivre ce type de parcours.

La deuxième approche permet de surmonter les limites de l’approche précédente en suggérant que les filles cherchent à aller le plus loin possible dans leurs études et ambitionnent de réussir des parcours d’excellence afin d’être en mesure de concilier à la fois réussite professionnelle et vie de famille. Mais, sensibles aux évolutions (dégradations) des métiers qui leur étaient auparavant réservés, elles s’orientent plus facilement vers des métiers autrefois occupés par leurs pères ou frères.

La troisième approche souligne ce que les deux approches précédentes tendent à occulter : premièrement, les pratiques de moins en moins différenciées des parents dans l’éducation des filles et des garçons ; deuxièmement, le plaisir que peuvent procurer les études et qui est irréductible à un simple calcul rationnel ou à une ambition stratégique.

Statistiquement les différences d’itinéraire de formation et d’accès aux emplois tendent à s’estomper entre les filles et les garçons : au sein des générations les plus récentes, les parcours des filles présentent des similitudes croissantes avec ceux des garçons. Peut-on, pour autant, parler d’identité et de convergence de leurs destins professionnels ? La réponse est négative. Il y a au moins deux raisons à cela : les filles se heurtent à des obstacles dans le monde professionnel (le « plafond de verre ») qui leur rendent difficile l’accès à certains postes à haute responsabilité malgré des compétences égales à celles des garçons ; le rapport aux études, les investissements personnels et familiaux, les ambitions individuelles restent différents chez les filles et chez les garçons.

FdS, CG, OM

Le souhait exprimé par une jeune fille de devenir ingénieur est moins surprenant aujourd’hui qu’hier : les écoles d’ingénieurs, notamment les plus « grandes », ne leur ayant ouvert leurs portes que très récemment. L’hégémonie masculine résiste parmi les ingénieurs diplômés d’une grande école : 75 % de garçons dans les promotions des années 2000, 85 % à l’école Polytechnique. Les carrières rémunératrices et très diversifiées qu’offre le titre prisé d’ingénieur sont aujourd’hui pensables et possibles pour les filles. En effet si les professions ont un sexe, elles peuvent en changer. Les promotions de magistrats, avocats, journalistes, médecins comptent désormais une majorité de filles. Aujourd’hui, comment rendre compte qu’une jeune femme puisse dire : « Je veux être ingénieure » ?

1. Brève histoire d’une question sociologique :
le sexe des héritières

En sociologie, toutes les questions ont une histoire. Dans un ouvrage fondateur, intitulé Les héritiers, les étudiants et la culture les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1964) ont mis en évidence le rôle déterminant de l’origine sociale dans l’accès aux études supérieures. Vingt-cinq ans plus tard, Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin consacrent une nouvelle enquête aux élèves des classes préparatoires et des grandes écoles. Ils comparent leurs titres et leurs privilèges en termes de réussite professionnelle à ceux d’une Noblesse d’Etat (Bourdieu, 1989). Dans cet ordre scolaire régi par l’ordre social, les héritières font de la figuration. La question de celles qui dérogent en empruntant la voie royale des plus grandes écoles scientifiques et d’ingénieur reste impensée. Les mères ne sont que rarement évoquées, si ce n’est pour souligner qu’elles sont le plus souvent des femmes au foyer, dévouées à leur famille, et que ce « destin le plus probable » est anticipé et intériorisé par leur fille, les conduisant à être des étudiantes dociles et sérieuses mais qui abandonnent leurs études quand elles se marient. Ce silence et cette vision bien restrictive des aspirations des femmes – des filles comme de leurs mères – sont révélateurs de la vision du monde des sciences sociales. Dans ces années 1960-70, les grandes régularités sociales intéressent plus les sociologues que les exceptions ; la forte progression de l’activité féminine ne s’est amorcée qu’au début des années 60. Et surtout les différences et inégalités entre les sexes sont longtemps perçues comme secondaires par rapport à celles entre les classes sociales. La cécité est pour une large part théorique. À l’exception de certaines recherches, il faut attendre les années 1990 pour que la question du sexe des études et des métiers entre au cœur du débat sociologique (Laufer, Marry, Maruani dir., 2001 ; Bereni, Chauvin, Jaunait, Revillard, 2008). Comme souvent en sociologie, elle émerge autour d’un paradoxe, d’une énigme : la meilleure réussite des filles, dans tous les milieux sociaux et dans tous les pays, s’accompagne d’un étonnant maintien du partage sexué des savoirs et métiers : aux garçons les études conduisant aux métiers techniques, scientifiques, héroïques et de pouvoir ; aux femmes les métiers de l’enseignement, de la santé et d’assistantes en tout genre (maternelles ou de direction).

2. Variations sociologiques sur le concept de « choix »

Le débat sur la réussite scolaire paradoxale des filles a eu le mérite, assez rare en sociologie, de faire dialoguer trois grandes approches du comportement des acteurs : celle de l’acteur dupé, de l’agent stratège et de l’acteur mobilisé. Les deux premières s’attachent surtout à comprendre le maintien des différences et inégalités entre les sexes. La troisième cherche à comprendre la dynamique d’émancipation des femmes par l’école et l’exercice d’une activité rémunérée et part à la rencontre des pionnières, entrées sur les terres masculines, telles les ingénieures et polytechniciennes (Marry, 2004).

Des choix de dupes ou le poids du passé

La première approche des orientations scolaires insiste sur le poids de la socialisation sexuée, ou apprentissage de ce qu’il convient ou non de faire pour une fille ou un garçon (Baudelot et Establet, 1991). Dès leur plus jeune âge, les parents et autres éducateurs (et éducatrices) tendent à développer chez les petits garçons l’affirmation de soi, l’exploration de l’espace et le goût de la compétition et chez les petites filles la modestie, la discrétion, l’attention aux autres et un certain mépris pour les jeux de pouvoir et d’argent. Ces dispositions seraient favorables à la réussite scolaire des filles à l’école primaire et au collège. Mieux que les garçons, elles ont appris à respecter les règles, à être sérieuses et minutieuses dans leur travail, à répondre aux attentes des maîtres et des maîtresses. Mais le goût de la compétition inculqué aux garçons, leur plus grande indifférence aux attentes et aux jugements d’autrui, génèrent des ambitions supérieures à celles des filles au moment des orientations décisives vers les filières les plus sélectives, qui sont celles conduisant aux grandes écoles. Les filles qui disent ne pas « aimer » les mathématiques et moins encore les objets techniques et préférer les disciplines d’études orientées vers les personnes – la médecine ou la psychologie –, ne font qu’intérioriser les messages transmis par les parents, l’école, les médias sur leurs qualités « naturelles », liées à leur destin immémorial de mère aimante et soignante. De nombreuses enquêtes auprès d’élèves des deux sexes sur leurs préférences et « choix » d’études et de métiers confirment la moindre confiance en elles des filles. À niveau de réussite scolaire égal à celui des garçons, elles tendent à se dire moins « bonnes » et à ne pas opter pour les filières scientifiques les plus sélectives. Mais cette approche ne permet pas de comprendre comment, en dépit de ces différences d’éducation, les filles ont pu entrer en aussi grand nombre et avec succès dans des voies longtemps réservées aux garçons, comme le droit, la médecine, les écoles d’ingénieur ou de commerce.

Des choix raisonnables : l’anticipation de l’avenir

Bien que soulignant aussi le caractère moins rentable des orientations choisies par les filles, la deuxième approche (Duru-Bellat, 2004) offre une lecture plus active, moins dominée de ces « choix ». Ils s’expriment sous contraintes sans être pour autant des choix de dupes. Ils sont « raisonnables et raisonnés ». Les filles réussissent mieux à l’école parce qu’elles anticipent la nécessité plus impérieuse pour elles que pour eux d’aller le plus loin possible dans leurs études, pour s’imposer sur le marché du travail. Elles anticipent aussi les « charges et charmes » de la vie de mère et d’épouse (de Singly, 2001). Elles optent ainsi plus volontiers vers les études conduisant à l’enseignement ou à des professions, libérales ou salariées, aux horaires prévisibles et modulables à leur gré, qui leur semblent permettre une meilleure conciliation avec leur vie familiale.

Ces choix sont-ils si « raisonnables » ? Les enquêtes sur les femmes ingénieurs montrent, que la plupart d’entre elles, à toutes les époques, ont pu mener de front une vie professionnelle et de mère, grâce à des revenus cumulés à ceux d’un mari lui aussi ingénieur, qui permettent une délégation des tâches éducatives (Marry, 2004). Ce n’est pas le cas de nombreuses femmes enseignantes, à moins qu’elles n’aient épousé un cadre supérieur (Cacouault-Bitaud, 2007). D’autres travaux, comparant les débuts de carrières de jeunes diplômé-e-s dans les études à dominante féminine, masculine ou mixte, confirment les avantages « objectifs » pour les filles d’opter pour les plus masculines : il « vaut » mieux, sur le marché du travail, être titulaire d’un diplôme d’ingénieur, y compris d’une « petite » école, que d’un master en sociologie ou en langues (Couppié, Epiphane, 1997).

Cette deuxième approche laisse toutefois entrevoir la sensibilité des filles aux transformations de l’environnement. Certaines ont pu observer la dégradation des conditions de travail des enseignantes, surtout si leur mère les a vécues, et les avantages relatifs de celles des ingénieurs, leur père, leurs frères, ou les frères de leurs copines de lycée, et énoncer plus souvent « je veux être ingénieure ». La troisième approche centre l’attention sur celles qui parlent et agissent ainsi.

Des choix de plaisir : la mobilisation sur la réussite

Cette dernière approche partage avec les deux premières, l’attention accordée aux pratiques éducatives de la famille sur l’expression des « choix » des filles ; elle rejoint la deuxième dans une lecture plus positive, active des choix des filles. Elle se démarque de l’une et de l’autre en prenant au sérieux ce qu’elles disent – plus souvent que les garçons – du plaisir éprouvé dans le travail et la réussite scolaires. Ce plaisir est irréductible à un simple calcul rationnel. Cette approche se distingue surtout par l’intérêt qu’elle porte aux transformations historiques des droits des femmes à étudier, à travailler, à avoir ou non des enfants. Les familles éduquent filles et garçons de façon plus égalitaire. Les orientations, de moins en moins exceptionnelles, qui conduisent des étudiantes à entrer dans une classe préparatoire scientifique, à tenter et à réussir les concours des grandes écoles d’ingénieurs sont emblématiques de ces transformations (Marry, 2004).

3. Objectivation et subjectivation : apports croisés

Les études et carrières d’ingénieurs diplômés de grandes écoles se sont lentement féminisées – de 2 % dans les années 1950-60 à 26 % en 2008. En dépit de l’hégémonie numérique des hommes, on peut soutenir la thèse d’une certaine « banalisation » du « devenir ingénieur » pour une femme au début du vingt et unième siècle (Marry, 2004). Cela veut dire que leurs parcours scolaires, familiaux, professionnels se distinguent moins de ceux de leurs camarades d’école et collègues ; qu’elles sont à la fois plus nombreuses, moins exceptionnelles et mieux reconnues sur le plan professionnel, qu’elles acquièrent le droit à l’indifférence. Des indicateurs chiffrés étayent cette thèse. Le recueil de récits de vie apporte des nuances, révélant surtout une transmission des goûts ou dégoûts d’études et de métiers au sein de la famille.

Objectivation : un effacement des différences entre les sexes

L’atténuation des différences de parcours entre les sexes est objectivée par différents indicateurs statistiques issus d’enquêtes par questionnaires. Les sociologues n’ont pas recours seulement à leurs propres enquêtes. Ils font un usage « secondaire », pour répondre à leurs questions, d’enquêtes statistiques réalisées par de grands organismes. Le CNISF, ou Conseil National des Ingénieurs et scientifiques de France, réalise ainsi, tous les trois ans, des enquêtes sur les rémunérations et les carrières d’ingénieurs d’un échantillon de diplômés de grandes écoles. Une exploitation secondaire de six enquêtes réalisées de 1987 à 2001, croisant la variable sexe avec de nombreuses autres – l’âge, l’école suivie, le premier emploi occupé et celui exercé à la date de l’enquête, le nombre de changements d’entreprises, le salaire, le statut familial (marié, divorcé, célibataire), permet de distinguer trois générations de diplômées d’écoles d’ingénieurs, aux parcours scolaires et professionnels de plus en plus similaires : les pionnières entrées dans les écoles dans les années 1940-60 ; la génération de transition (années 1970) ; et enfin celle des paritaires (années 1980-2000). Cette dynamique générationnelle est étroitement liée à la levée des interdits juridiques pesant sur l’accès aux études supérieures et aux professions (Schweitzer, 2009). Pour les ingénieurs, la première période correspond aux années qui suivent la Première Guerre mondiale, marquées par l’ouverture (en 1917) de quelques grandes écoles aux filles (Centrale, Supélec, Agro-Paris) et à la création, en 1925, d’une école réservée aux filles – l’École polytechnique féminine. Jusqu’au début des années 1970, la grande majorité des diplômées ingénieurs, est issue de cette école de filles. Si ces femmes ont exercé leur profession, nombre d’entre elles ont rencontré des difficultés pour faire reconnaître leur titre d’ingénieur et ont dû abandonner une carrière dans l’industrie pour un poste d’enseignante dans le secteur privé, leur diplôme n’étant pas reconnu par l’Éducation nationale. Les années 1970 sont celles de la mixité généralisée, des lycées aux plus grandes écoles : Polytechnique en 1972, HEC en 1973. Les jeunes femmes se présentent et réussissent en plus grand nombre les concours des écoles mixtes et délaissent l’École polytechnique féminine.

Deux enquêtes par questionnaires réalisées auprès de polytechnicien-nes et de normaliens/normaliennes scientifiques des promotions 1985-1990 (Ferrand, Imbert, Marry, 1999) confirment la grande proximité des parcours scolaires et des familles d’origine de cette petite élite : toutes et tous ont des parcours d’excellence scientifique (baccalauréat avec une mention et une année d’avance, classes préparatoires dans les grands lycées parisiens ou de province). Leurs parents sont très diplômés et exercent des professions intellectuelles supérieures (ingénieurs, médecins, chercheurs…). Souvent avancée et confirmée pour les pionnières, l’hypothèse d’un surcroît d’atouts familiaux et sociaux ayant rendu possible leur destin exceptionnel ne semble plus vérifiée pour ces jeunes générations. La plus grande différence entre les pionnières et les autres, observée dans les enquêtes du CNISF, réside dans les premiers emplois occupés. Dans les années 1980-1990, deux diplômés sur trois, filles comme garçons, occupent des emplois d’ingénieur d’études dans de grandes entreprises. Les jeunes diplômées ne sont plus contraintes, comme les pionnières, de quitter rapidement un emploi dans l’industrie, où leur diplôme était mal reconnu, pour exercer celui d’enseignante, qu’elles cherchaient à tout prix – les entretiens le révèlent – à fuir.

Récits de vie : coût de la transgression et ingrédients cachés
de la réussite des filles

Cependant la thèse de la banalisation du « devenir ingénieur » pour une fille minimise les difficultés persistantes de leur intégration dans des mondes du travail où elles sont encore en minorité. Elles se heurtent à un « plafond de verre », ou un « ciel de plomb », qui limite leur ascension professionnelle vers les positions les plus élevées du pouvoir (Buscatto, Marry, 2009). Évoluer dans un milieu professionnel très masculin implique des « coûts » qui ne sont pas toujours directement perçus et énoncés par les femmes mais peuvent les conduire, à terme, à réorienter leur trajectoire vers des emplois plus « féminins ». C’est le cas des informaticiennes diplômées d’une école d’ingénieur et employées par l’entreprise Bull, étudiées par Hélène Stevens (2007). À la suite d’un plan de restructuration mis en œuvre par cette entreprise dans les années 2000, ces ingénieures se sont tournées, plus que leurs collègues masculins, vers des fonctions ou métiers plus « féminins » (ressources humaines, enseignement…) pour échapper à de nouvelles conditions d’exercice du métier, au sein de sociétés de service en informatique, qu’elles jugeaient trop défavorables (nombreux déplacements, horaires imprévisibles…).

Les constats statistiques d’une absence de différences dans les caractéristiques scolaires et sociales des filles et des garçons ingénieurs laissent par ailleurs largement en suspens la question des causes de ces orientations qui restent exceptionnelles pour les filles mais aussi pour les garçons. Grâce aux entretiens réalisés dans les enquêtes portant sur les diplômés d’écoles d’ingénieur, grandes et petites, et sur les normalien-nes scientifiques, sont étudiées les pratiques éducatives afin de comprendre la « fabrique familiale » de l’excellence (Ferrand, Imbert, Marry, 1999). Cela fait apparaître deux phénomènes assez largement occultés par les théories de la reproduction scolaire ou de l’avantage culturel : le travail important des parents et de l’enfant – fille et garçon – pour « devenir ingénieur » et les transmissions des mères aux filles du « goût » des sciences et de la voie des écoles d’ingénieur.

Les termes d’alchimie sociale miraculeuse employés par Bourdieu et Passeron (1964) pour décrire la correspondance entre les dispositions incorporées (en particulier dans la famille) et les pratiques de positionnement dans l’espace social hiérarchisé, dissimulent l’énorme travail opéré pendant des années à la fois par les parents, les enseignants et les élèves eux-mêmes pour se maintenir dans la compétition scolaire. Ce travail nécessite un goût de l’école partagé par toute la famille et pas seulement l’adhésion à la croyance que les diplômes sont nécessaires. Il nécessite aussi un travail de l’héritier : par exemple il faut lire les livres de la bibliothèque familiale pour s’en approprier le contenu (Singly, 1996). D’après Ferrand, Imbert, Marry (1999), cette imposition est souvent douce, mais le discours sur la liberté de l’enfant, sur son nécessaire épanouissement laisse la place, dès lors que l’héritier résiste, à d’autres interventions : les parents ne punissent pas mais déploient de nombreux efforts (cours particuliers, recours au psychologue…) pour remédier à cet état de fait. Cela n’exclut pas le refus par certains de l’héritage, préférant devenir luthier, prêtre ou comédienne.

Les normaliennes, polytechniciennes et autres diplômées d’écoles d’ingénieur mettent aussi en avant des arguments qui leur sont propres dans leur orientation vers ces filières. La première est celle du rejet du métier d’enseignante ; la seconde, parfois liée à la première (quand leur mère est enseignante), est l’importance du soutien maternel. Dans les entretiens, s’entend la grande facilité des filles en mathématiques, et surtout une dimension particulière, inaudible dans les récits des garçons : celle du défi que représente la réussite dans cette une voie qui leur a été longtemps interdite et qui leur ouvre des métiers autres que celui d’enseignante, vers lequel se destinent toujours une majorité des femmes diplômées du supérieur. Ce rejet du métier d’enseignante – en tout cas de l’enseignement aux enfants d’écoles primaires ou secondaires – est une constante dans toutes les générations des femmes ingénieurs rencontrées. On ne peut donc l’expliquer (ou pas seulement en tout cas) par une dégradation de ses conditions d’exercice. Il renvoie explicitement à celui d’un métier réservé voire imposé aux femmes, à un refus de l’enfermement dans les frontières du genre.

Ces récits des jeunes filles et femmes révèlent aussi une complicité forte avec leur mère. Les mères ont souvent suivi des études en sciences, transmis ce goût à leurs filles et démontré que l’on pouvait être scientifique sans perdre sa féminité. Certaines regrettent d’avoir du interrompre leurs études ou leur activité professionnelle quand elles ont eu leurs enfants ; d’autres regrettent d’avoir été contraintes de « choisir » l’enseignement plutôt que la médecine et soutiennent les aspirations de leur fille à des études et un métier valorisé. Les pères jouent aussi un rôle actif dans ces orientations de leur fille par l’estime intellectuelle qu’ils leur portent et le soutien à leur réussite dans cette voie exigeante.

Grâce à ces récits, on peut formuler autrement l’hypothèse d’une sur-sélection scolaire et sociale des filles qui ont réussi dans la voie des grandes écoles scientifiques et d’ingénieur. Le volume des capitaux scolaires et sociaux détenus par les familles est important, mais les modalités de leur transmission comptent aussi beaucoup. Outre une excellence scientifique incontournable pour les deux sexes, un double soutien parental et des pratiques éducatives égalitaires à l’égard des filles et des garçons sont les principaux déterminants de ces réussites improbables. Ces dernières se vivent rarement comme des transfuges ou comme des « dévoyées » (Bourdieu, 1989) avec toute la violence de ces termes qui renvoient à l’idée de trahison par rapport à son appartenance de sexe ou de classe. Elles sont plutôt des héritières de projets parentaux qu’elles ont parfois, comme les garçons, adoptés sans se poser de questions, qu’elles ont infléchis pour se les réapproprier ou encore qu’elles ont imposés grâce à leurs ressources propres, prenant appui aussi sur la transformation des rapports de genre dans la société.

Bibliographie

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