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« J’écoute Skyrock,
d’autres Fun Radio, NRJ... »

Hervé Glevarec

Ce texte montre plusieurs manières de construire l’objet sociologique, c’est-à-dire différentes façons de sélectionner les données pertinentes en fonction de théories explicatives différentes. Tour à tour, à partir d’un même sujet, les « radios jeunes », trois perspectives explicatives qui sont présentées.

L’écoute des radios jeunes est d’abord construite comme un effet de génération. Chaque génération s’approprie un style musical spécifique, les jeunes n’écoutant pas les mêmes radios que leurs parents centrés sur la culture musicale de leur jeunesse. Des données de comparaison sur les styles musicaux dominants dans chaque génération sur la fidélité à certains chanteurs ou groupes sont requises pour tester cette hypothèse.

Les radios jeunes sont ensuite construites comme un espace d’autonomie pour les jeunes, de mise à distance des adultes. Dans les sociétés contemporaines où l’injonction sociale de devenir soi s’impose, les adolescents ont l’autorisation de se retrouver dans des temps et dans des lieux générationnels. Ils peuvent ainsi aborder à la radio leurs problèmes et prendre connaissance de la façon dont les autres jeunes y répondent. Des données d’écoute également sur les années postérieures à l’adolescence (avec les phases de « jeune adulte », puis d’« adulte » plus installé) permettent d’appréhender la spécificité de cette période.

Enfin, les radios jeunes sont aussi des marqueurs de distinction entre les jeunes eux-mêmes, ce qui souvent n’apparaît pas clairement aux adultes. Ces clivages recoupent ceux des styles vestimentaires des adolescents. Des entretiens permettent d’appréhender ces variations intragénérationnelles dans l’usage de la radio, et de les rapprocher d’autres dimensions du style de vie des adolescents.

Avec l’exposé de ces trois visions, on comprend combien le mode d’enquête est étroitement lié à l’objet que l’on s’est donné et que plusieurs regards différents sur un sujet proche sont non seulement légitimes, mais utiles.

FdS, CG, OM

«Il y a toujours ceux qui écoutent Skyrock, dit Angélique, 15 ans, il y a toujours ceux qui écoutent Fun Radio, ceux qui écoutent NRJ et ceux qui écoutent Le Mouv’ou tout ce qui est petites radios indépendantes. Comme s’il y avait des genres de personnes pour chaque radio ». L’écoute des radios musicales par les jeunes générations est un fait tout aussi massif qu’invisible : « massif » parce que, dans la décennie 2000, le taux d’audience quotidienne des 11-14 ans avoisine les 90 %, celui des 15-19 ans est encore plus élevé. C’est dire a priori l’importance de ce média pour les adolescents ; « invisible » parce qu’au quotidien, cette pratique, sauf scandales ponctuels, est inaperçue aux yeux des adultes, voire leur est indifférente.

Après une première période, celle des années 1960, pendant laquelle les jeunes écoutaient des programmes sur les chaînes traditionnelles – Salut les copains sur Europe 1 en est l’illustration –, à partir de la libéralisation des ondes en 1981 une deuxième période a vu la création de radios musicales spécifiquement conçues pour les jeunes. Depuis les années 1990, une troisième période s’est ouverte avec le développement de l’interactivité à l’antenne. L’écoute des jeunes générations est actuellement unilatérale ; elle concerne quasi exclusivement les radios dites jeunes du territoire français et exclut les radios généralistes (Glevarec et Pinet, 2009). Les principales radios écoutées par les adolescents et jeunes adultes sont Skyrock, Fun radio et NRJ.

Depuis un quart de siècle, les stations françaises offrent des programmes musicaux à destination des jeunes et, depuis une quinzaine d’années, des émissions dites de « libre antenne » consacrées aux « problèmes de jeunes », selon l’expression des auditeurs adolescents. La radio se voit ainsi investie doublement par les adolescents : à travers la musique qu’elle diffuse, un des objets culturels les plus significatifs pour les adolescents, et à travers ses libres antennes du soir, rares espaces d’une prise de parole et d’une apparition publiques des adolescents (Glevarec, 2005).

Si, comme l’affirme Jean-Claude Passeron, la sociologie est sociologie des différences, les questions qui se posent à propos de l’écoute des radios musicales jeunes trouvent leur origine dans trois différenciations : une première concerne la différence historique entre une pratique d’écoute contemporaine des radios musicales par les jeunes et la pratique, voire l’absence de pratique des générations précédentes ; une seconde concerne la différence manifeste de pratiques d’écoute entre jeunes et adultes, qui n’écoutent pas les mêmes radios ; et, enfin, une troisième concerne la différenciation entre les jeunes eux-mêmes dont on constate qu’ils n’écoutent pas tous les mêmes stations et qu’ils ne les dotent pas des mêmes significations. Emboîtées comme des poupées russes, ces interrogations sociologiques cernent la question de savoir quelles sont la valeur et la signification de l’écoute des radios (jeunes) par les jeunes générations.

1. Sociologie des différences

Il y a ainsi deux grandes différences sociologiques : l’une sépare les jeunes des adultes et l’autre distingue les jeunes entre eux à travers leurs radios. Il faut rendre compte de la première différence, la plus clivante du point de vue des pratiques, puis de la seconde. En effet, rendre compte de la différence de pratiques entre jeunes et adultes suppose de trouver une explication à une différence fondée sur l’âge des individus. Les différences d’âge peuvent s’interpréter de deux façons : (1) les comportements jeunes très opposés à ceux de leurs parents peuvent être compris comme l’expression d’une « culture jeune » propre à la société d’aujourd’hui, « culture » qui diffère elle-même de la culture « jeune » d’il y a 30 ans, celle des parents, bref comme une différence entre générations. (2) Ces différences peuvent être vues également comme le propre du « moment adolescent », d’une étape transitoire du cycle de vie marquée par le questionnement des individus et l’apprentissage. Ce serait un effet d’âge proprement dit, et l’expression « radios jeunes » (qui s’opposeraient à des radios pour les plus âgés) prendrait tout son sens. Enfin, l’analyse en termes de milieux sociaux (3) consiste à rendre raison de la différenciation sociale à l’intérieur de la population jeune à partir de l’affinité entre certaines catégories de jeunes et certaines radios. Ces trois perspectives explicatives sont assez éloignées puisqu’elles supposent dans le premier cas une différence sociohistorique (1), dans le deuxième une différence quasi anthropologique (2) et dans le troisième une différence sociale (3). Chacune conduit à s’intéresser à des phénomènes différents en matière d’écoute radiophonique et à mettre en avant des facteurs explicatifs spécifiques. Le sociologue dispose de plusieurs techniques pour rendre compte de ces différences : l’analyse historienne comparative, l’analyse statistique à partir de données d’audience et l’analyse qualitative par entretiens. Chacune est plus ou moins susceptible d’approcher adéquatement les différences qui nous semblent pertinentes et de nous permettre de formuler telle ou telle interprétation. La méthode privilégiée est l’entretien qualitatif au motif que celui-ci permet de dévoiler les raisons et les valeurs investies dans l’écoute des radios jeunes.

2. Les radios « jeunes » et les générations

Pour rendre compte de la pratique quasi exclusive de certaines radios par les jeunes, on peut poser une première hypothèse, sociohistorique, à savoir que la jeunesse doit se différencier de l’âge adulte en général et des parents en particulier. C’est un des éléments du processus d’individualisation au sein de la famille contemporaine (de Singly, 2007). L’écoute de radios musicales toujours à la page des nouvelles musiques est alors le moyen d’une différenciation par rapport au monde adulte et au monde parental. Tandis que les jeunes écoutent du rap et du RnB sur Skyrock ou Génération 88.2, du rock sur Le Mouv’ (radio jeune du service public), de la dance sur Fun radio et des hits sur NRJ, leurs parents écoutent de la chanson française, du rock des années 1960, des titres des années 1980, du jazz ou du classique sur Nostalgie, Virgin, RTL 2 ou encore France Musique par exemple. La radio est ainsi un support privilégié de différenciation des plus jeunes. En premier lieu, elle l’est sous son aspect matériel : posséder un récepteur à soi permet d’écouter des programmes qui diffèrent et échappent aux pratiques parentales.

La radio satisfait à trois grandes fonctions : tout d’abord une fonction de découverte. La radio leur permet d’entendre de nouveaux morceaux, disent les jeunes interviewés. Ensuite une fonction d’identification. Elle associe musique et groupe d’aspiration ou d’appartenance. Ce que diffusent les radios est inscrit dans des émissions qui ont des dimensions identificatoires des groupes adolescents. Que l’on pense à la dédicace, qui inscrit l’écoute musicale radiophonique dans ce qui fait lien, dans ce qui fait communauté juvénile. Et enfin, une fonction de programmation. La disponibilité des différentes radios musicales offre une étendue et une ouverture à l’écoute musicale fortement valorisées par les adolescents. Écouter des morceaux de musique à la radio c’est écouter une musique caractérisée par sa diversité et son renouvellement.

La radio joue un rôle d’identification et d’intégration au groupe. Canulars, « délire » et discours métatextuels (propos tenus sur un autre média dont on se moque) caractérisent les programmes radiophoniques pour l’ensemble des jeunes par opposition aux parents. De même, la radio occupe une position en retrait de l’espace public, différence notable par rapport à la télévision, et marche sur la ligne jaune de l’espace public puisque ses libres antennes se caractérisent par un libéralisme sexuel poussé et une crudité (souvent) exagérée du langage. Les nombreux canulars permettent de transgresser les règles de civilité et de construire un « eux » et un « nous » qui opposent les parents aux enfants, les « ringards » aux « cools », les « vieux » aux « jeunes ». Il est fort probable que le processus d’individualisation ne soit qu’un aspect d’une transformation moderne qui affecte aussi le régime de valeur culturelle ascétique précédent en lui adjoignant un régime du plaisir situé, fortement articulé aux pratiques culturelles pour des jeunes générations qui vivent dans un environnement culturel dense.

3. L’unité de l’expérience du « moment adolescent »

Cette première hypothèse de différenciation entre jeunes et adultes diffère fortement de la deuxième qui postule que les adolescents se différencient des plus grands non plus en vue de s’autonomiser ou de s’individualiser mais parce qu’ils sont dans un temps de la vie où ils se posent des questions sur les transformations du corps, la sexualité, les pratiques illicites, et les relations aux autres. Cette hypothèse, anthropologique (bien que variable historiquement), met au cœur de l’explication la différence entre « le moment adolescent » et l’âge adulte en termes d’attentes spécifiques. L’écoute des radios jeunes et de leurs libres antennes ne dure qu’un temps : celui de la préadolescence et d’une partie de la jeunesse. Ce moment adolescent serait caractérisé par un questionnement des jeunes sur le rapport à eux-mêmes et aux autres, au corps, aux parents, aux règles communes, etc. À partir de quel matériau cette hypothèse trouve-t-elle un début de validation ?

Les entretiens permettent de donner des éléments de réponse sur les fonctions remplies par les libres antennes pour les personnes enquêtées. Dans les citations qui suivent, les interviewés évoquent « l’éducation sexuelle » que dispensent les libres antennes à la marge du cadre familial pour l’un et les conseils relatifs aux relations amoureuses pour l’autre. À la question « Qu’est-ce que tu penses de toutes les émissions qui tournent autour du sexe, de la sexualité ? », voici ce que deux jeunes répondent :

C’est bien d’aborder pour ceux qui ne connaissent vraiment rien, je veux dire, on peut toujours apprendre quelque chose. C’est vrai qu’en plus surtout au niveau familial, c’est… enfin… c’est une question très taboue entre parents et enfants (Fatima, 15 ans et demi, première L, Tourcoing, écoute Le Mouv’ et France Info).

Ils [les animateurs] peuvent aussi donner des conseils par exemple : “mon type il est parti avec une autre et comment je peux faire pour le récupérer”. Ils donnent des conseils, mais les conseils qui donnent franchement ils sont bien parce que deux trois jours après tu as la meuf qui téléphone : “ah je suis retournée avec”. Des fois ça marche, des fois ça marche pas (Peter, 16 ans, a arrêté l’école, Lille, écoute Skyrock, Fun et Contact FM).

L’analyse sociologique consiste en un double mouvement de restitution et d’interprétation de ces extraits : faire état des différences d’une part et des points communs d’autre part. Dans le cas présent, on insiste sur les ressemblances. L’accumulation des citations comme celles qui viennent d’être citées permet d’avancer que l’écoute et l’intérêt pour les libres antennes radiophoniques du soir servent à répondre à deux interrogations de la part des adolescents : « savoir ce que je risque » et « savoir ce qui m’arrive ». En écoutant, voire en téléphonant le soir aux animateurs, les auditeurs sont animés par le désir de « savoir ce qu’ils risquent » s’ils se lancent dans telle ou telle pratique, comme consommer de la drogue, avoir telles pratiques sexuelles, telles relations amoureuses, effectuer des actes délictueux, etc. En ce sens, la radio joue sinon un rôle de socialisation en transmettant des règles ou en les exposant, du moins propose un certain nombre de réponses aux questions sur le sexe, la sexualité, les relations amoureuses et amicales, les transformations du corps à la (pré-) adolescence. Le témoignage des appelants est la forme qui satisfait à cette exposition et à cette résolution des problèmes dans un espace de pluralité des expériences et des points de vue. « Savoir ce qui m’arrive » est le second fil rouge de la réception des libres antennes. Il résume l’ensemble des thèmes relatifs aux questions sur soi et à la normalité sociale ou psychologique qui occupent les jeunes : questions sur la séduction, sur les particularités anatomiques (gros seins, mauvaise haleine, etc.), question sur les affects amoureux ou amicaux (partenaire trop présent, partenaire qui trompe, etc.).

L’analyse des différences entre les réponses des enquêtés quant au pourquoi de leur écoute, permet de distinguer ceux (ou les positions alternatives de ceux) qui se positionnent comme auditeurs alter ego de l’appelant (ils se comparent à l’auditeur qui leur ressemble ou aborde une question qui les occupe en ce moment) de ceux qui se placent en tant qu’autrui généralisé (ils cherchent, à l’image d’un animateur, à formuler intérieurement une réponse raisonnable à un problème posé à l’antenne). Il est alors possible de conclure que la radio se caractérise par le type de lien particulier qu’elle offre aux adolescents, entre espace public et espace d’identification. Espace d’identification, la radio permet de confirmer que l’on appartient à une même communauté ; espace public, elle permet l’apparition d’un soi singulier, à travers le témoignage personnel. C’est pourquoi une certaine tension, voire une contradiction (propre à la modernité sans doute) caractérise cet espace public radiophonique : il permet l’affiliation et la subjectivation.

L’hypothèse d’une unité du « moment adolescent », abordée comme construction subjective de la personne (Quentel, 1998) rend compte aussi d’une relative transversalité des auditoires jeunes des différentes radios par-delà les milieux sociaux d’origine et le sexe, variables qui tendent par ailleurs à structurer leur choix de radio privilégiée.

4. Différences dans la jeunesse

Même si un acteur radiophonique, privé ou public, ne se revendique jamais d’une catégorie de jeunes – chacun visant à représenter toutes les jeunesses – la diversité des radios permet l’identification différenciée et le classement social. Le style musical d’une radio est en toute première instance le vecteur d’une identification sociale entre des radios et des individus dont les goûts sont tendus entre communauté et différenciation. Skyrock, radio rap, NRJ, radio de hits, Fun Radio, radio dance et électro, Le Mouv’, radio rock, vont ainsi se distinguer et permettre des différenciations sociales et musicales. Celles-ci sont bien étudiées à partir d’enquêtes par questionnaire sur les pratiques culturelles des jeunes.

La précocité et l’extension du goût pour la musique populaire des enfants sont cependant très loin de la faible mélomanie et a fortiori des goûts des adolescents lycéens enquêtés dans les années 1980 par P. Mignon et al. (Mignon, Daphy et Boyer, 1986). La distribution des genres selon le milieu social mesurable dans les enquêtes pratiques culturelles des adultes en général dans les années 1970 n’est plus de mise. Ainsi, les enfants issus des catégories supérieures comme ceux issus des milieux populaires déclarent pour la moitié d’entre eux (48 % contre 55 %) le rap comme leur musique préférée (Octobre, 2004). De même, des données statistiques montrent un certain rapprochement des goûts des filles et des goûts des garçons à mesure de l’avancée en âge : en faveur du RnB, de la musique pop, du reggae, et au détriment de la variété et des comédies musicales (Octobre, 2004).

Les styles musicaux dominants étant partagés par l’ensemble des jeunes (les écarts entre catégories n’excèdent que très rarement 10 points), pour lire des affinités entre catégories et genres musicaux, il faut s’appuyer sur des écarts qui ne sont pas dichotomiques (Glevarec, 2009). Le rap/hip-hop, le RnB/groove, les variétés internationales sont fortement cités par les 8-19 ans issus des milieux ouvriers, artisans, commerçants et employés. Les genres du rock, y compris le metal, sont davantage écoutés le plus souvent par les catégories de cadres et professions intellectuelles supérieures. Quant aux musiques électroniques, elles sont citées en première position par les catégories intermédiaires. Du point de vue du classement des genres de musique préférés, les jeunes ont plus de goûts communs que de goûts qui diffèrent. Ils tendent à avoir aussi de plus en plus en de choses en commun avec leurs parents qui sont eux-mêmes porteurs d’une culture « populaire » issue des industries culturelles.

Le goût pré-adolescent – s’il est, selon nous, assez différent des goûts adolescents – recouvre des styles que les enquêtes de terrain montrent bien (Glevarec, 2005 ; Pasquier, 2005). L’analyse des styles musicaux des collégiens en 2005-2006 par Aurélia Mardon (2010) sert à la fois à préciser les différences sociales et sociologiques à l’intérieur du goût pré-adolescent et à confirmer la pertinence d’une structuration par les grands genres que sont le rap, le rock et les musiques électroniques particulièrement autour de 13 ans. Il y a ainsi trois grands styles, « racaille », « fashion » et « gothique » et, enfin, « skater », associant genres musicaux préférés, types d’habillement qui forment un système de jugement social entre jeunes :

Les styles des « préadolescents en 2005-2006

2014.png Source : Aurélia Mardon, 2006, 2010.

L’unité du moment adolescent est rompue chaque fois que diffère socialement le rapport aux radios qu’ont des jeunes dont le sexe et le milieu social varient. Pour eux, la radio ne signifie pas la même chose d’un point de vue subjectif, moral et social. La comparaison des réponses orales à la question de ce que représente la radio peut permettre au sociologue qui le souhaite de construire plusieurs grands types de rapport aux radios ou de signification sociale de cet objet. La radio représente ainsi :

– un espace commun d’appartenance (« c’est comme une discussion dans un cercle d’amis »). Cette caractérisation est un trait partagé par l’ensemble des radios, de Skyrock à NRJ en passant par Fun radio et Le Mouv’ ;

– une institution qui délivre un point de vue moral jugé pertinent pour l’existence (les entretiens signalent que les animateurs constituent une référence pour les jeunes à travers leurs conseils, leurs réponses, etc.). Cette « définition » sociale de la radio est associée notamment à la station Skyrock ;

– une performance, c’est-à-dire une sorte de spectacle en direct impliquant l’auditeur (les jeunes témoignent ainsi de participation quotidienne, de rires sous la couette, de messages électroniques envoyés pour participer à un jeu). Fun radio et NRJ étaient prioritairement configurées de la sorte par leurs auditeurs privilégiés ;

– un dispositif, à savoir un système de places, qui peut être dénoncé parce qu’orienté vers la capture de l’auditeur (les jeunes, en entretien, jugent certaines thématiques « racoleuses », « répétitives » ou « exagérées »). Chacune des radios peut être perçue de la sorte.

Le premier type est commun aux jeunes auditeurs, la deuxième caractéristique de certains jeunes des classes populaires, le troisième plutôt des jeunes des catégories moyennes supérieures, et le dernier est associé à une dénonciation féminine.

5. Différences, variables et contextes

D’un point de vue sociologique, l’analyse de la réception d’un média et de ses programmes par une population jeune pose des problèmes spécifiques au type de « différences » ou « d’unité » que l’on constate et que l’on prend pour objet : différences jeunes/adultes ou différences dans la jeunesse. La mise en avant de trois variables s’articule en effet à des « contextes » qui servent de cadre à leur interprétation (Passeron, 2006).

Le « contexte jeune » fournit les limites dans lesquelles on perçoit des différences pertinentes entre choix et valeurs distinctes des radios pour les jeunes et pour lesquelles on mobilise ce que l’on peut désigner de « variable d’individualisation ». Le « contexte adolescent » fournit lui le cadre pertinent d’une différence entre radios de jeunes et radios d’adultes et les variables sociologiques de la différenciation entre générations selon le cycle de vie.

Enfin, on saisit la réception des radios jeunes par les jeunes dans un « contexte historique » qui lui-même fournit une partie de l’interprétation possible de l’écoute. Le « contexte historique » pertinent à l’interprétation se saisit dans l’hypothèse d’une maturation pré-adolescente, prolongement des transformations liées à la « fin de l’enfance » que les médias ont provoquée antérieurement à l’apparition des radios jeunes, et dans celle d’une disponibilité accrue de biens culturels. Les libres antennes prennent place alors dans un contexte de désinstitutionalisation des moments de passage de l’âge adulte.

En satisfaisant les trois fonctions de la différence sociologique avec les adultes, de l’unité anthropologique du moment adolescent et de la différenciation sociale entre jeunes selon leurs appartenances sociales et de genre, les radios jeunes, à travers leurs points communs et leurs différences, réussissent visiblement à capter les plus jeunes générations sans les enfermer dans un univers indistinct.

Bibliographie

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Glevarec Hervé, 2009, La culture de la chambre. Les pré-adolescents, les loisirs contemporains et leurs parents, Paris, La Documentation française.

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Mardon Aurélia, 2006, La socialisation corporelle des préadolescentes, Thèse de doctorat, Université Paris X-Nanterre.

Mardon Aurélia, 2010, « Préadolescence ou entrée dans l’adolescence : ce que nous apprend l’apparence des collégiens », Ethnologie Française, 1, p. 39-48.

Mignon Patrick, Daphy Eliane, Boyer Régine, 1986, Les lycéens et la musique. Enquête nationale sur les goûts musicaux des élèves de seconde et première année de BEP, Paris, INRP.

Octobre Sylvie, 2004, Les loisirs des 6-14 ans, Paris, La Documentation française.

Pasquier Dominique, 2005, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement.

Passeron Jean-Claude, 2006, Le raisonnement sociologique, Paris, Albin Michel, 1re édition 1991.

Quentel Jean-Claude, 2008, L’enfant n’est pas une « personne », Bruxelles, Yapaka.be.

Singly François de, 2007, Les adonaissants, Paris, Pluriel/Hachette.