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« On va traîner devant le collège. Enfin, pas traîner... »

Elsa Ramos

Dans l’analyse quantitative de questionnaires, le sociologue doit anticiper des résultats possibles sous la forme d’hypothèses précises (par exemple « les enfants de familles de cadres ont plus d’activités extra-scolaires organisées que les enfants de familles populaires »). De plus, souvent, il pose des questions fermées, c’est-à-dire des questions avec une liste de réponses fournies (« Combien d’activités extrascolaires as-tu en semaine ? »). Dans l’analyse compréhensive d’entretiens, il agit très différemment. Il doit, à la manière d’un psychanalyste, laisser flotter son attention pour attendre, non pas l’inconscient en l’occurrence, mais des expressions si ordinaires que l’on n’y prête pas attention. Et il doit faire attention à ne pas imposer par ses questions le vocabulaire à la personne interrogée afin de ne pas détruire le sens vécu de l’activité.

Ce texte rend compte de cette démarche qui peut sembler paradoxale puisqu’il s’agit d’appréhender le monde dans lequel la personne vit à partir des mots qu’elle utilise, et non pas à partir des catégories que le sociologue pourrait utiliser. C’est pour cette raison que cette perspective est désignée sous le terme de « compréhensive ». Ainsi, ici, on ne recherche pas les déterminants de la pratique du temps libre des adolescents, on tente d’appréhender la manière dont les jeunes apprécient les temps dérobés, les temps non programmés, les temps qui ne figureront jamais dans les emplois du temps. Le postulat d’une telle analyse est que le sens vécu d’une pratique, de l’existence est caché dans le vocabulaire et donc que la sociologie compréhensive doit reconstituer ce vocabulaire pour en déduire la signification.

L’analyse compréhensive n’est pas que descriptive, même si elle doit l’être très fortement. Elle s’enracine, elle aussi, dans la théorie. En effet le sociologue n’entend bien (ou ne voit bien) que s’il a une perspective. Là encore, le rapprochement avec l’analyse s’impose. Le psychanalyste parle et intervient peu, il écoute en référence à la théorie de Freud. Elsa Ramos ne se contente pas d’écouter des adolescents sur leurs temps libres non comptabilisés, non programmés. Si elle entend notamment deux termes de leur vocabulaire – « traîner » et « improviser » – c’est parce qu’elle recherche la manière dont les jeunes construisent leur monde en dérobant du temps pour eux : ouvert aux rencontres avec leurs copains et leurs copines et qui ne sera pas raconté aux parents le soir. Ces deux termes sont des marqueurs du processus d’individualisation.

Savoir mener un entretien compréhensif est difficile puisqu’il faut que l’enquêtrice, l’enquêteur, n’impose pas par une série de questions des réponses courtes. Il doit laisser filer le discours de la personne interviewée, repérer telle ou telle catégorie afin de faire des relances pour mieux cerner les significations, le sens du monde subjectif dans lequel tout individu vit, comme le soulignent Peter Berger et Thomas Luckmann dans La construction sociale de la réalité (2006, Armand Colin). Le sociologue compréhensif a pour tâche de reconstituer l’architecture du monde vécu.

FdS, CG, OM

Appréhender ce que signifie « grandir » présuppose de comprendre et d’identifier les modalités par lesquelles le jeune agrandit son monde. Pour cela, les déplacements dans la ville constituent une entrée précieuse. Dans la mobilité spatiale, les adolescents ne sont pas toujours sous le regard de l’adulte familier comme le parent, l’enseignant… Ils trouvent et se constituent des niches abritées du contrôle et du regard des aînés. Cela leur permet progressivement d’éprouver l’expérience d’être l’acteur d’une situation qui n’est pas structurée par des règles préexistantes, prédéterminées par la hiérarchie et l’autorité parentale ou scolaire, plus généralement du monde adulte. C’est précisément cette expérience qu’ils rapportent des moments où ils « traînent », lors d’entretiens portant sur la conquête de l’autonomie à partir des déplacements et des territoires, auprès d’adolescents de douze à seize ans, réalisés dans le cadre d’une enquête pour l’Institut de la Ville en Mouvement. Le fait que Julien, jeune de 14 ans (classe de 3e, Villepinte, père : ambulancier, mère : chargée de clientèle) se reprenne « enfin, pas traîner… » vise à mieux définir ces moments et à en défendre leur légitimité. Cette précision apportée est un indicateur de la réflexivité de l’enquêté qui, au fur et à mesure de l’entretien, cherche à rendre compréhensible et palpable un monde qu’il découvre et sur lequel progressivement il développe une marge de manœuvre qui participe du processus d’autonomisation.

1. Partir des catégories énoncées par les individus eux-mêmes

Pour appréhender cette marge de manœuvre, le sociologue compréhensif part des catégories utilisées par les individus. Il les prend au sérieux. Dans l’expression rapportée, le verbe « traîner » est connoté négativement. Lors de l’entretien avec l’adolescent, l’enquêtrice lui demande si en général, après l’école, il rentre tout de suite. Il répond : « Ben, on va un peu traîner devant le collège. Enfin, pas traîner… mais parler devant le collège ou à l’arrêt de bus. Mais vu qu’en plus on a des horaires… On fait 8 h 30-18 h et des fois on n’a pas trop envie de s’attarder, on a envie de rentrer, donc… » L’enquêtrice relance en demandant quelle définition il proposerait au terme « traîner » : « Traîner, je trouve que c’est un peu péjoratif parce que… traîner, ça rime avec zoner. Ça rime avec pleins de mots : dealer, zoner… Non, mais sérieusement, je préfère dire, rester à l’extérieur que traîner. Parce que maintenant, j’ai l’impression que les grandes personnes ou alors les plus vieux qui ont 60 ans, ils disent [il imite une voix chevrotante] “ Ouais, maintenant les jeunes, ils traînent ”. Ouais, c’est vrai, on traîne, mais en même temps… En fait, à force de l’entendre dans la bouche de… dans un contexte péjoratif, ça en devient un mot péjoratif. » Nouvelle relance de l’enquêtrice qui explique que pour elle « traîner » veut dire rester un peu plus longtemps, et qu’elle-même ça lui arrive de « traîner » après le travail… Le jeune garçon précise : « Il y a traîner dans le contexte temporel et il y a traîner…. Si on dit : “J’ai traîné là”, dans un contexte de lieu, je trouve que c’est plus péjoratif. “J’ai traîné devant le collège”. À la limite, moi je sais ce que je fais devant le collège, donc voilà. Mais quand on me dit : “Tiens, il y a des jeunes qui traînent devant le collège”, ça va être dans un contexte péjoratif pour moi. » La connotation négative est liée à ce que les jeunes connaissent les règles adultes et de l’éducation parentale : ils savent quels sont les moments jugés positivement et négativement par les adultes. L’adolescent se reprend peut-être également face à une enquêtrice qui fait, elle aussi, partie du monde des adultes et auprès de laquelle il se défend d’une image négative qu’il pourrait donner. Les termes « traîner » mais aussi « glander », « rêvasser » évoquent l’idée de désœuvrement qui, comme la paresse, peut, selon l’adage, être mère – père dans ce cas – de tous les vices. Tout ce qui n’est pas défini précisément, ou délimité par un espace, un lieu, un contenu précis, n’est pas reconnu comme une vraie activité. Bref, tout ce l’on n’inscrit jamais dans un emploi du temps : les temps libres, les temps morts, les temps intermédiaires… Toutes ces expressions renvoient à l’idée que ces temps sont essentiellement définis par l’absence d’activités et d’objectifs, des temps sans contenu et sans nature.

Dans cet énoncé, se joue ainsi la question de la productivité des moments : certains sont codés productifs et d’autres improductifs. En se reprenant : « Enfin, pas traîner… mais parler » et en précisant « À la limite, moi je sais ce que je fais devant le collège », le jeune garçon soutient ces moments définis comme étant productifs et non comme étant caractérisés par l’absence d’activités. Le fait qu’il précise sa pensée est aussi un indicateur de la connaissance qu’il a de ce qu’il a à faire ou à ne pas faire aussi en tant que « fils de » : il sait ce qui plaît ou déplaît à ses parents et il sait aussi distinguer parmi ses activités celles qui relèvent d’un choix et d’une marge de manœuvre individuelle et celles qui relèvent de choix parentaux. Ainsi, ce que nous enseigne d’abord cette attention à la catégorie « traîner » est le fait que les adolescents ont identifié les règles parentales, et surtout plus largement celles du monde adulte, et qu’ils se positionnent en référence à elles pour justifier et légitimer l’écart à ces règles comme une reformulation d’une partie de leur monde.

2. Avoir son indépendance spatiale pour s’éloigner du regard parental

Un deuxième enseignement peut être avancé : « traîner » est un indicateur de l’indépendance spatiale qui renvoie aux déplacements et à la mobilité et aussi à des temps qui ne sont pas encadrés par des adultes, qui ne sont pas sous leur contrôle direct. Selon Marie-Hélène Massot et Joël Zaffran, l’indépendance spatiale (l’auto-mobilité pour reprendre les termes des auteurs) est « un temps à soi qui permet d’accéder à ce qui existe, de faire l’expérience de la liberté de choisir, de participer et de se mouvoir » (2007, p. 230). En grandissant, les jeunes sont de moins en moins encadrés dans leurs déplacements et l’accompagnement chute fortement au-delà de 10 ans même si le nombre de déplacements accompagnés reste encore élevé à 11 ans (40 % de la mobilité quotidienne). Il diminue progressivement de 11 à 15 ans pour se stabiliser autour de 10 % de la mobilité quotidienne d’un adolescent (Massot, Zaffran, 2007). À l’adonaissance, les trajets pour se rendre et revenir du collège sont à dominante des voyages accompagnés avec des copains ou des copines de classe alors que les trajets pour se rendre à une activité sportive ou culturelle se font principalement avec les parents ou un autre adulte et pour aller voir un copain ou une copine, les jeunes s’y rendent surtout seuls (Singly, 2002).

Les trajets pour aller au collège et au lycée et surtout en revenir apparaissent pour les adolescents comme des moments entre copains pendant lesquels ils « rigolent », ils parlent, ils sont ensemble. Pauline (16 ans, classe de seconde, Paris, 11e arrondissement, père : médecin, mère : kinésithérapeute) explique ce que cela représente pour elle : « J’aime beaucoup faire ça parce qu’on papote… En fait, on ne voit pas le temps passer, parce que c’est après les cours, la journée est passée… Surtout quand on a eu une journée lourde, et on n’a pas eu le temps de se voir. En fait, on se voyait sans se voir entre les cours, il y avait le stress du cours prochain où il y avait une interro… Enfin, il y avait plein de stress pendant la journée et du coup, le soir, on a vraiment plus le temps de parler, de plaisanter. C’est vraiment un moment de détente. » Le trajet du retour est un moment savouré : « La plupart du temps, j’avais beaucoup d’amis qui prenaient le même chemin que moi. On ne se pressait pas. C’était “Tu passes par où ?”. Alors, moi j’avais plusieurs possibilités donc ça m’arrangeait bien parce que du coup je pouvais aller avec plusieurs à chaque fois… Et même, ça m’est arrivé de rentrer à pied, ou même de prolonger et de faire un détour. Moi, ça me faisait faire un détour mais ça ne me gênait pas parce que du coup, je pouvais profiter, parler, c’est vraiment un moment de pause et quand on sait que le soir, on devait en rentrant, rebosser, du coup, c’était notre moment de détente. » Que ces temps ne soient pas encadrés par des adultes ne veut pas dire qu’ils se déroulent loin de l’école ou du domicile. La maison ou l’appartement, le collège ou le lycée, constituent des lieux d’ancrage importants, sinon très structurants, du temps libre : deux tiers des activités extrascolaires au quotidien s’inscrivent dans un lieu proche soit de la famille, soit de l’école, c’est-à-dire dans un rayon de moins d’un kilomètre (Massot, Zaffran, 2007). Pour ces jeunes, il s’agit moins de s’éloigner que de « grignoter » le temps autorisé pour accroître la durée des moments passés avec ses copains ou ses copines : « Une fois, en rentrant du collège, j’étais allé chercher des amis chez eux, et en fait j’ai mis plus de temps sur le trajet et donc je suis arrivé plus tard. Au lieu de cinq heures et demie, je suis arrivé, il était six heures et quart, pratiquement et demi. Ça faisait pratiquement une heure » Anthony (14 ans, classe de 3e, Villepinte, père : comptable, mère : assistante sociale). Les parents veulent contrôler, et rester attentifs à un monde qui leur échappe au fur et à mesure que leur enfant grandit, alors que pour ce dernier, il s’agit de développer des stratégies de gain de temps libre pour accroître progressivement la taille de son monde (Ramos, 2002).

3. L’improvisation comme temps d’expérimentation personnelle

Cette catégorie « traîner » livre un troisième enseignement permettant de mieux comprendre comment l’adolescent se construit une marge de manœuvre. Soulignons la différence théorique entre l’indépendance spatiale caractérisée par l’éloignement du regard parental et le processus d’autonomisation, définie dans l’interaction, et qui prend une forme particulière, « l’improvisation ».

Cette notion émerge dans un premier temps de la confrontation d’une hypothèse que l’enquêtrice propose à un des jeunes enquêtés après qu’il ait utilisé le terme « traîner » : « J’aime bien dans l’idée de traîner, son aspect positif. Ces moments de mon point de vue participent aussi, et pas seulement pour les jeunes, tu vois par exemple les gens qui vivent en couple, il y a peut-être un des conjoints qui va rester un petit peu plus de temps parce que c’est aussi son espace personnel entre le travail et le conjugal… Ce que j’aime bien dans ce mot, c’est l’idée qu’il n’y a pas un objectif… » Réponse de l’adolescent : « Oui, c’est de l’improvisation. » Le terme est lancé et… saisi. L’entretien est aussi un moment d’analyse qui se fait dans le vif et dans un pétrissage commun d’idées qui peuvent être soumises, précisées et travaillées dans le cadre même de l’échange entre l’enquêteur et l’enquêté comme on le ferait dans une discussion entre amis ou entre collègues. Et prendre au sérieux l’enquêté, c’est s’attacher à saisir ses définitions et l’aider à les expliciter et à les développer. Une notion peut alors devenir, premièrement, un indicateur que l’enquêteur utilise dans les entretiens suivants testant de ce fait sa pertinence à partir des échos qu’elle peut susciter – ou non – chez l’enquêté et, deuxièmement, une notion abstraite qui interviendra en tant que telle dans l’analyse ultérieure de l’ensemble du matériau.

Ainsi, pour l’enquêtrice, « l’improvisation » commence à se dessiner comme notion abstraite : les jeunes jouent des ressources dont ils disposent pour définir le contenu de leurs moments en fonction des contraintes qui définissent les situations : les personnes en présence, le temps dont ils disposent, les endroits où ils peuvent se rendre… De ce fait, « traîner » apparaît comme un excellent indicateur de la double dimension de certains des moments où se joue l’improvisation : tout d’abord ils sont marqués par une indétermination d’objectifs et de contenu de ce qu’ils vont faire ensemble. C’est ce que Kévin (14 ans, classe de 3e, Paris, 6e arrondissement, père : entrepreneur, mère : commerciale) résume en disant : « On ne sait pas à l’avance », en ayant le sentiment d’en être maître : « On prend notre temps » comme le rapporte Émilie (15 ans, classe de 3e, Paris, 6e arrondissement, père : officier, mère : au foyer). Si Julien (14 ans, classe de 3e, Villepinte, père : ambulancier, mère : chargée de clientèle) et son frère planifient leur lieu de destination, ils ne le font pas pour le contenu : « Il n’y a rien de mieux que l’improvisation, c’est toujours plus marrant. On ne va pas dire, “Tiens, demain, on va aller au Parc du Saussaie. On va faire ça. On va faire une bataille d’eau…” La dernière fois, on a fait une bataille d’eau. C’était spontané… Ce n’était pas du tout prévu. C’était… dans l’engrenage des choses. C’est beaucoup mieux, pour s’amuser… C’est vrai que l’improvisation c’est mieux, c’est toujours mieux quand ça sort du cœur. » Cet adonaissant explicite ce qu’est pour lui l’improvisation : « On est tous les huit. Et on se dit : “Qu’est-ce qu’on va faire ? ” Et puis, d’un coup, on va se mettre à marcher dans une direction et il y en a un qui va commencer. Les autres vont suivre et puis, petit à petit, il y a une situation qui va se déclencher. Puis, on va aller là, on va aller là, on va parler de ça… On ne sait pas ce qu’on va faire mais on le fait. » Ils ne savent pas toujours à l’avance ce qu’ils vont faire confirme aussi Anthony (14 ans, classe de 3e, Villepinte, père : comptable, mère : assistante sociale) : « Des fois, je vais chercher des copains et on ne sait pas ce qu’on fait. Après, on trouve ». Il rapporte un exemple : « On était devant chez moi, on ne savait pas quoi faire. Après, il y a des amis qui sont arrivés. Et comme il y avait une forêt, on est parti faire une chasse à l’homme. C’est quelqu’un qui a donné l’idée. » Dans le « on ne sait pas ce qu’on va faire » se glisse la perte de contrôle parental mais pas seulement parce que les enfants sont hors de portée des parents. Ces moments échappent à leur contrôle aussi parce que la représentation même du contenu de ces moments de leurs enfants leur échappe. C’est un espace de liberté, un marqueur d’une certaine émancipation. Être maître de son temps n’est-ce pas avoir et donner la preuve qu’on devient maître de soi-même ?

Le sociologue se sent parfois un rôle de rapporteur bien plus que d’analyste quand tout est dit dans le discours de l’enquêté – « C’est pour ça souvent nos parents, ils nous demandent : “Vous allez où ? Qu’est-ce que vous allez faire ? ” On sait pas » – ajoutant : « Et c’est peut-être là qu’ils perdent le contrôle. “Qu’est-ce qu’ils vont faire ? On ne sait pas ce qu’ils vont faire. D’habitude, on sait ce qu’ils vont faire à la maison”. »

Ces moments sont caractérisés par un pouvoir de décision des jeunes eux-mêmes sur les contenus de ces activités improvisées et aussi sur les règles qui les structurent, ce qui n’est pas le cas dans des moments davantage encadrés ou qui se déroulent dans une plus grande proximité de l’adulte familier. Improviser c’est faire preuve d’une disponibilité face aux possibilités qui peuvent se présenter sur le moment : l’endroit dans lequel on se trouve, le temps qu’il fait, les envies de l’instant, les copains avec lesquels on est… Ils célèbrent la messe du temps présent (Singly, 2007). Ils font leurs propres expériences c’est-à-dire qu’ils tâtonnent afin de mettre en adéquation ce qu’ils ont envie de faire et ce qu’ils peuvent faire. Ils ajustent leurs désirs aux contraintes du réel, ils expérimentent : « La définition de soi comme le statut, auquel cette définition doit correspondre, se construisent au gré des diverses expériences sociales, tout au long d’un processus itératif, fait d’essais et d’erreurs, jusqu’à parvenir à une définition de soi qui soit à la fois satisfaisante sur le plan de la self-esteem et crédible aux yeux des acteurs institutionnels » (Galland, 1993, p. 37). Ces temps dérobés participent au processus d’autonomisation, les adolescents s’affranchissant, pour un temps, des contraintes et du contrôle qu’il soit parental ou scolaire. Cependant, ne pas avoir de règles parentales ou scolaires organisant leur temps ne signifie pas qu’ils font « n’importe quoi ». Ils se font. C’est pourquoi le jeune dans l’énoncé sur lequel on travaille se reprend, non plus pour adopter le point de vie des parents et des adultes, mais pour s’affirmer : prendre son temps est légitime tout comme l’est le droit d’avoir du temps libre pour soi.

4. De l’écoute des catégories des individus à la compréhension d’un processus

Ainsi, la question des déplacements et des territoires permet d’éclairer le processus d’autonomisation à l’adolescence : grandir. Pendant cet âge se déroule un processus continu et inachevé de construction d’un « individu individualisé » : « la préadolescence et l’adolescence sont aujourd’hui des temps où on reconnaît socialement aux jeunes le droit de prendre distance, progressive, avec leurs parents » (Singly, 2002, p. 22). Dans l’expression qui sert de titre au chapitre, on devine la construction d’un monde à soi qui se dessine dans un premier temps par rapport aux jugements parentaux et plus largement du monde adulte. D’une certaine manière, la mesure du « bon fils » ou de la « bonne fille », du « bon élève » se ferait, en partie, à partir de cet élément : moins il ou elle « traîne », plus il ou elle est « bon (ne)… ». Sauf qu’être « bon » c’est aussi être en conformité avec les règles et les objectifs prescrits par l’éducation parentale, scolaire. S’éloigner du contrôle parental signifie gagner en indépendance spatiale, être de moins en moins sous le regard des parents ou de l’école, être de plus en plus acteur de ses moments. C’est aussi, pour les adolescents, mettre en question ou tout au moins s’interroger sur la planification parentale de leur temps qui renvoie à une définition de leur monde qui ne leur est pas toujours personnelle. Acquérir progressivement des marges de définitions de ces temps, c’est dessiner des contours d’un monde plus individualisé qui s’édifie aussi dans la relation avec les pairs. L’adolescence est conçue comme le moment où le jeune vise à devenir en partie « propriétaire » de lui-même en marquant sa distance à ses parents et à la culture adulte. Il cherche à s’émanciper de la tutelle parentale en prenant possession de lui, de son corps, mais aussi de son temps et de son espace. L’indépendance spatiale permet à l’adolescent de s’approprier progressivement un monde plus grand – « plus grand » signifiant non pas nécessairement plus étendu géographiquement – mais davantage au pouvoir de décider en partie du contenu de son temps et aussi de sa durée. Cet espace-temps est un enjeu majeur dans les relations parents/enfants.

Bibliographie

Galland Olivier, 1993, « La jeunesse en France, un nouvel âge de la vie », in Cavalli Alessandro, Galland Olivier (dir.), L’allongement de la jeunesse, Arles, Actes Sud, p. 19-39.

Massot Marie-Hélène, Zaffran Joël, 2007, « Auto-mobilité urbaine des adolescents franciliens », Espace, Populations, Sociétés, 2-3, p. 227-241.

Ramos Elsa, 2002, Rester enfant devenir adulte. La cohabitation des étudiants chez leurs parents, Paris, L’Harmattan.

Singly François de, 2002, « La “liberté de circulation” : un droit aussi de la jeunesse », Recherches et Prévisions, n˚  67, p. 21-36.

Singly François de, 2007, Les adonaissants, Paris, Pluriel/Hachette.