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« Je lis des BD de super-héros »

Éric Maigret

La construction de la variable « genre » est calquée sur la distinction des deux sexes (biologiques), elle est, de ce fait, insuffisamment sociologique. Elle risque de mener, malgré les dénégations, à une certaine naturalisation du « féminin » et du « masculin ». Le chapitre d’Olivier Schwartz sur la réaction des chauffeurs de bus aux agressions, verbales ou non, dont ils sont témoins ou victimes montre comment les qualités traditionnelles associées à la virilité – être capable de relever l’affront – se transforment et changent de registre : il faut être capable de conserver son calme, de faire preuve d’une force mentale.

Les cycles de la virilité

À partir d’un tout autre matériau, ce chapitre indique deux autres directions pour appréhender la variation du « masculin », et donc sociologiser cette catégorie. Premièrement les lecteurs masculins des super-héros n’apprécient pas uniquement leur force ; ils sont aussi attentifs à l’expression de leurs problèmes affectifs, de leurs doutes existentiels, si on en juge par le contenu des forums et des courriers. Il semble qu’un contexte de forte virilité autorise les adolescents et les jeunes adultes à pouvoir aussi dire un autre versant de leur identité, perçue socialement comme plus « féminine ». Deuxièmement une analyse historique de contenu des comics lus très majoritairement par des garçons ou des jeunes hommes est nécessaire. Elle permet de rompre avec la méconnaissance (teintée de mépris éventuellement) que des sociologues attribuent un contenu constant – « machiste » – à ce type de production, contribuant ainsi paradoxalement à la naturalisation du masculin. Or les traits les plus classiquement « virils » n’occupent pas une place constante dans l’identité des super-héros. Ainsi les années 1980 marquent, après les décennies 60 et 70, un retour de la virilité, de la force « brute ». La contextualisation des expressions du « masculin » si on veut en faire la sociologie.

L’attention au contenu

Par ailleurs, ce chapitre sur les super-héros indique la complexité d’une sociologie de la réception des œuvres puisqu’elle demande non seulement une objectivation du ou des publics, mais aussi une attention à la manière dont les usagers s’approprient le contenu de ce qu’ils lisent, voient, le confrontent à leur expérience, et enfin une analyse de contenu des produits ou des œuvres. En effet ne prêter guère attention au contenu est une grande tentation en sociologie : on fait comme si la pratique pouvait être suffisamment définie par son titre, par une catégorie générale (la lecture d’un quotidien, l’écoute de la musique classique ou du rap, etc.). Une telle indifférence au contenu doit être combattue : on n’écoute pas du rap, on apprécie tel ou tel type de rap ; on regarde non une émission de télé-réalité mais telle ou telle émission ; on ne lit pas des romans, on lit tel ou tel roman précis. De la part du sociologue, cela le contraint de ne pas traiter de haut ou de loin la pratique étudiée, et d’avoir un certain degré de connaissance de l’activité en jeu : ni trop grande, ni trop faible distance ; ni indifférence, ni connivence.

FdS, CG, OM

«Je lis des BD de super-héros », des comics [dans la version américaine] de Spider Man, de Batman, de Superman, des X-Men. Ou encore je regarde un film, ou un épisode d’une série de ces héros dotés de super-pouvoirs… Cette pratique peut être analysée à partir d’indicateurs statistiques de consommation, de fréquences de pratiques, des modalités d’engagement (jusqu’au niveau de « fan »). Cette description apporte des surprises, par exemple le lectorat de ces bandes dessinées de super-héros est loin d’être juvénile, il est aujourd’hui en majorité jeune adulte ou même adulte. Une intuition est, en revanche, confirmée : le genre ressort comme variable dominante puisque plus de 90 % des lecteurs sont des garçons. On en déduira que le problème de la définition d’une attitude masculine est central pour la compréhension du rapport aux bandes dessinées de super-héros, que l’expérience de la virilité semble souvent au cœur du goût pour cette culture.

Ce que signifie ce résultat n’est toutefois pas aisé à déterminer. Faut-il céder à l’évidence objectiviste et critique, utiliser le vocabulaire du déterminisme social en parlant simplement de reproduction des structures de la masculinité ? Les contenus des médias seraient univoquement machistes, les publics les décoderaient comme tels pour leur plus grande satisfaction mais aussi pour le maintien d’un ordre patriarcal monolithique, absolu. Ne peut-on procéder autrement en allant à la rencontre des lecteurs, dans l’histoire du média et la complexité des récits, observer la circulation très complexe des subjectivités et des contre-identités ? Ce mouvement conduit à une sociologie qui n’est pas nécessairement subjectiviste mais qui restitue une plus grande multi-dimensionnalité des phénomènes, en mettant en relation les représentations forgées dans et hors les médias de masse, sans couper l’interprétation du chercheur des raisons que se donnent les lecteurs d’une telle activité. Le « je » du titre de ce chapitre est alors une pluralité qui renvoie à des mondes en partie discontinus.

1. L’apport (limité) de la sociologie critique

La cause est vite entendue dans une sociologie doublement objectiviste et critique. Si le lectorat des bandes dessinées de super-héros est majoritairement masculin et si les contenus de ces BD présentent tout un ensemble d’éléments codés comme « masculins » depuis une bonne soixantaine d’années (notamment la violence physique des combats entre les héros et leurs adversaires, une valorisation de la technologie, etc.), c’est qu’il y a adéquation entre ces contenus, les opinions et les attitudes des publics. Le recours à l’analogie du mécanisme est nécessaire, autant que celle de la « pédagogie invisible ». Les petits garçons apprennent à être ce qu’ils sont et les plus grands ressassent cette identité intériorisée. La plupart du temps, les acteurs se conforment aux structures qui s’imposent à eux et qu’ils reproduisent, y compris en se divertissant « innocemment » au moyen des médias. C’est la thèse de l’École dite de Francfort qui inspire aussi les travaux de Pierre Bourdieu (Maigret, 2007). La puissance et l’intelligence de Superman traduisent la domination masculine exercée sur la journaliste enamourée Lois Lane, qui croyait naïvement mettre au pas l’alter-ego de Superman, l’insipide Clark Kent. La violence sanguinaire de Wolverine est comme une école de la virilité. L’armure portée par Tony Stark alias Iron Man, toute en angles et en rigidité, s’oppose aux marqueurs « féminins » traditionnels, la rondeur et la fluidité.

Le problème de cette approche est non pas sa pertinence – en effet il y a du « vrai » en elle – mais son caractère largement tautologique. Le tissu social est tendu par les forces de l’idéologie (ou de l’hégémonie), et dans le cas qui nous occupe par l’idéologie patriarcale. Il existe une tendance à vouloir suivre l’ordonnancement séduisant du monde proposé par des récits qui valorisent les exploits masculins. Mais ce constat fait, rien n’est dit de la construction souvent laborieuse, potentiellement contradictoire, en définitive « instable » des représentations codées dans les médias ni des interprétations tout aussi complexes effectuées par les individus composant les publics (Jenkins, 1992, 2006 ; Le Guern, 2002). Traiter du problème de la masculinité dans les médias de façon statique et surplombante, sans dimension diachronique, sans plongée dans la mêlée des interprétations, aboutit à un paradoxe bien connu en structuralisme : pourquoi y a-t-il de l’histoire et non répétition du même ? Pourquoi les super-héros, pourtant liés à ces figures qui les ont précédés, ne sont-ils pas des dieux ou des demi-dieux taillés dans le mythe, dénués de vie privée ? Pourquoi les personnages des années 1930-1940 (Superman, Batman…) sont-ils des adultes aux corps assez massifs alors que ceux nés dans les années 1960 sont plus jeunes et parfois plus fluets (Spider Man), à l’inverse des personnages body-buildés des années 1990 ? Pourquoi le public – masculin – s’intéresse-t-il dans les courriers publiés par les éditeurs à la psychologie des personnages, aux relations inter-individuelles, et non tant aux luttes fracassantes ?

Impossible de se contenter de la réponse usuelle : il n’y a là qu’accidents statistiquement peu représentatifs dans un parcours par ailleurs linéaire menant à la reproduction de l’idéologie ; tout ce qui ne relève pas a priori d’une masculinité dominatrice, comme l’intérêt pour les relations amoureuses ou pour des personnages et situations non machistes, est un artifice servant de masque aux vrais intérêts machistes. Peu importe ce que racontent les lecteurs puisque ce ne sont que des illusions.

2. Se tourner vers les publics

S’intéresser aux points de vue des individus et développer une empathie pour ces derniers distingue la sociologie compréhensive d’une sociologie explicative, souvent objectiviste. Dans la recherche sur les médias et leurs publics ce sont les courants dits de sociologie de la réception et cultural studies (Glévarec, Macé, Maigret, 2008) qui ont porté ce regard ouvert à la complexité de la réception, des interprétations effectuées par tout un chacun. Appliquée à la lecture des « comics », cette perspective peut être portée par plusieurs méthodologies : entretiens, observation participante, étude des productions des publics, etc. Et plus spécifiquement, le courrier publié dans les revues de super-héros, dans les fanzines et, aujourd’hui, les posts et autres forums sur internet, peut servir de matériau pour une analyse de la construction de la masculinité.

À partir de telles données, cette approche (Maigret, 1995) révèle que les séries ne sont pas vues simplement comme des opportunités de regarder « de la baston », et de livrer bataille, à la différence de nombreux jeux vidéo par exemple, mais qu’elles sont également un espace d’expression des émotions des personnages et de soi-même, de débats sur la psychologie interindividuelle, notamment adolescente, caractéristiques supposées d’une « féminité » assumée et non tant d’une « masculinité » triomphante (les guillemets sont nécessaires tant la naturalisation est à éviter, tant il s’agit de décrire ce qui est codé historiquement comme tel). Un lecteur français du journal Strange se raconte ainsi dans les pages de courrier des lecteurs : « C’est par une froide journée d’hiver, que je découvris, pour la première fois, Strange. Alors âgé de 10 ans, je me plongeai dans la saga des super-héros. Certes en France, pendant les années 70, les surhommes aux pouvoirs surnaturels n’étaient pas trop à la mode. Au cours des années, l’évolution de ce monde fantastique s’est largement frayé une place dans le domaine de la bande dessinée et du cinéma. Strange grandit avec moi ; dès mon adolescence, je prenais une autre attitude vis-à-vis de cette BD ; elle m’apportait quelque chose de plus profond. La vie quotidienne, les problèmes sentimentaux et sociaux de certains super-héros. À 15 ans mon héros favori était Peter Parker alias l’Araignée ; pour moi il représentait l’adolescent que j’étais. En plus de ces fabuleux combats, il affrontait la vie dans une société moderne où on a du mal à faire confiance à autrui. » (Strange, Lug Éditions, 172).

Aux États-Unis, des dizaines de lettres peuvent être publiées avec les adresses de leurs auteurs lors de discussions sur les relations entre les personnages ou à l’occasion d’un événement narratif comme la mort d’un personnage tel que Phœnix-Jean Grey, les réponses rédactionnelles se faisant alors discrètes. La confession de l’émotion prend des formes variées, de la lettre brève au commentaire touffu, en passant par le poème, proche de l’épitaphe.

« To those concerned : It’s been a long time since a comic book has made
me cry. Thank you for X-Men #137. »

(X-Men, 139, Marvel Comics Group, 1980).

« Ashes to ashes, dust to dust

You meant so much to me

Hast thou heard my song, Jean Grey ?

I shed a tear for thee.

JEAN GREY

Born 1963 Died 1976

Born 1976 Died 1980. »

(X-Men, 139, Marvel Comics Group, 1980).

De ce point de vue – celui des thématiques et de la réception – on relève une forte proximité de ces comics avec certaines séries télévisées d’abord consommées par des publics de jeunes ou de moins jeunes femmes : séries ado et soap operas, comme Dawson et Dallas, séries chorales comme Ally McBeal… Ainsi Spider Man incarne bien par sa silhouette, filiforme à l’origine, une dévirilisation des personnages, accompagnée d’une perpétuelle évocation des angoisses de l’adolescent s’inscrivant dans des trames sentimentales qui sont, par des lecteurs, jugées être un « reflet fidèle de nos angoisses et de nos désillusions. » De leur côté, les X-Men sont à l’univers des super-héros ce que les collectifs de personnages en quête d’identité et de singularité sont aux séries télé pour adolescents, influençant directement en retour la création de séries télé, comme Lost.

Évidemment, cette réception est le fait pour la fraction du public, large, des milieux intermédiaires et supérieurs, les gens des milieux populaires s’exprimant moins sur ces sujets. Il n’en reste pas moins qu’il est significatif et même représentatif d’une réception qui ne suit pas un schéma stéréotypé. On ne peut conclure à un processus d’inculcation chez les lecteurs, aussi semble-t-il préférable de décrire le rapport des enfants et des adolescents à leurs bandes dessinées comme l’apprentissage d’une identité sexuelle problématique. Ce processus ne peut être décrit comme un mécanisme univoque de correspondance à des rôles prédisponibles : les comics ne constituent pas seulement une instance de reproduction d’une identité masculine traditionnelle.

Une série d’interrogations vient à l’esprit. Méthodologiques : pourquoi cette attention aux relations inter-individuelles semble-t-elle ne pas percer dans les entretiens en face-à-face, alors qu’elle est très présente dans les courriers de lecteurs ? Un biais est à évoquer, les garçons donnant une image plus traditionnelle d’eux-mêmes en situation d’entretien, surtout si l’enquêteur est masculin, ce qu’ils font moins dans les échanges quasi publics, où le processus de construction de l’identité est conforté collectivement. Historiques : il n’aura pas échappé aux connaisseurs que la relative dévirilisation des héros intervient surtout dans les années 1960 (avec Spider Man comme personnage emblématique) et la psychologisation « chorale », celle opérant par description de relations de groupes dans les années 1980 (avec les X-Men). Mais depuis le milieu des années 1980, de très importantes modifications sont intervenues graduellement dans l’édition américaine de bandes dessinées de super-héros. Les bons arguments ne manquent pas pour évoquer une « remasculinisation » des séries, dans le sillage des autres médias, le cinéma, notamment, où le succès de films tels que Rambo ou Terminator semble sonner le glas du héros « féminisé ». Les nouveaux personnages à la mode ainsi que les anciens sont travaillés dans le sens d’une plus grande virilité (Wolverine, The Punisher) : leurs corps décalquent ceux des body-builders stéréoïdés, des armes blanches et des armes à feu se multiplient dans leurs mains, les analyses psychologiques s’appuient sur de nouveaux stéréotypes « durs », guerriers. Tout semble avoir été emporté par une grande vague de virilité…

Mais ce « retour » ne doit pas cacher la présence continue de thèmes sentimentaux et de réceptions fondées sur l’intimité. La remasculinisation est un moyen de s’accorder avec une nouvelle génération d’adolescents qui recherchent, comme les précédentes mais sur de nouvelles bases dans une société dévirilisée, des marqueurs masculins. Ces nouveaux marqueurs ont été fournis par de nouveaux auteurs, nés dans les années 1950-1960, connaissant par cœur les récits de leur enfance, et qui ont pu s’engager dans la recherche de nouveaux effets visuels et narratifs pensés comme plus « adultes ». Ils ont rompu avec ce qui caractérisait auparavant les bandes dessinées de super-héros, la lisibilité des graphismes et des scénarios. L’accès aux réseaux de librairies spécialisées et la levée partielle de la censure leur ont permis de se lancer dans une surenchère, c’est-à-dire de rendre plus explicite ce qui structure largement une partie – mais une partie seulement – de l’idéologie masculine.

Tout cela renvoie à la question des modèles dont nous disposons en sociologie pour cerner et évaluer ce que sont les représentations médiatiques d’une part, et les multiples configurations socio-historiques nommées trop mécaniquement « masculinité » et « féminité », d’autre part.

3. Croiser les domaines de la sociologie
et les niveaux d’analyse

Le premier croisement concerne sociologie de la réception et sociologie de la production : tenir compte des représentations (ce que l’on appelle couramment les « contenus ») est indispensable si on veut appréhender la manière dont les individus s’approprient les produits ou les œuvres culturelles. Le deuxième croisement rencontre la sociologie et l’analyse historique. Grâce à celle-ci, il est possible de dessiner les oscillations dans les représentations médiatiques : en l’occurrence repérer des cycles de virilisation et de dé-virilisation selon les décennies. Les œuvres – ici ces comics ou ces films de super-héros – ne sont pas univoques ; elles ne prennent sens que dans la mise en relation de variables comme le recrutement des auteurs, le choix des publics visés et des publics atteints, les représentations desdits publics dessinées par les éditeurs, les créateurs, les distributeurs, les autres médias en concurrence et en interaction. Batman n’est pas le même sous les traits d’un dessin animé « pour enfants » des années 1990, lorsqu’il est incarné par Christian Bale au cinéma, dessiné par Bob Kane dans les années 1940 ou Frank Miller dans les années 1980. Cette variation a de fortes chances d’entraîner aussi des changements dans la structure des publics et dans la réception de ces œuvres.

Un troisième décloisonnement est nécessaire entre sociologie des médias et sociologie du genre, avec l’utilisation de modèles de recherche hérités des féministes, dénonçant la supposée naturalité du « masculin » et du « féminin », appelant à la prolifération d’identités ne respectant pas les genres établis, voire à la subversion des codes mêmes des genres (Butler, 1990). Il n’existe pas de dualisme masculin et féminin fondamental, ancré dans la nature, seulement des coups de force historiques qui ont permis de tailler et de dégager à un moment donné des blocs instables, solidaires par le primat du masculin. La « société du spectacle », faite de représentations médiatiques et des visions que les publics en ont, devient un espace de luttes acharnées où s’impose la définition d’une identité masculine hégémonique, fondée sur la répression des sentiments, et où s’expriment aussi des mouvements contre-hégémoniques de contestation de cette identité.

Suivant les corpus étudiés et les interprétations fournies, les héros vont relever de la masculinité la plus traditionnelle, faite d’étouffements psychologiques, de durcissement corporel, ou traduire l’existence d’une hégémonie tourmentée : le cliché du héros massif, surpuissant, mais blessé intérieurement, habité par un souvenir douloureux, comme Wolverine, renvoie à une solution intermédiaire entre reconnaissance de la nécessité de faire entrer le masculin dans l’ère psychologique et maintien du territoire viril traditionnel, la domination masculine empruntant de nombreux détours (de Singly, 1993). Un lecteur écrit ainsi à propos de ce personnage : « SERVAL [Wolverine en version originale] est passé de la bête sauvage, ne faisant appel qu’à ses sens notamment, à un homme expérimenté, sûr de lui dans ses gestes et ses paroles en particulier, il a un peu perdu de son agressivité au profit d’une maturité, d’une intelligence et surtout d’une conception de la vie autre que celle qu’il a connue dans son passé de “ dur ”. Il est enfin devenu sociable et surtout humain » (Spécial Strange, 61).

Inversement, la contestation à l’égard des représentations virilistes ressort de prises de parole dans les courriers de lecteurs et sur les sites web qui rejettent le machisme dominant ou qui approuvent de nouveaux personnages aux comportements et aux ethos corporels différents (pré-adolescents, héroïnes loin des clichés de la pin-up, gays…). Le corps élancé de Green Lantern peut sembler appropriable par des lecteurs qui se disent gays, de même que celui de Batman, dont certains recherchent les sous-textes homo-érotiques, généralement involontaires, mais manifestant des contradictions liées à la mise en spectacle du corps masculin « à la façon » du corps féminin. Le site d’un critique-fan LGBT s’attardant sur les torses des super-héros et sur les diverses séquences jugées érotiques recense ainsi les vignettes passibles d’une lecture gay en prenant à contre-pied de façon amusante les lectures hétérosexuelles normées (http://chestofchests.blogspot.com).

Dans tous les cas, il n’y a pas à l’œuvre de mécanisme simplement conservateur, de reproduction à l’identique des identités. On comprend dès lors que la sociologie d’une pratique comme celle de la lecture ou de la vision de Spider Man ne se limite ni à la description statistique des publics à un moment donné, ni à un rapprochement a-temporel entre les thèmes traités et les individus spectateurs ou lecteurs. Elle doit inclure en particulier la temporalité des œuvres, et les luttes traversant les œuvres et les publics pour l’imposition de modèles de références des genres (ou des âges, ou encore des milieux sociaux).

Bibliographie

Butler Judith, 2005, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 1re édition 1990.

Glevarec Hervé, Macé Éric, Maigret Éric (dir.), 2008, Cultural studies : anthologie, Paris, Armand Colin-Ina.

Jenkins Henry, 1992, Textual poachers. Television fans and participatory culture, New York, Londres, Routledge (traduction partielle in Glévarec et al., 2008).

Jenkins Henry, 2006, Fans, bloggers, and gamers, New York, New York University Press.

Le Guern Philippe (dir.), 2002, Les Cultes médiatiques. Culture fan et œuvres cultes, Rennes, PUR.

Maigret Éric, 1995, « Strange grandit avec moi. Sentimentalité et masculinité chez les lecteurs de bandes dessinées de super-héros », Réseaux, vol. 12, n˚  70, p. 71-83.

Maigret Éric, 2007, Sociologie de la communication et des médias, Paris, Armand Colin.

Singly François de, 1993, « Les habits neufs de la domination masculine », Esprit, n˚  196, p. 54-64.