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Jouer au Foot
dans les townships
Pascal Duret, Sylvain Cubizolles
Tirées de plusieurs mois d’enquête dans un township d’Afrique du Sud, un ghetto noir situé en banlieue d’une grande métropole, résultant des politiques d’apartheid, des leçons sont exposées dans ce chapitre. Elles sont de deux ordres.
Les premières leçons sont méthodologiques et nous renseignent sur les obstacles à franchir pour conduire une enquête par observation et immersion dans un contexte social auquel le sociologue est étranger. En raison de cette distance, la recherche d’une assimilation du sociologue au milieu dans lequel il enquête est une illusion : il est en effet naïf de croire que le chercheur peut masquer son identité et ainsi se fondre dans le township. Il doit au contraire réaliser son enquête en jouant sur cette extériorité impossible à ignorer, en tirant profit des moments en analysant leur variation – instants de complicité ou de mise à distance -, en tissant des liens à l’aide de cultures ou de goûts communs, tout en conservant une attitude non dominante ou hautaine. Incidemment cette recherche souligne que le temps de l’enquête est parfois long : il a fallu ici quatre mois de vie dans le quartier pour parvenir à conduire la recherche.
La seconde série de leçons est d’ordre théorique, permettant de comprendre les fonctions sociales du football dans les townships. Après avoir relativisé l’hypothèse selon laquelle le football permettrait d’oublier la pauvreté voire d’en sortir, les auteurs s’intéressent à trois clubs de football pour en saisir à la fois les spécificités, et aussi les traits communs. C’est en recherchant ce qui unit ces trois clubs et ce qui les sépare que les sociologues parviennent à saisir le rôle complet de ces clubs et de la pratique du football.
Les jeunes utilisent leur statut de footballers pour se définir positivement, pour échapper à une définition qui ferait d’eux des oisifs ou qui les réduirait à des enfants d’un quartier stigmatisé. Ils peuvent aussi s’opposer et se distinguer entre joueurs de clubs différents selon qu’ils estiment appartenir à un club de « vrais sportifs » dont la conduite et les pratiques alimentaires doivent être en harmonie avec la rigueur de l’entraînement physique, à un club de « vrais hommes » assumant une forte virilité et n’ayant pas froid aux yeux, ou encore à un club valorisant l’esprit convivial et les amitiés. Ces oppositions ne constituent pas toutefois des rivalités qui feraient de ces clubs et des fonctions qu’ils remplissent des réalités radicalement différentes, voire contradictoires. Quel que soit leur club d’appartenance, tous les joueurs partagent des valeurs qui leur permettent de constituer une communauté : a) ils perçoivent le football comme un outil de lutte contre la criminalité et la violence ; b) ils parviennent à surmonter leur appartenance partisane pour reconnaître les joueurs talentueux ; c) ils apprécient que ce sport permette de rendre publiques des attitudes et des compétences susceptibles de séduire les employeurs qui assistent aux matchs.
FdS, CG, OM
À l’occasion d’une recherche sur le football en Afrique du Sud l’un de nous (Sylvain) avait été amené à vivre dans le township de Kayamandi, en périphérie du centre de Stellenbosch (occupé par les Blancs Afrikaans). Cette immersion de plus de quatre mois, avait pour projet d’ethnographie urbaine de mieux connaître les fonctions sociales du football pour des jeunes vivant dans un quartier ségrégué. À quoi pouvait bien servir le football : entretenir des réseaux d’entraide, obtenir de la reconnaissance, trouver un job ? Mais pour répondre à ces questions, il fallait franchir les portes du township. Alors qu’il se rendait, sans traîner et pas vraiment rassuré, à la pension de famille (« Nosizwe ») qui lui servira de quartier général, sa première surprise fut de constater la diversité de l’habitat. Les shacks (cabanes de bois ou de tôle) succédaient aux petites maisons en dur construites par l’Etat, mais on apercevait aussi de magnifiques bâtisses. Le « parquage » spatial n’empêchait donc pas la hiérarchisation sociale. Nulle part plus qu’ici l’assimilation du township à une nasse de pauvreté n’était fausse. L’hypothèse selon laquelle le football pouvait servir à oublier ou à fuir la pauvreté devait donc dès l’arrivée être relativisée.
1. Accès au terrain, posture de l’enquêteur
et gestion des interactions d’enquête
La posture de recherche de l’ethnographe est généralement présentée comme un travail visant à fixer une distance idéale entre l’enquêteur et les individus de son terrain. Or cette distance est fluctuante ; enquêtés et enquêteurs cherchent, à certains moments, le rapprochement et à d’autres le maintien à distance (Bonnet, 2008). Les enquêtés peuvent s’ingénier à faire passer le chercheur du « nous » (quand ils l’incorporent au groupe) au « eux » (quand ils l’en excluent). Ainsi, après un entraînement de foot où le nombre de belles passes que j’avais reçues m’avait convaincu que je faisais partie du « nous », les jeunes de l’équipe m’avaient raccompagné, mais en me faisant passer par la rue Chris Hani (nom du responsable de l’ANC tué en 1993). Dès nos premiers pas dans la rue, leurs mines joviales s’étaient assombries pour me dire : « c’est vous les Blancs qui l’avaient tué », me faisant réintégrer les « eux » que je croyais avoir quittés. Certes, ils ne disaient pas cela contre moi en particulier ; de ma personne ils espéraient seulement assez de culpabilité et de compassion pour que je leur paie une tournée expiatoire à la mémoire de ce pauvre Chris au bar le plus proche. Mais, comme j’avais répondu intraitable : « moi, je suis français, et même là-bas je ne suis pas responsable de tous les Blancs, alors ne comptez pas sur moi pour payer les bières ! », ma réponse les avait fait rire et ils avaient juste ajouté : « si tous les Français sont comme toi, ce sont de vrais radins ! ».
Tout au long de notre séjour dans le township nous avons tenu à respecter quelques règles de gestion des interactions permettant non pas d’abolir les frontières raciales et sociales (quelle illusion que de le croire), mais de rendre communicables les expériences acquises dans notre monde et le leur.
– La première précaution que nous avons adoptée a consisté à appliquer un principe baptisé « principe de Monsieur Brun ». Cette règle revenait à assumer notre position d’extériorité. On se souvient du personnage de Monsieur Brun dans la Trilogie de Pagnol. Ce Lyonnais, à l’accent pointu, ne cherche pas à imiter les intonations marseillaises de César ou d’Escartefigue. Mais cela ne l’empêche pourtant pas de participer à la partie de cartes et d’y tenir son rôle. Pareillement, nous n’avons pas cherché à singer les jeunes footballeurs du township. La seule habitude corporelle que nous partagions avec eux était la manière de se dire bonjour. À La Réunion, entre Créoles, et en Afrique du Sud dans le township, on fait glisser les deux mains l’une contre l’autre, puis on se donne un petit coup sec poing contre poing. Produire machinalement ce geste nous a servis, mais cela n’a été possible que parce qu’il était le fruit d’une habitude incorporée ; vouloir imiter d’autres manières que nous découvrions, loin de contribuer à accroître notre proximité, n’aurait fait que souligner notre étrangeté.
– La deuxième précaution consistait à explorer des ponts culturels. La connaissance musicale du « Kwaïto » et du rap sud-africain découvert lors de notre premier séjour, nous a permis de réduire notre étrangeté. Il fallait, bien sûr, mieux taire notre intérêt pour Johnny Clegg. En effet, si la vedette passe en occident pour un chanteur engagé en faveur de la culture africaine des townships, il n’est rien de plus qu’un Blanc qui ne sait pas se tenir à sa place, « un Blanc qui veut que tout le monde marche pieds nus » dira un footballeur avec qui je parlais musique.
– La troisième précaution a consisté à ne pas cacher aux sujets de l’enquête notre vulnérabilité dans le township ; mais à en faire au contraire une ressource pour inverser le rapport de domination entre enquêteur et enquêtés. Généralement, les travaux relatant des enquêtes de terrain insistent sur le déséquilibre des positions sociales entre chercheurs et sujets. Le chercheur, dominant et en position haute, essaierait avant tout d’alléger les sujets du poids écrasant de sa supériorité statutaire. Or, dans le township, l’appartenance à un organisme de recherche étranger est une monnaie dont le cours varie très fortement selon les situations. Elle conserve une valeur relative face aux dirigeants des clubs sportifs, mais est totalement décotée dans la vie de tous les jours. Or, même avec une sérieuse expérience de terrain, dans le township on se sent petit et fragile. La première fois que j’avais demandé sous une forme indirecte de l’aide à Mzimkhul, mon intermédiaire privilégié, il m’avait « vanné » mais, en même temps, il s’était montré très protecteur, attitude qui depuis ne s’est jamais démentie. Nous lui avions demandé si notre tenue convenait pour sortir dans la rue le soir. Il avait répondu que j’avais l’air d’une belle poire (big sucker). Ensuite, à de nombreuses reprises, il m’avait indiqué quoi faire pour ne pas avoir de problèmes. Nos carnets de notes comportent de multiples traces de cette attention protectrice « ne va pas là, c’est trop dangereux, nous on n’y va pas non plus », « attends-moi, je t’accompagne, ce sera plus sûr », « appelle-moi avant de partir de chez toi », « fais pas l’erreur d’aller dans cette rue la nuit, tu le regretterais, oublie cette sortie », « attends, à cette heure là je vais te ramener chez toi ». Il faut noter qu’il en coûtait à Mzimkhul de proférer de telles mises en garde car elles altéraient l’image radieuse du quartier qu’il tenait tant à me faire passer. Mais peut-être trouvait-il un intérêt supérieur à se montrer sous le jour avantageux d’« ange gardien » d’une personne qui avait la possibilité de parler avec des responsables du township. Parfois aussi cette protection était affichée ostensiblement en attente d’une récompense : « Oui, qu’est-ce que tu serais devenu sans moi dans cette rue ? Et si on allait manger à Mugg & Bean » ou encore « Tu as de la chance d’être avec nous, ici dans le quartier tout le monde nous respecte ». Dans tous les cas, j’avais nettement conscience qu’un chercheur dans le township n’est rien sans la force physique du collectif.
– La quatrième précaution a consisté à accepter que les enquêtés tirent profit de notre étrangeté, précepte qui sera baptisé pendant l’enquête principe de « la tête de cochon ». Après les matchs importants G.G. et Mzimkhul faisaient griller une tête de cochon et distribuaient aux joueurs de l’équipe des morceaux en fonction de leur mérite. Je devais attendre que tous soient servis pour recevoir ma part sous forme de morceaux passablement cartilagineux. Mais après avoir appris à Mzimkhul que notre projet d’enquête était retenu à La Réunion et qu’il allait pouvoir donner de la visibilité à leur équipe, mon tour dans la distribution avança et la part octroyée augmenta sensiblement en poids et en qualité, de l’oreille je passais à la joue. Il faut donc renoncer à décrire les gens du township comme nous accueillant les bras ouverts de manière totalement désintéressée. Leur réelle hospitalité ne s’oppose pas à une logique de l’intérêt bien compris. D’autre part, aussi bienveillant et chaleureux qu’ils soient, les sujets peuvent parfois se moquer de nous. Pensant que j’étais hors de portée d’écoute, Mzimkhul avait vilipendé Carlos (joueur du Mighty 5 Stars) qui m’avait indiqué un danger imaginaire au sujet d’une rue en réalité tranquille (« si tu vas là c’est simple, dès qu’ils voient un Blanc, ils le détroussent »). Il ne lui reprochait pas de m’avoir menti mais de porter atteinte à l’image du quartier. Finalement après une bordée de réprimandes Mzimkhul s’était tout de même mis à en rire avec Carlos. De l’autre côté de la porte, abrité de leur vue mais pas de leurs rires, j’avais réalisé qu’il ne fallait pas espérer, par quelques parties de football, changer ma couleur de peau et que j’avais sans doute, malgré ces petites moqueries, déjà droit à un traitement de faveur.
– La cinquième précaution utile consistait à respecter scrupuleusement les codes de politesse en vigueur et de ne pas prendre d’initiative pour forcer l’entrée dans l’interaction. Par exemple, il fallait toujours rendre scrupuleusement tout bonjour, mais conserver l’obligation d’attente du bonjour initial pour répondre (ce qui caractérise les positions subalternes).
– Enfin sixième et dernière précaution : s’il n’était pas question de me priver de la pratique sportive comme accélérateur relationnel, j’avais pour principe de montrer toujours les plus grands signes de déférence envers l’entraîneur. À l’entraînement, j’étais le joueur le plus âgé, de plus j’étais le seul étranger, le seul Blanc, ces critères me donnaient un statut particulier. En adoptant toujours une écoute ostensible des consignes de l’entraîneur, en acquiesçant de la tête à toutes ses remarques, je renforçais son autorité, ce qui pour lui était toujours bon à prendre. Je ne risquais pas en outre de passer pour un bouffon (clown) ou un lèche-cul (an asslicker) comme cela peut être le cas dans l’institution scolaire quand les apprenants montrent trop d’intérêt pour ce qu’ils apprennent. En rien obligatoire, le sport ne réunit que des pratiquants volontaires qui ont décidé d’apprendre ; de plus, ceux des jeunes qui veulent jouer dans l’équipe ont tous une attitude très respectueuse envers le coach.
2. Trois esprits sportifs pour une rivalité triangulaire
Les jeunes que nous avons rencontrés opèrent deux opérations pour se définir. D’une part, ils se débrouillent systématiquement pour échapper à toute définition les réduisant à leur mode d’habitation. Ils se présentent en footballeurs (par opposition valorisante aux oisifs). D’autre part, au sein de cette catégorie générale des « footballeurs », ils établissent une hiérarchie en comparant leur équipe aux autres. Trois clubs du township occupent le haut de l’affiche en évoluant dans la catégorie SAB Regional League (la quatrième division sud-africaine) : le Mighty 5 Stars, le Migthy Peace, et les Hotspurs. Les rivalités sont moins liées aux palmarès de la compétition sportive qu’à la concurrence entre l’image que chacun d’eux souhaite donner. L’enjeu majeur est d’attirer le plus de joueurs et le plus de spectateurs, les résultats de la compétition n’étant qu’un moyen comme un autre d’y parvenir. Une erreur méthodologique dommageable aurait été de ne s’entretenir et de ne passer du temps qu’avec les membres d’un des trois clubs. Seule la prise en compte des critiques croisées permet de véritablement donner une définition relationnelle du football du township.
Le Mighty 5 Stars cultive à l’envie son aspect sérieux : « on n’est pas là pour s’amuser au Mighty 5 » (Dumisani, défenseur). Faire des règles sportives un mode de vie constitue l’esprit du Migty 5 Stars. Chez nous, assure Dumisani « on ne rencontre que des gars qui en veulent dans la vie comme sur le terrain de sport. Pas de délinquants, pas de fainéants ni d’alcoolos comme chez les Hotspurs ». L’observation comparée des trois clubs à l’entraînement permet de constater une forte similitude dans les exercices effectués. Toutefois les entraîneurs du Mighty 5 Stars ont une spécificité : le coach rappelle régulièrement les règles morales qui font le club. « Ici on ne se bat pas, même si vous n’êtes pas d’accord avec l’arbitre vous le respectez, ici on ne jure pas, on ne s’insulte pas entre nous et surtout ceux qui boivent de l’alcool peuvent rentrer directement chez eux, c’est bien compris ? » clame Nkosinathi, et avec une pointe d’humour il ajoute à chaque entraînement « je ne le répéterai pas ! ». Ainsi, alors que les joueurs du Hotspurs s’accordent une bière après les entraînements et en déplacement, ceux du Mighty 5 Stars vivent toujours sous la surveillance de Nkosinathi « si j’en vois un avec une bière dans le quartier, je lui fais passer un sale quart d’heure dont il se souviendra ». Le Mighty 5 Stars construit son image dans un double démarcage : d’une part il se veut plus sérieux et vertueux que les Hotspurs, et, d’autre part, il est moins féminisé et moins fragile que le Mighty Peace. Carlos, attaquant des Mighty 5 Stars en est consterné : « je ne sais pas ce qui leur est passé par la tête aux gars du Mighty Peace mais ils ont plein d’équipes de filles dans leur club. L’entraîneur entraîne les garçons comme des nanas, je te jure les filles sont capables de suivre les entraînements des garçons ».
Vue du camp des Hotspurs, la situation est simple : seuls des vrais hommes comme eux peuvent défendre l’honneur de Kayamandi. « Mokete attaquant des Hotspurs). L’esprit sportif des Hotspurs repose sur l’éloge de la virilité. Ils tombent évidemment d’accord avec les joueurs du Mighty 5 Stars quand il s’agit de critiquer la féminisation excessive du Migthy Peace. Mais, pour les Hotspurs les Migthy quels qu’ils soient sont des « mauviettes » (Wimps) et des faibles (weaks). Ofentse, pilier des Hotspurs, résume clairement cette représentation des deux autres clubs : « ma petite sœur joue au Mighty Peace ; la seule équipe qu’elle ne craint pas de rencontrer, c’est les garçons du Mighty 5 Stars ». Pour lui, toutes les équipes de Kayamandi doivent une fière chandelle aux Hotspurs sans qui aucun joueur du township ne serait respecté.
Du côté du Mighty Peace, le football n’est ni un moyen de renforcer la discipline et l’ascèse individuelle (comme chez Le Mighty 5 Stars), ni un moyen d’affirmer sa virilité (comme chez les Hotspurs), mais contribue au développement des amitiés entre les équipes du championnat. L’ouverture des joueurs sur l’extérieur du township sert alors de fondement à l’esprit sportif. Les joueurs du Mighty Peace s’accordent avec ceux du Migty 5 Stars pour dénoncer la mauvaise réputation des Hotspurs. Pour Moitheri, joueur confirmé au Mighty Peace « dès qu’un joueur du Mighty Peace tourne mal on le retrouve chez les Hotspurs. Au fil du temps, on retrouve chez eux tous les casseurs virés par les autres clubs ». Mais les Mighty Peace stigmatisent aussi sans retenue l’aspect m’as-tu-vu des Mighty 5 Stars. Moitheri souligne « on n’est pas comme les Mighty 5 Stars qui veulent frimer. Eux, ils arrivent en gros taxi sur lequel il y a marqué “ce que nous avons, vous ne l’avez pas”. Nous, on reste humble, on discute avec les gars d’où qu’ils viennent ».
3. Jouer au football pour s’insérer
dans une communauté
Plusieurs facteurs relativisent cette rivalité :
– Premièrement, même pour les joueurs des Hotspurs, le football est donné pour avoir une fonction essentielle de prévention de la délinquance. Quand je demande : « qu’est-ce qui est le plus important dans le football ? » revient immanquablement l’éloge de la lutte contre la criminalité et la violence.
– Deuxièmement, le football, dès qu’on y joue avec talent, permet d’obtenir de la reconnaissance indépendamment de son appartenance de club. Les spectateurs encouragent (malgré les efforts des dirigeants de chaque club) quasi indifféremment les trois équipes du township. Ils puisent dans chacune d’elle des qualités spécifiques qui, mises bout à bout, offrent un portrait valorisant de la communauté du quartier. Ainsi, pour réussir dans la vie, il est requis le sérieux emblématique des joueurs du Mighty 5 Stars tout comme l’ouverture de ceux du Mighty Peace. Cependant, comme on ne fait pas que des bonnes rencontres, il faut aussi être suffisamment viril pour, quand c’est nécessaire, se faire respecter comme savent si bien le faire les Hotspurs.
– Troisièmement, aucun des trois clubs du township n’a formalisé un réseau d’embauche spécifique avec des emplois réservés à ses joueurs et à eux seuls. Pourtant, jouer au football permet de se faire une réputation qu’il est possible de réinvestir auprès des employeurs influents qui viennent assister aux matchs. Dans cette perspective, il faut savoir se montrer fiable (ne jamais être en retard), sérieux (ne pas boire, ne pas fumer, bien entretenir son équipement), loyal (savoir jouer collectif) et généreux dans l’effort (se dépenser sans compter). Toutefois, certains employeurs qui cherchent des gars capables d’être à la hauteur dans des postes à risques (échoppes ouvertes la nuit, conducteur de taxi..) voient d’un bon œil les joueurs qui vont au match comme à la bataille, et apprécient les récidivistes du jeu dur que l’on trouve dans les rangs des Hotspurs. Ainsi, quand au terme d’une partie particulièrement houleuse, Karabo, un des défenseurs les plus rugueux des Hotspurs, se fait exclure du terrain pour avoir balancé sa godasse sur un des attaquants adverses, John (gestionnaire d’une antenne de taxi), avec qui je regardais le match, lui lance un clin d’œil appuyé pour le réconforter. Puis le taximan se tourne vers moi et d’un hochement de tête approbateur lâche un laconique « lui, il me le faut ! ».
En conclusion, on peut s’étonner de voir que la suppression des lois d’apartheid, depuis 1994, n’ait pas entraîné un flux important de sorties du ghetto. Le confinement par la loi a fait place au confinement par la nécessité : les candidats au départ étant immédiatement retenus par la stigmatisation dont ils font l’objet dès qu’ils sortent du ghetto. Protégés à l’intérieur du township du mépris et de l’hostilité, les jeunes de Kayamandi s’y exposent en les dépassant. Pour autant, habiter le quartier africain ne signifie pas partager un même destin. Le township de Kayamandi connaît une hiérarchie sociale très marquée, qui donne lieu en son sein même à des promotions, des reclassements et à des relégations. Le football est un des instruments de ce classement, car si tous les joueurs de football du township n’ont pas réussi, tous ceux qui ont réussi une carrière respectable sont passés par les clubs de foot.
Bibliographie
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