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« Je ne tolère pas
un jeune malpoli »
Danilo Martuccelli
L’auteur part d’un constat que chacun peut faire, sociologue ou non : l’existence de plaintes et de critiques fréquentes envers les jeunes qui seraient mal élevées et feraient preuve d’incivilité (en mettant leurs pieds sur les banquettes des bus, en ne disant pas bonjour...). Le sociologue se demande les raisons de tels jugements : ces derniers ne renvoient-ils qu’à une diminution du respect des règles de la vie commune ? Est-ce qu’il n’y a pas un autre enjeu, contenu et masqué dans ce refrain lancinant ?
Dans un premier temps, Danilo Martuccelli examine et critique plusieurs explications ordinairement avancées. Dire que la dénonciation des comportements des jeunes résulte de jugements moraux ou d’un sentiment d’insécurité n’est pas convaincant car les critiques ou reproches portent sur des actes d’incivilité plutôt que d’immoralité : elles ne s’appuient pas sur l’idée que la frontière entre le bien et le mal aurait été remise en question, mais sur le manque d’égard à autrui. La seconde explication écartée est celle qui considérerait que de telles plaintes vis-à-vis des jeunes cachent en fait des critiques adressées à certains groupes ethniques : même si elle peut être partiellement exacte, cette explication ne convient pas dans la mesure où de nombreux discours visent tous les jeunes, quelle que soit leur origine.
Après avoir mis de côté ces explications ordinaires, le sociologue propose une nouvelle interprétation en soumettant à l’analyse et à un test de pertinence un schème explicatif emprunté à un autre contexte, formulé par Norbert Elias, sociologue allemand : l’opposition entre « les établis et les marginaux ».
Les critiques formulées à l’encontre des jeunes seraient l’expression du sentiment partagé chez les adultes d’avoir perdu, pour une part, le pouvoir et le contrôle. Elles refléteraient un changement dans le rapport de force entre générations : les adultes ne seraient plus les établis qu’ils pensaient être ; les jeunes refuseraient le statut de marginaux que les adultes entendent leur attribuer.
Grâce à ce cas, on appréhende une des phases de la démarche sociologique : proposer un autre regard sur les faits par un détour théorique, par l’emprunt à des notions proposées dans d’autres contextes ou situations. Les données – ici les jugements sur les jeunes, et les bonnes raisons avancées pour les justifier – prennent un autre sens. Pour reprendre l’analogie des lunettes du premier chapitre, de nouveaux verres – en l’occurrence l’opposition entre les établis et les marginaux – permettent de regarder ces jugements et de les voir comme un des temps des luttes entre les générations dans les sociétés contemporaines caractérisées notamment par le changement permanent, par la disqualification du savoir accumulé par les générations les plus âgées.
FdS, CG, OM
Dans le cadre d’une enquête empirique, menée en France par entretiens semi-directifs, auprès d’une centaine d’adultes de milieux sociaux contrastés, nous avons enregistré, sans que cela leur ait été explicitement demandé, un grand nombre de dénonciations de l’augmentation de l’incivilité (Martuccelli, 2006). Ce ne sont pas « les autres » en général qui en sont systématiquement accusés, mais les plus jeunes, y compris les enfants. Ces critiques sont suivies d’une explication, toujours à peu près la même. Après le constat de l’incivilité des jeunes, arrive la désignation du coupable, l’éducation : « Moi je ne tolère pas un enfant qui est mal poli, moi quand les enfants mettent les pieds sur les strapontins et que les parents disent rien, je suis désolé, on s’assoie normalement, ils n’ont pas à mettre leurs pieds comme ça » dit un ouvrier ; « les enfants sont de moins en moins bien élevés, ils touchent à tout, et les parents ne disent rien. Donc c’est nous qui sommes obligés de dire, ça suffit », renchérit une médecin ; « La génération de maintenant n’a pas appris à dire bonjour », confirme l’agent d’un collège.
Dans un premier temps, on examinera les raisons fréquemment avancées pour expliquer cette crise des relations entre les générations ; et dans un second temps, on proposera un autre regard, plus sociologique, en prenant appui sur la théorie de Norbert Elias des établis et des marginaux. En effet, pour dépasser les interprétations ordinaires, l’interprétation sociologique consiste souvent à emprunter des schèmes théoriques élaborés dans un autre contexte et à les appliquer pour faire varier la perception du monde social.
1. Deux critiques générationnelles
Deux interprétations de la montée de l’incivilité semblent dominer dans la littérature spécialisée.
La critique à consonance morale
Les incivilités dénoncées ne seraient que la pointe la plus visible d’un l’iceberg plus profond qui serait une véritable crise morale. Mais cette interprétation est difficile à défendre jusqu’au bout, car la dénonciation de la gêne occasionnée par les incivilités cohabite avec une réelle tolérance envers des déviances qui ne gênent personne. Les individus semblent avoir comme référence un noyau dur de pratiques qu’ils jugent intolérables et qu’ils aspirent à voir éradiquer, mais la plupart d’entre eux désirent pourtant que le noyau soit le plus petit possible. Le combat tourne autour de la définition de ce noyau, et de son amplitude, souvent entre les libéraux et les groupes plus autoritaires. En sociologie politique, a été construit pour rendre compte de ces tensions l’indicateur de « libéralisme culturel » (Grunberg, Schweisguth, 1990) comprenant des questions sur le rapport aux normes et à l’autorité.
Mais on peut douter de la consonance morale, en effet il semble que le principe sur lequel repose le rappel de la norme a changé au cours des dernières décennies. Il s’agit moins de protéger « la » société que de rendre vivable la vie commune entre individus. Du coup, l’intolérable renvoie à une conception du lien social : tout bien considéré, les égards interactifs priment alors sur les considérations morales. En effet c’est bien d’incivilité et non pas d’immoralité ou d’insécurité dont parlent les personnes interrogées. Ce qui est invoqué au fond dans les témoignages, ce n’est pas tant la faiblesse d’institutions régulatrices de l’ordre social, ni le relâchement de normes proprement morales définissant la frontière entre le bien et le mal, mais les égards dus à autrui, et l’appel à une société polie et policée.
La critique à consonance ethnique
Une tout autre interprétation peut être avancée. Les dénonciations des incivilités des jeunes cacheraient un discours xénophobe ou raciste, plus ou moins euphémisé. Les « jeunes » visés par ces critiques ne seraient ainsi que ceux issus de l’immigration. Cependant, tout en étant crédible par certains aspects (comme la première version), l’interprétation ne s’ajuste pas jusqu’au bout aux témoignages recueillis. Le plus fréquemment, ce sont en effet les jeunes en général qui sont critiqués et nullement exclusivement ceux ayant une appartenance ethnique particulière. C’est davantage une classe d’âge qu’un groupe ethnique, qui est dénoncée. Certes, ce discours prend des reliefs particuliers dans les quartiers populaires, avec alors des considérations culturelles ou ethniques, mais son énonciation dans tous les secteurs sociaux invite à ne pas l’interpréter avant tout comme un déplacement des « vrais » problèmes, détournant des inquiétudes liées à la dégradation des conditions de vie, économiques et sociales. Si l’interprétation est en partie juste, notamment pour rendre compte de la présence d’un racisme populaire à l’encontre de jeunes issus de l’immigration (Wieviorka, 1992), elle paraît impossible à généraliser tant de tels propos recueillis sur l’incivilité sont tenus par toutes les catégories sociales interrogées.
2. Le recours à la notion de configuration
« établis-marginaux »
Il s’agit bien de la dénonciation de l’incivilité des jeunes qu’il s’agit. Elle est massive, légitime, consensuelle. C’est pourquoi nous proposons une autre lecture renvoyant plus strictement à la dimension proprement générationnelle. Ces affaires de civilité et d’incivilité, comme bien d’autres phénomènes sociaux, ne peuvent pas être comprises en dehors du rapport social dans lequel elles se placent, ici le rapport entre les générations. Comme grille d’interprétation de ce rapport, on fera appel à la notion de configuration « établis-marginaux » développée par Norbert Elias (Elias, Scotson, 1997). Grâce à elle, l’augmentation des récriminations envers la jeunesse sera prise comme un indicateur d’un changement global dans le rapport de forces entre générations.
Présentons cette notion de configuration. Étudiant les rapports antagonistes entre différents habitants d’un quartier populaire en Angleterre dans les années soixante, Elias constate la présence de deux grands groupes. D’un côté, les établis, ceux qui habitent de longue date le quartier, qui, grâce à leur histoire et à leurs réseaux de sociabilité, disposent d’une cohésion qui fait défaut aux marginaux, les habitants plus récemment arrivés sur le quartier. Dans cette étude, aucune différence ethnique ou culturelle ne distingue les établis des marginaux. C’est le différentiel d’intégration qui s’avère être un élément déterminant dans le surplus de pouvoir dont disposent les établis (Elias, Scotson, 1997, p. 33-34). Cela se traduit par un inégal pouvoir dans la construction des stigmatisations : le groupe dominant (les établis) impose les stéréotypes ; le groupe dominé (les marginaux) les subit. Les premiers se définissent et s’identifient à la « minorité des meilleurs » tandis que les autres sont contraints de se définir à partir de la « minorité des pires ».
L’intérêt majeur de l’analyse d’Elias est de prêter moins attention aux échanges verbaux entre ces deux groupes, voire même à leurs caractéristiques phénotypiques, et de s’intéresser davantage aux rapports sociaux qui les régissent. Les « établis » et les « marginaux » ne se définissent donc que comme les deux pôles d’une configuration susceptible d’être mobilisée dans bien des contextes. Ce schéma constitue un important recours analytique chaque fois que la transformation des rapports de pouvoir entre groupes est un enjeu important dans l’analyse. La dynamique propre à la configuration d’interdépendances entre les établis et marginaux doit primer, lors de l’interprétation, sur toute autre considération factuelle. C’est le sentiment global qu’ont les établis que les marginaux possèdent de plus en plus une capacité à construire ou à entretenir des réseaux de solidarité, de jouir alors d’une cohésion qui leur fait défaut, voire de disposer d’une culture plus vivante que la leur, qui rend compte de la nature des critiques qu’ils leur adressent. Le sentiment croissant de faiblesse ou d’impuissance des « établis » les pousse à la construction d’un stéréotype stigmatisant des « marginaux ». C’est lors d’un changement dans l’équilibre des relations de pouvoir que se mettent en place des critiques de la part des dominants.
3. La relation jeunes-adultes comme configuration établis-marginaux
Le discours sur l’incivilité des jeunes dériverait, au moins pour une large part, des spécificités contemporaines des relations entre les générations, d’un nouvel équilibre du pouvoir entre elles. Pendant les périodes précédentes, les adultes étaient les « établis », et les jeunes les « marginaux ». Les deuxièmes devaient s’insérer dans le monde des premiers, une évidence renforcée par la conviction que les premiers avaient atteint un niveau de maturité et d’autocontrôle bien supérieur à celui des seconds. Le différentiel d’autocontrôle, individuel et collectif, était ainsi un critère de jugement moral. La force et la valeur étant de leur côté, ils gardaient entre leurs mains la possibilité d’imposer les règles du jeu. Cette capacité résidait en dernier ressort dans le degré de cohésion du groupe : le village, une communauté soudée, un quartier à voisinage actif mettant les jeunes potentiellement sous le regard de voisins au-delà et en dehors du regard des parents pour d’éventuels contrôles et rappels à l’ordre. Cette capacité d’interpellation était une garantie de civilité entre générations.
Dans les entretiens, certains enquêtés racontent ainsi comment, même en bande, il existait naguère un respect des adultes ne serait-ce que par peur des conséquences. « Quand on déconnait, et qu’on se faisait prendre par des adultes, ça s’arrêtait là, on savait qu’il y avait une sanction… J’ai l’impression que ça se perd quand même le respect » ; « la cigarette à l’étang, c’est vrai qu’il y a eu tout ça, mais avant il n’y avait pas tant de tentations… Je ne dis pas qu’on n’allait pas embêter les filles non plus, mais ça restait quand même bon enfant », nous raconte un jeune ingénieur. La même expression, « bon enfant », est employée par un ouvrier, en parlant de l’incivilité de sa jeunesse. Nous sommes dans l’univers de transgression traditionnelle des classes populaires et du fameux « il faut que jeunesse se passe » (Hoggart, 1970).
L’expérience ordinaire du déséquilibre
Les enfants et les adolescents seraient devenus plus difficiles parce que la vie sociale et culturelle a changé, inaugurant un nouveau rapport de forces entre les générations. Bien évidemment, l’affirmation d’un conflit global entre jeunes et adultes passe sous silence la grande diversité de clivages au sein de chacun de ces deux groupes et l’importance de l’aide intergénérationnelle dans l’espace familial. En effet les divisions sociales et culturelles au sein de la jeunesse sont profondes, et dans le même sens, les clivages traversant les générations sont nombreux. Mais la vertu d’une analyse en termes de configuration, consiste justement, sans faire abstraction de ces dimensions, à changer de focale.
Un aspect devient dès lors central : aux yeux des adultes interrogés, les jeunes ne se vivent plus comme ayant – ou devant se conformer à – un statut inférieur : « Ils ont un refus de l’autorité je dirais. Dès l’instant qu’il y a quelqu’un qui le suggère de faire quelque chose, même gentiment, ils prennent ça comme un affront. Ils prennent toujours de haut… » Ce constat recoupe des données d’une enquête effectuée il y a quelques années avec de jeunes lycéens. À leurs yeux, le rapport à l’autorité, avant même toute discussion sur sa légitimité ou le bien fondé des normes, est une affaire de réciprocité relationnelle. Les élèves (jeunes) demandent des égards horizontaux aux enseignants (adultes) autant qu’à l’institution (Dubet, Martuccelli, 1996). Cette demande est ressentie par les adultes comme une série de provocations ou de défis. Un concierge n’hésite pas à employer le mot : « Il y a certains jeunes qui sont provocateurs. Pour un regard, pour n’importe quoi ils sont provocateurs… C’est pourquoi ils disent “tu touches pas ma voiture, mon ballon”… »
Les raisons d’un renversement
Ce sont donc les rapports de force qui se sont, sinon vraiment renversés, au moins profondément transformés. L’univers plus ou moins idyllique de respect entre générations se serait transformé à la suite d’une série de changements sociaux et culturels. Un ouvrier, en évoquant l’absence de télévision pendant son enfance, ou de vêtements à marques, insiste sur le fait qu’il a connu une enfance plus longue « j’étais enfant jusqu’à l’âge de 16 ans », avant de souligner les bienfaits d’une bonne éducation : « On nous a toujours appris à dire bonjour, à être gentil avec les gens, et je crois que c’est cela qui sauve. » Une employée, faisant écho à ses paroles, prolonge la réflexion : « Maintenant les enfants sont plus difficiles. En ce temps-là c’étaient les parents qui décidaient, “tu achètes cela pour la rentrée des classes point”. Les jeunes disaient presque pas ce qu’ils aimaient. Tandis que maintenant… » Un troisième résume la philosophie de ces propos : avant, lorsqu’il était petit, il avait peur « dans le bon sens du terme » de son père, tandis qu’aujourd’hui « ce sont les enfants qui commandent les parents… ».
Cette évolution doit beaucoup à la dévalorisation progressive de l’« obéissance » et à la valorisation de l’« épanouissement personnel » (Singly, 2007), à la reconnaissance croissante, emplie d’ambivalence, de la valeur jeunesse. Le modèle même de l’adulte a été déstabilisé, c’est la crise, selon certains essayistes, de la transmission et de l’autorité. Quant à la jeunesse, et en écho à l’opposition entre les modernes et les anciens, elle est, dans la modernité, une source de valeur en soi, puisqu’elle peut facilement s’approprier le sens et la valeur des nouvelles technologies, et des nouvelles cultures urbaines. Le sentiment pour le moins ambivalent envers le statut d’adulte renvoie à la surattraction pour la jeunesse. Rien ne le résume mieux que la thématique de la socialisation inversée entre générations.
Enfin, et peut-être surtout, le contrôle informel des jeunes par les adultes ne va plus de soi. Il ne s’agit pas seulement du fait que les adultes sont aujourd’hui, dans bien des cas, des inconnus pour les jeunes. C’est surtout la légitimité de l’intervention des adultes qui est l’objet d’un véritable changement dans le rapport de forces entre les deux groupes, avec l’instauration d’une mise à distance qui, si elle vient à être transgressée, suscite une riposte immédiate de la part des jeunes : « L’autre jour, j’étais à l’arrêt de bus et il y avait des petits gamins de 10 ans, ils étaient en train de brûler les horaires de bus et tout ça, je leur ai juste dit : “ Pourquoi vous faites ça ? À quoi ça vous sert ? ” Je me suis fait insulter devant tout le monde avec de tas des gros mots, mes filles, elles ont 20 et 22 ans, elles ne disent pas un gros mot, j’aurais insisté, je suis sûre qu’ils auraient essayé de me taper » raconte une employée.
Les ripostes des adultes
Ce changement dans le rapport de forces entre générations n’est pas un phénomène à sens unique et au seul profit des jeunes. En effet, ce renversement tendanciel au profit des plus jeunes, est contré par des processus inverses. D’une part, à cause du différentiel de mainmise des adultes et des personnes âgées sur l’État providence (Esping-Andersen, 1999) et plus largement sur les ressources sociales et économiques (Chauvel, 1998). D’autre part, au travers de la critique massive et homogène que les adultes font des incivilités des jeunes. En effet, c’est par l’appel à la civilité que les adultes veulent rétablir dans l’espace public leur conception des relations sociales. La civilité résume ce processus : derrière ce terme, s’exprime un conflit générationnel d’un nouveau genre. On peut la caractériser, de manière à peine exagérée, comme une réaction contre-culturelle.
Un véritable crescendo est observable. En tout premier lieu, il faut que les anciens « établis » parviennent, de nouveau, à se faire respecter. Le thème est souvent mobilisé dans nos entretiens. Comme le dit cette femme, agent d’entretien dans un collège : « disons que c’est à nous de montrer qui on est. Ils ne doivent pas passer les limites. Ça, j’y tiens absolument. Quand on me parle, c’est madame… » Et pour cela, la mobilisation des qualités diverses – force de caractère, forte implantation dans un quartier, voire capacité plus ou moins réelle de riposte physique –, apparaît comme des ressources incontournables : « Comme je suis là depuis 1976, ils me respectent, ils m’ont jamais volé à moi », dit cet ouvrier, habitant d’un quartier populaire. Chez d’autres, la riposte est plus musclée : « Je les ai tous prévenus. Je les ai tous mis au parfum (les jeunes). Je leur ai dit, le premier qui touche mon enfant, c’est clair et net, je vous défonce. Et bon comme ils me connaissent, ils me respectent. Moi, ils me respectent, ils ne m’embêtent pas, parce qu’ils savent que je ne rigole pas », dit cet ancien parachutiste. En fait, à chacun de trouver par la force, l’affabilité ou la distance, la stratégie qui lui va le mieux. Une employée, habitante à l’époque d’un quartier populaire, explique comment elle a appris « à mettre une petite distance, mais une distance sympathique quoi, ce qui fait qu’il n’y a pas de conflit ». Ayant souvent le sentiment que les jeunes leur échappent, les adultes tendent de reprendre la maîtrise de la distance entre les générations.
4. Des relations sociales aux rapports sociaux
Les tensions entre générations opposent ainsi ceux qui ont le sentiment d’avoir perdu le pouvoir (les adultes) à ceux qui ont l’impression de ne pas l’avoir obtenu (les jeunes). La logique est repérable, également, au niveau politique dans bien des quartiers populaires, où une nouvelle élite, plus jeune, largement issue de l’immigration, a essayé, sur le terrain culturel et associatif, et plus ou moins infructueusement de succéder à celle, plus traditionnelle, du PC ou de la gauche chrétienne (Masclet, 2003). Mais elle est surtout observable dans la manière dont les générations équilibrent leur pouvoir dans divers domaines, qu’il s’agisse des ressources de l’État-providence ou des modèles culturels. À terme, le conflit des stéréotypes est bien réel : si les adultes imposent l’image des jeunes incivils, ces derniers n’en véhiculent pas moins d’autres représentations. L’image négative d’un groupe est alors en tension avec la contre-image négative qu’il projette sur l’autre.
Quelle leçon tirer de cette analyse ? Un principe général à toute analyse sociologique : les raisons interprétatives d’un phénomène social ne se trouvent pas toujours là où les problèmes se manifestent. Ce n’est pas dans les propos recueillis eux-mêmes, et dans leur continuité à travers le temps, que se trouve, dans ce cas, l’interprétation. Pour comprendre la nouveauté derrière l’apparente similarité des propos, il est nécessaire de s’approprier la perspective d’Elias : « L’analyse sociologique repose sur l’hypothèse que chaque élément d’une configuration et ses propriétés ne sont ce qu’ils sont qu’en vertu de leur position et de leur fonction au sein d’une configuration » (Elias, Scotson, 1997, p. 81). Dans ce modèle d’analyse, et pour rester et conclure sur la problématique des générations : les attitudes et les conduites des établis (les adultes) et des marginaux (les jeunes) sont interdépendantes, c’est-à-dire qu’elles ont fortement tendance à se reproduire et à se conforter mutuellement. La compréhension sociologique ne peut s’effectuer qu’à l’intérieur de cette interdépendance.
Bibliographie
Chauvel Louis, 1998, Le destin des générations, Paris, PUF.
Dubet François, Martuccelli Danilo, 1996, À l’école, Paris, Seuil.
Elias Norbert, Scotson John, 1997, Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1re édition 1965.
Esping-Andersen Gosta, 1999, Les trois mondes de l’État-providence, Paris, PUF, 1re édition 1990.
Grunberg Gérard, Schweisguth Étienne, 1990, « Libéralisme culturel et libéralisme économique », in Cevipof, L’électeur français en question, Paris, Presses de FNSP, p. 45-68.
Hoggart Richard, 1970, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1re édition 1957.
Martuccelli Danilo, 2006, Forgé par l’épreuve, Paris, Armand Colin.
Masclet Olivier, 2003, La gauche et les cités, Paris, La Dispute.
Singly François de, 2007, Les adonaissants, Paris, Armand Colin.
Wieviorka Michel, et al., 1992, La France raciste, Paris, Seuil.