Avant-propos
1. Apprendre la sociologie
sans séparer théorie et empirie
Très souvent, l’organisation des études en sociologie dans les premières années universitaires sépare les « cours de théorie sociologique » et les « cours de méthode ». Les étudiants suivent donc deux chemins parallèles de formation. Sur le premier, ils découvrent les grands auteurs, les écoles, les théories et les notions qui jalonnent l’histoire de la sociologie. Ils croisent notamment Émile Durkheim, fondateur de la sociologie savante en France, Max Weber, Karl Marx. Le long du second chemin, les étapes se nomment « questionnaire », « entretien », « observation ou enquête de terrain » : les étudiants apprennent des techniques et découvrent les démarches d’analyse des données d’enquête.
Tout cela est intéressant. Mais il y a quand même un grave problème : le croisement de ces deux chemins n’est pas réellement prévu dans l’organisation des enseignements. C’est un peu comme si les futurs architectes et ingénieurs du bâtiment apprenaient les théories physiques les plus générales d’une part et des recettes pour faire du béton d’autre part, sans apprendre à penser les deux ensemble. En l’absence d’articulation, l’enseignement de la sociologie laisse souvent les étudiants devant des questions qui peuvent être paralysantes : comment se sert-on de Weber, Marx ou Durkheim lorsqu’on doit réaliser une enquête, quantitative ou qualitative, sur tel ou tel problème social contemporain ? Est-ce que la sociologie est condamnée à être tiraillée entre des théories et des recueils de données strictement empiriques ? Quand, seul ou en groupe, un débutant en sociologie doit réaliser une enquête, comment opère-t-il pour choisir entre une perspective fonctionnaliste, une orientation structuraliste, entre une sociologie dite holiste et une sociologie dite individualiste ? Comment articule-t-on les cadres théoriques et les concepts sociologiques avec les démarches empiriques ?
Ce nouveau manuel rompt avec la distinction entre théorie et empirie, distinction qui conduit surtout à reproduire une hiérarchie ancienne entre la théorie et l’empirie ou la méthode, c’est-à-dire entre la noblesse de la pensée et la petitesse des opérations matérielles. Il propose d’apprendre progressivement à réaliser l’union de ces deux « espèces » différentes que sont théorie et empirie ; à mêler une démarche d’enquête de terrain avec un travail de conceptualisation et d’abstraction théorique exigeant en écoutant celles et ceux qui racontent comment ils tentent d’y parvenir dans leurs propres recherches, comment ils mettent en œuvre cette « sociologie d’enquête » (Passeron, 1995), hybride.
2. Découvrir le continent social
L’ambition du livre est donc d’ouvrir de nouvelles voies pour découvrir, avec des sociologues, le continent du « social », de la société en dessinant un autre parcours d’apprentissage, mêlant la théorie et l’empirie. On ne refuse pas de visiter les terres labourées par les « grands-parents » ou les « parents » de la famille « sociologie », mais on ne commence pas nécessairement ainsi le voyage. Faire des études de sociologie ce n’est pas réciter l’histoire de la discipline : « il était une fois… », c’est apprendre la sociologie en comprenant comment des chercheurs, des enseignants-chercheurs s’y prennent pour conduire leur recherche et produire des résultats. Ce manuel propose au lecteur la manière dont s’exerce le « métier de sociologue » (Bourdieu, Chamborédon, Passeron, 1968), sous la forme de cas, de recherches réellement réalisées.
Pour cette raison, ce livre présente une série d’explorations du social et constitue donc en quelque sorte un guide de voyage. La première partie contient ce qu’il faut savoir avant de partir à l’aventure : juste ce qu’il faut pour ne pas être trop encombré : qu’est-ce qu’un raisonnement sociologique ? (Passeron, 1991) ; quels sont les principes techniques de la recherche ?… ; quel rapport y a-t-il entre le savoir ordinaire des individus et le savoir « savant » des sociologues ?… Dans les parties deux, trois et quatre, des sociologues, dont l’expérience du social est différente, nous montrent comment ils font de la sociologie à partir d’une recherche précise, d’un terrain qui leur est familier. L’objectif est simple : en refaisant avec chacun un chemin déjà parcouru, la lectrice ou le lecteur comprendra comment on procède pour mêler les choix théorique et méthodologique. Cette découverte de la société, en compagnie de sociologues, est alors organisée selon deux principes.
Premier principe, la centration sur une variable principale
Chacune des parties est focalisée sur un point de vue privilégiant, à chaque fois, une dimension sociale de l’identité, soit le sexe, soit l’âge et la génération, ou encore le milieu social. La construction des parties repose donc sur le fait de privilégier les dimensions qui servent le plus fréquemment à définir les individus en sociologie : le sexe, l’âge et la position sociale. L’usage de telles variables pour approcher les individus et les groupes n’a pas, cependant, le même sens selon les différentes théories :
• Pour les unes, la société est vue avant tout comme un ensemble de rapports sociaux – entre les classes sociales, entre les genres, entre les classes d’âges et les générations. Dans cette sociologie des inégalités et de la domination, on commence à y ajouter, en France, une quatrième dimension (Castel, 2007 ; Fassin, 2009), une autre variable d’origine que celle de la position sociale des parents : la variable dite « ethnique », source de fortes discriminations. Grâce à ces dimensions de la structure de la société, le sociologue parvient à comprendre les individus, rouages de cette grande machinerie sociale, et déterminés à agir en fonction des positions qu’ils occupent dans l’espace social.
• Pour les autres, la société est également traversée par de telles inégalités, par des luttes pour les maintenir ou au contraire les contester. C’est pourquoi il ne faut pas s’abstenir de préciser ces points de repère, nécessaires afin d’éviter la confusion entre le social et l’individuel. Cependant on ne peut pas en rester là car les individus ne sont pas uniquement des « personnages sociaux » (Dubet, Martuccelli, 1998). Ils ne font pas que réciter les rôles qu’ils ont appris pendant leur socialisation, ils ne font pas que jouer la partition de leur genre, de leur génération, de leur classe. Ils refusent cet enfermement dans une définition si restrictive d’eux-mêmes. Ils veulent devenir eux-mêmes, comme les incite l’impératif social de la construction de soi. Ils éprouvent des sentiments, nouent des relations amoureuses ou amicales qui ne sont pas réductibles à des rapports, masqués, de domination. D’autres dimensions de l’existence, des pratiques, des identités interviennent aussi dans la vie des agents, des acteurs sociaux.
Deuxième principe, la prise en compte de l’expérience
En effet la construction des chapitres prend appui sur les expériences ordinaires de la vie que connaissent les individus. C’est pour cela qu’à l’intérieur de chaque partie, les chapitres ont un titre qui peut surprendre : « Hier, je n’ai pas été au lycée », ou encore « Je suis une salope » par exemple. L’auteur-e part du point de vue d’un individu, d’un énoncé prononcé par une personne, ou répété par plusieurs, pour deux raisons.
1) Ce parti pris favorise une sociologie dans laquelle le sociologue est attentif au vécu, à l’expérience des grands et des petits, des femmes et des hommes. Il veut éviter une position de surplomb où le sociologue sait toujours mieux que les individus eux-mêmes ce qu’ils font et les raisons pour lesquelles ils le font.
2) Il repose aussi sur le principe que la vie ordinaire doit être étudiée, même si historiquement les sociologues ont pu au contraire surtout analyser les objets les plus légitimes (la culture, la politique, la religion). Rares encore aujourd’hui sont les approches fines de l’écoute de la télévision, de la participation à des jeux de hasard. Tout se passe comme si la sociologie ne voyait qu’une partie du monde social, la plus « sérieuse ». Heureusement aux États-Unis, Howard Becker (1985) a montré que l’expérience de la marijuana ou du cannabis pouvait nous apprendre beaucoup sur l’entrée dans une activité, ou en France, Jean-Claude Kaufmann a également rendu visible l’intérêt de se centrer sur le lavage du linge pour appréhender les relations, la manière dont se déroulent des négociations conjugales (2002).
Complémentaire au point de vue « macrosociologique », comme l’étude des organisations, des institutions, ce point de vue « microsociologique » non seulement n’ignore pas que ces pratiques ordinaires s’inscrivent à la fois dans un contexte donné avec des normes et des contraintes sociales (fumer le cannabis est une activité officiellement interdite), et dans des rapports sociaux (même un homme qui se veut « égalitaire » est aussi objectivement du côté des dominants masculins), mais montre comment les rapports sociaux de classe, de genre, d’âge et de génération irriguent l’existence quotidienne de chacun.
À l’issue de cette conduite accompagnée par les auteur-e-s des chapitres, la lectrice ou le lecteur comprendra ce qui fait la spécificité de la sociologie : à savoir ces allers et retours permanents entre les idées, les « théories », et la réalité, l’empirie. Elle ou il trouvera, au début de chaque chapitre pour mieux se repérer, une « introduction » (repérable avec un filet sur le côté gauche). Rédigée par les trois « directeurs » de ce manuel, celle-ci souligne les manières de faire de la sociologie particulièrement développée dans le texte. Finalement, dessiné à travers ces récits de recherche, un parcours fournit les premières règles du raisonnement sociologique et permet à chacun de trouver son propre cheminement dans le continent social.
Bibliographie
Becker Howard S., 1985, Outsiders, Paris, Métailié, 1re édition 1963.
Bourdieu Pierre, Chamborédon Jean-Claude, Passeron Jean-Claude, 1968, Le métier de sociologue, Paris/La Haye, Mouton.
Castel Robert, 2007, La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, Paris, Seuil.
Dubet François, Martuccelli Danilo, 1998, Dans quelle société vivons-nous ?, Paris, Seuil.
Fassin Didier, Fassin Éric (dir.), 2009, De la question sociale à la question raciale ?, Paris, La Découverte.
Kaufmann Jean-Claude, 2002, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Paris, Pocket, 1re édition 1992.
Passeron Jean-Claude, 1991, Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan.
Passeron Jean-Claude, 1995, « L’espace mental de l’enquête », Enquête, n˚ 1, p. 13-42.