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« Ce matin, je sèche les cours ! »
Étienne Douat
Travailler sur les notions
Ce chapitre vise à rendre compte de la pratique du « séchage des cours » dans l’enseignement secondaire. Au-delà des faits qui nous renseignent sur cette pratique, ce texte est exemplaire de plusieurs opérations centrales dans le raisonnement sociologique.
L’intérêt de ce texte vient tout d’abord du travail sur la manière de nommer la pratique étudiée. « Sécher les cours », « faire l’école buissonnière » sont des expressions couramment employées par tous les acteurs. Étienne Douat retient de ces expressions et de ces pratiques un rapport distant à l’école qu’il nomme « décrochage scolaire ». C’est cette distance qu’il observe ensuite plus systématiquement. Il est amené à considérer le décrochage dans ses différentes dimensions et manifestations : temporelle (on sèche un cours ou toute une journée d’école), spatiale (on « fait le mur » ou on sèche en restant dans l’enceinte de l’école) et corporelle (on peut sécher par l’absence physique en cours, on peut aussi décrocher « cognitivement » en rêvassant ou en tapant des SMS en cours). Grâce à ces dimensions, on repère des niveaux et des modes de décrochage différents, pensés comme la contrepartie d’un accrochage plus ou moins fort au monde scolaire qui perdure. Cette construction de la notion de décrochage est exemplaire d’un travail de définition des notions tel qu’Émile Durkheim la défendait en rompant notamment avec les images d’Épinal de type « école buissonnière ». Ce travail de redéfinition des notions est indispensable pour toute enquête. Il pourrait être utilement généralisé à d’autres manifestations de distance par rapport à l’école.
Le second intérêt de ce texte réside dans le fait qu’il ne se propose pas seulement « d’expliquer » le phénomène du décrochage. La question « Pourquoi décroche-t-on ? » est prolongée par une autre question portant sur le lien entre le décrochage scolaire et la socialisation de classe (et plus précisément ici des milieux populaires). La distance en cours des élèves serait liée au rapport lui-même très lâche des familles de classes populaires face à l’école.
Cette perspective globale de socialisation de classe (la fameuse « problématique ») s’inscrit dans un questionnement déjà largement pratiqué par d’autres sociologues, cependant elle le fait fonctionner sur un nouvel objet. Cette tradition d’interrogation sur le rapport entre cultures de classes et école est retracée par l’auteur, et cache plusieurs orientations théoriques différentes. Adoptant une définition de la socialisation qui insiste sur les ambiguïtés, les hétérogénéités des normes et des valeurs acquises, Étienne Douat insiste sur le rapport très ambigu à l’école : espace où l’on peut se sentir dévalorisé mais espace auquel on tient car on y a un statut (d’élève). Ce rapport complexe à l’école permet de mieux comprendre l’ensemble des décrochages, petits ou grands, qui marquent à la fois la distance et l’attachement à l’institution.
FdS, CG, OM
Si l’école buissonnière n’est pas une pratique nouvelle, ça n’est que très récemment que « l’absentéisme scolaire » a été constitué comme une question digne d’intérêt, notamment par ses liens réels ou supposés avec la délinquance des mineurs, et exigeant une mobilisation collective (Douat, 2007). Commencer une enquête sur ce sujet dans le contexte des années 2000, c’est donc se confronter à un objet préconstruit où absentéisme rime avec risques, déshérence, déficit de l’élève, carences familiales, etc. Si l’on ne doit pas se laisser imposer la problématique institutionnelle de l’absentéisme, on ne peut néanmoins l’ignorer : il faut l’étudier comme une construction particulière et ainsi montrer que d’autres points de vue peuvent se constituer. Cette première phase de la construction de l’objet est un moyen de hisser au rang de question ce qui se présentait sous les atours de l’évidence : elle ouvre une brèche pour l’analyse sociologique. Par exemple, en interrogeant le postulat du vide associé à l’école buissonnière, on peut choisir d’orienter son enquête sur l’étude de ce qui caractérise au contraire, en plein, les parcours d’élèves absentéistes et opter pour une sociologie de la socialisation.
Ce chapitre revient d’abord sur deux approches s’inscrivant dans cette perspective (1.) dont la lecture a nourri l’élaboration de notre propre construction, ensuite restituée (2.).
1. Rechercher les ressorts du décrochage
Suivant ce premier angle d’attaque, on cherche ce qui, dans les expériences vécues dans les différents univers de socialisation des élèves, peut jouer dans le sens d’une incorporation d’un habitus antiscolaire, c’est-à-dire d’un ensemble cohérent de manières de faire en opposition avec un accrochage scolaire.
Le modèle de la culture antiscolaire
Dans son enquête ethnographique sur les adolescents en milieu ouvrier du nord-ouest de l’Angleterre (1978), Paul Willis analyse l’absentéisme (mais aussi la dérision, la désobéissance, etc.) comme des modalités de résistance aux valeurs et à l’autorité scolaires. Selon cette approche, les jeunes enquêtés ne sont pas perçus comme étant en situation de handicap ou de manque mais participent d’une culture antiscolaire en affinité avec la culture d’atelier qui leur est familière. Cette culture antiscolaire est essentiellement masculine et valorise la force, la virilité, les travaux physiques ou l’aptitude pratique (« la pratique vaut mieux que la théorie »), contrastant ainsi avec les valeurs privilégiées dans la culture scolaire.
Loin de se considérer comme « vaincus », ils estiment faire partie des « durs », en opposition aux « fayots ». Leurs pratiques d’opposition à l’école s’appuient sur l’existence de groupes de pairs informels, « les gars », au sein desquels « s’élaborent et se diffusent les stratégies de prise de contrôle […] au détriment de l’autorité officielle ». Ces adolescents peuvent ainsi tenter de « prendre en main leur classe » en « pieutant » ou jouant au lieu de travailler ou en « remplaçant les emplois du temps officiels par les leurs ». Ces pratiques de résistance font écho à celles de leurs pères, ouvriers, lorsqu’ils essaient de détourner l’organisation et le rythme du travail, par rapport aux directives du contremaître. Outre leurs conduites à l’atelier qui peuvent ainsi inspirer les pratiques antiscolaires de leurs enfants, les parents peuvent explicitement les approuver ou leur apporter un soutien face à l’école.
Les formes d’opposition de ces adolescents ne conduisent pourtant nullement à une subversion de l’ordre social établi. Au contraire : « en dépit de sa résistance symbolique, l’esprit de la culture ouvrière anglaise jusqu’à maintenant a été et demeure de s’accommoder d’une réalité préétablie, plutôt que de tenter activement de la modifier ». À travers leur pratique de résistance, ces enfants d’ouvriers assurent paradoxalement la reproduction de leur position sociale d’origine dont ils savent, au fond, qu’il est difficile de sortir. La culture antiécole, affiliée à une culture d’atelier indissociable d’une acceptation d’un destin ouvrier, contribue à « faire advenir un futur que d’autres avaient conçu pour eux ».
Appréhender les différents ressorts du décrochage
dans leur combinaison
Pour Paul Willis, les pratiques de résistance à l’école s’appuient essentiellement sur les valeurs de la culture ouvrière dont sont porteurs des adolescents, qui finalement introduisent dans le système scolaire une culture antiécole. Des enquêtes plus récentes mises en œuvre dans le contexte français du renforcement de la massification scolaire redéfinissent cependant partiellement cette grille de lecture en intégrant l’école comme un espace de socialisation contradictoire dans lequel les élèves peuvent aussi construire eux-mêmes des dispositions à décrocher. On fait ici l’hypothèse que les absentéistes n’importent pas dans l’institution scolaire une problématique que celle-ci gérerait plus ou moins, mais la constituent nécessairement dans et à travers elle. Au plan méthodologique, la mise en œuvre d’une telle démarche dans une enquête ethnographique suppose de construire des grilles comprenant des questions relatives aux expériences scolaires (par exemple les difficultés dans les apprentissages), aux effets socialisateurs des sanctions ou verdicts institutionnels tels que les exclusions, les conseils de discipline, et non plus seulement à ce qui se joue dans la famille ou la sociabilité juvénile. Cette démarche de recherche suppose également de croiser les discours des différents acteurs concernés (élèves, enseignants, etc.) et d’inscrire l’enquête dans la durée pour optimiser les chances de saisir la construction des enchaînements pouvant conduire à l’absentéisme ou au décrochage.
Dans leur travail sur Les ruptures scolaires (2005), Mathias Millet et Daniel Thin parviennent ainsi à montrer que les parcours de déscolarisation dans lesquels sont engagés les collégiens rencontrés peuvent être interprétés comme le produit d’une combinaison d’expériences défavorables à un accrochage scolaire, vécues dans l’univers familial, le groupe de pairs, mais aussi le contexte scolaire. Les auteurs soulignent que la mise en évidence de la contradiction entre les différents univers de socialisation des élèves ne peut suffire à rendre compte des ruptures scolaires (cette contradiction n’est pas une cause, mais constitue les conditions de possibilité du phénomène). Pour comprendre ces parcours, il convient donc de reconstituer autant que possible la manière dont s’enchaînent et s’articulent (à chaque fois de manière relativement singulière) des dimensions de la vie familiale, scolaire et juvénile (souvent partagées par les collégiens de milieux populaires), des événements biographiques ou des décisions institutionnelles.
« Le portrait sociologique » comme forme de présentation des résultats d’enquête permet de mettre en évidence l’imbrication concrète des différentes dimensions de l’existence des individus (Lahire, 2002). En lisant les portraits d’élèves, on découvre effectivement que des conditions de socialisation familiale défavorables à un accrochage scolaire (par le mode d’autorité mis en œuvre, le rapport à la culture écrite, etc.) des drames (le décès d’un proche, le divorce des parents, etc.) ne suffisent jamais à rendre compte des processus de rupture scolaire. Pas plus d’ailleurs que les exclusions répétées, les difficultés et malentendus dans les premiers apprentissages ou l’influence du groupe de pairs. C’est bien toujours dans leur conditionnement et leur renforcement mutuels que ces différentes dimensions opèrent et forment un processus pouvant conduire à la déscolarisation.
2. Prendre en compte la variation des pratiques
Partir sur le terrain avec l’idée d’appliquer un modèle théorique, aussi stimulant soit-il, présente un risque : perdre sa capacité d’étonnement face à la spécificité de son terrain, à la diversité des acteurs à rencontrer, et ne retenir finalement que les dimensions et les personnes susceptibles de rentrer dans le cadre d’intelligibilité ainsi fixé.
Lors des premières semaines de notre enquête dans deux collèges de banlieue populaire, un phénomène aussi évident que têtu nous interpelle : les quelques dizaines d’élèves rencontrés, malgré leurs absences répétées, sont encore très présents, manifestement accrochés à leur établissement et à certaines situations d’apprentissage. Ils ne semblent pas en opposition par rapport à l’école mais bien plutôt ambivalents, à la fois proches et distants de l’univers scolaire. L’enjeu n’est donc plus seulement de reconstituer les ressorts de leur absentéisme, mais aussi de comprendre ce qui les pousse à maintenir cet accrochage. La théorie de l’Homme pluriel développée par Bernard Lahire (1998) constitue alors un apport précieux pour rendre compte de ces variations dans le comportement d’un même individu. Cette approche s’inscrit dans la tradition bourdieusienne s’intéressant au passé incorporé, mais rompt avec une définition de l’habitus en tant que système de dispositions unifiées et transférable d’une situation à l’autre. Les dispositions sont conçues comme relativement hétérogènes et c’est seulement certaines d’entre elles qui sont mobilisées en fonction du contexte particulier de l’action. Dans cette perspective il s’agit de prendre en compte la pluralité des schèmes d’action intériorisés par les élèves, plus ou moins cohérents avec un accrochage scolaire, et d’étudier leurs conditions d’actualisation, de redéfinition ou d’inhibition.
Reconstituer les expériences socialisatrices
dans leur hétérogénéité
Au collège, les élèves vivent des expériences paradoxales, qui, parce qu’elles s’accumulent et s’inscrivent dans la durée, peuvent produire des effets de socialisation puissants. D’une part, et c’est cohérent avec le discours institutionnel officiel, porté par les différents acteurs éducatifs, valorisant l’accrochage scolaire du plus grand nombre, ils peuvent intérioriser l’évidence et l’importance de leur inscription au sein du système scolaire. D’autre part, ces élèves peuvent en même temps « apprendre » progressivement que leur absence n’est pas qu’une modalité négative de leur comportement, mais appartenir aussi au registre du souhaitable, du point de vue de certains éducateurs.
Notons que si les entretiens ont constitué un bon moyen pour étayer l’hypothèse d’une contradiction des expériences scolaires vécues au quotidien, le travail d’observation directe dans les établissements a permis de la vérifier. Ce ne sont pas tant les entretiens formels avec les enseignants, qui ont souvent décliné des aspirations professionnelles conformes au discours officiel, que les observations dans les couloirs, salles de classe, salle de profs, etc. qui nous ont permis par exemple de prendre la mesure du caractère ordinaire des pratiques d’exclusion de cours des élèves enquêtés ou des interpellations répétées trahissant leur indésirabilité : « tu n’as plus rien à faire ici », « tu aurais mieux fait de rester chez toi », etc.
Les élèves rencontrés sont issus des classes défavorisées, à l’image de la population générale des établissements enquêtés. Beaucoup de ce qu’ils vivent dans leur famille est donc plutôt contradictoire avec un accrochage aux apprentissages et une soumission à l’assiduité. Les entretiens révèlent par exemple que certains élèves expérimentent auprès d’un parent que l’on peut apprendre « la mécanique » ou « la coiffure » hors l’école, par « voir faire » ou par « ouïe dire » (Vincent, Lahire, Thin, 1994). Cette disposition est d’autant plus ancrée chez ceux qui ont vu leur-s aîné-e-s valider un diplôme sans toutefois décrocher un emploi. Néanmoins, en étant attentif à la variété des expériences familiales vécues par les élèves, ce sont des tableaux contrastés qui se dessinent progressivement. Le doute quant à l’utilité de l’école cohabite toujours avec l’idée de son caractère finalement incontournable pour « s’en sortir », « avoir un bon niveau » ou « bien savoir parler », etc. « En dehors de l’école point de salut » semblent ainsi répéter les parents lorsqu’ils payent des cours particuliers à leurs enfants ou tentent de maintenir un rythme familial scolairement adéquat malgré leurs horaires professionnels décalés.
Le groupe de pairs dans lequel évoluent les collégiens rencontrés ne fonctionne pas non plus comme un univers de socialisation lisse et homogène, en opposition à la culture scolaire. Bien sûr, l’inscription des adolescents dans les relations de quartier (en particulier de milieu populaire) exacerbe souvent la tension entre le monde juvénile et les éducateurs (Dubet et Martuccelli, 1996). À travers l’intensification des liens avec leurs copains de cité souvent scolarisés dans le même établissement, les élèves développent des manières de faire qui ne les soutiennent guère dans le sens d’une soumission aux règles scolaires. En reconstituant une partie de leur emploi du temps, on observe par exemple une diminution des rendez-vous fixés à l’avance (notamment pour suivre une activité associative) au profit d’une logique d’improvisation : « on se retrouve dans le quartier comme ça, je sais qu’i sont là [les copains] ». Avec les pairs, c’est aussi une logique hédoniste valorisant le fait de saisir immédiatement l’occasion d’un « bon moment » qui s’actualise et se renforce. Plutôt que de prendre son plaisir « quand il faut », au « moment opportun » déterminé à l’avance, comme le veut une certaine morale scolairement adéquate (Foucault, 1984), nombre d’élèves prennent l’habitude de prendre du plaisir quand la situation se présente : « Quand il fait beau, hop, je sors ! ». Néanmoins, culture de rue et groupe de pairs ne riment pas exclusivement avec le développement de « mauvaises habitudes », scolairement parlant. La reconstitution des transactions au sein des groupes d’adolescents rencontrés permet de mettre en évidence des formes d’interpellation croisées signalant la force d’un attachement à l’univers scolaire : attachement aux relations interpersonnelles qu’il permet, avec certains élèves et éducateurs, à certaines situations d’apprentissage (« après on pourra plus rattraper »), mais également à la pérennité de leur statut d’élève : « on est quand même des élèves » ; « qu’est-ce qu’on va faire après si on abandonne le collège ? », etc. Au sein d’un groupe d’absentéistes, on peut ainsi s’entraîner pour sécher un cours à 10h tout en développant des astuces pour faire le mur « à l’envers » à 11 h.
Être sensible au rôle du contexte
En rupture avec une habitude pratique souvent mobilisée par des acteurs éducatifs « débordés », nous avons examiné pour chaque élève les contextes de présence dans l’établissement, les situations d’accrochage à certains cours, ou au contraire les absences de l’espace scolaire et les moments de décrochage cognitif. À travers le recoupement de différents indices issus de documents (relevés d’absences, bulletins scolaires, etc.), des séquences d’observation et des entretiens, l’objectif a donc été d’établir autant que possible le rythme, la fréquence, la nature et l’évolution des absences et des présences des élèves suivis. Concernant une absence à un cours, que s’est-il passé lors des périodes de présence dans ce même cours ? La poursuite d’une telle démarche d’enquête permet de construire des portraits d’élèves nuancés, propres à satisfaire le chercheur soucieux d’éviter toute réification des comportements, et susceptibles d’interpeller l’acteur éducatif qui peut ainsi voir s’esquisser des pistes pour redéfinir en partie ses pratiques, par une meilleure prise en compte de ce qui accroche encore ses élèves, ou par une prise de conscience de sa participation dans la détermination de leur auto-exclusion.
Ainsi en suivant plusieurs années Babacar, on réalise qu’il ne s’oppose pas frontalement à l’école, mais qu’il active et développe ses résistances en 5e à la faveur d’un certain contexte relationnel (une mauvaise classe, un renforcement de son inscription dans un groupe de pairs déjà absentéistes) et plus particulièrement dans le cadre précis de son cours d’anglais où un conflit avec son enseignant s’est cristallisé autour de la perte de son Work Book. Babacar commence à s’absenter d’un cours dont il est plusieurs fois exclu pour manque de matériel, et où se joue une forme de relation avec l’adulte contradictoire avec celle qui a semblé habituellement conditionner son accrochage. Pour lui en effet, « être bon dans une matière » rime avec une bonne relation avec l’enseignant qui sait relativiser les objectifs strictement scolaires. En s’absentant régulièrement du cours d’anglais, Babacar peut ainsi éviter un enseignant qui le conforte dans une forme de disqualification que lui renvoyait déjà son inscription dans une « mauvaise » 5e. Au gré de la répétition-accumulation de ses absences de ce cours, Babacar construit peu à peu une habitude absentéiste qu’il mobilise dans d’autres contextes. Il apprend ainsi progressivement que l’exit, dans le langage de Hirschman (1995), est une façon de gérer des situations conflictuelles alors qu’il peine à faire valoir son point de vue en « prenant la parole » (voice). Mais sur trois ans d’enquête, malgré toutes ses absences, Babacar ne devient jamais un outsider, en rupture scolaire : il demeure durablement travaillé par une logique d’accrochage scolaire. En témoigne sa présence régulière dans certains cours qu’il juge importants et marqués par une relation relativement pacifiée avec l’enseignant, ou encore sa pratique régulière de l’absentéisme interne. Il peut ainsi « sécher » tout en faisant en sorte de rester dans l’établissement pour pouvoir facilement retourner ensuite en classe et/ou pour retrouver certains acteurs éducatifs investis affectivement, tel un assistant d’éducation ou un CPE.
Aucune lecture, pour heuristique qu’elle soit, n’épuise la réalité d’un phénomène. Produit d’options théoriques et méthodologiques, elle est toujours partielle et réductrice, sensible à certaines dimensions tandis qu’elle en ignore d’autres. Dans le cadre d’une sociologie de la socialisation, l’absentéisme pourrait encore être interprété sous un autre prisme : celui du genre par exemple. Une telle perspective permettrait d’identifier des différences de pratiques en fonction de l’appartenance de sexe, qu’une approche traditionnelle en termes de culture anti-scolaire, centrée sur le rapport social de classe, a largement ignorées. C’est le plus souvent seule, par exemple, que Nadia (en 3e) « fait le mur » pour rejoindre son petit ami (plus âgé) Abdel, échappant ainsi à une sociabilité juvénile pesante marquée par des interpellations ou regards masculins qui l’excédent. Une approche en termes de genre permettrait non seulement de mettre au jour les façons, sexuées, dont filles et garçons font l’expérience de l’absentéisme, mais aussi d’interroger les valeurs viriles qu’incarne cette pratique, pour voir dans quelle mesure elle peut constituer un moyen pour certaines filles d’occuper des espaces largement dominés par les garçons.
Bibliographie
Bourdieu Pierre, 1980, Le sens pratique, Paris, Minuit.
Douat Étienne, 2007, « La construction de l’absentéisme scolaire comme problème de sécurité intérieure dans la France des années 1990-2000 », Déviance et Société, n˚ 2, mars, p. 149-171.
Dubet François, Martuccelli Danilo, 1996, À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Seuil.
Foucault Michel, 1984, Histoire de la sexualité II. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard.
Hirschman Albert O., 1995, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1re édition 1970.
Lahire Bernard, 1998, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan.
Lahire Bernard, 2002, Portraits sociologiques, Paris, Nathan.
Millet Mathias, Thin Daniel, 2005, Ruptures scolaires : l’école à l’épreuve de la question sociale, Paris, PUF.
Vincent Guy, Lahire Bernard, Thin Daniel, 1994, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », in Vincent Guy (éd.), L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Lyon, PUL, p. 11-48.