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Les techniques d’enquête
en sociologie

Christophe Giraud

Ce chapitre offre une présentation synthétique des principales techniques utilisées par le sociologue dans ses démarches d’enquête sur le terrain. Cette présentation est structurée autour de trois questions principales : enquêter quoi ?, qui ?, et comment ?

La formulation de la première question (« quoi enquêter ? ») rappelle la nécessité de construire un objet de recherche, c’est-à-dire de formuler un questionnement abstrait ou une problématique à propos de faits empiriques. Le choix des techniques d’enquête et d’analyse des données recueillies dépend partiellement de ce questionnement sociologique dans la mesure où les techniques d’enquête produisent des données dont la nature varie d’une technique à l’autre et qui sont donc plus ou moins susceptibles de répondre aux attentes du sociologue.

La deuxième question (« qui enquêter ? ») comprend deux aspects. Premièrement, quelle est l’unité analysée par le sociologue (des personnes, des groupes, des ménages, des activités...) ? La réponse à ce premier aspect dépend directement de la problématique du sociologue. Deuxièmement, combien d’unités doivent être enquêtées (une dizaine, quelques dizaines, des centaines, des milliers...) ? Sur ce point, la réponse dépend essentiellement de la technique d’enquête utilisée, mais aussi de la recherche éventuelle d’une fiabilité voire d’une représentativité des résultats.

La troisième partie du chapitre (« comment enquêter ? ») aborde la question du choix des techniques d’enquête empirique. De manière simplifiée, trois techniques s’offrent au sociologue. Une première méthode, le questionnaire, constitue un protocole très standardisé de recueil d’informations : tous les individus ou situations interrogées sont soumis aux mêmes opérations de catégorisation et de codage. Le sociologue doit porter une extrême attention à la conception des questions et des modalités de réponses aux questions : cette conception doit respecter des règles précises. Une deuxième méthode, l’entretien, permet d’approcher finement la description des situations, des pratiques ou des représentations en adaptant le protocole à la personne ou à la situation : étant moins standardisé, le protocole de recueil de l’information permet de faire surgir des éléments en fonction des souhaits ou volontés de l’enquêté, selon un vocabulaire et une organisation des propos qui lui sont propres. Une troisième méthode, l’observation, constitue une approche bien différente : le sociologue doit trouver un rôle dans un contexte social localisé pour conduire des observations (soit en dévoilant son intention, soit incognito).

Mais aussi sophistiquées ou aussi simples soient-elles, les techniques doivent être adaptées de manière attentive et réflexive à la spécificité et de la problématique et du terrain de l’enquête : il n’existe aucune recette universelle qui permette, à coup sûr, de produire des résultats scientifiques.

FdS, CG, OM

La métaphore des lunettes que le sociologue n’aurait qu’à chausser pour mener à bien son travail est en partie limitée car les instruments en question doivent être construits à chaque enquête. En utilisant des techniques d’enquêtes (questionnaires, observation à découvert ou incognito, entretiens individuels plus ou moins directifs, entretiens de groupes…), le sociologue doit forger ses montures et polir lui-même des verres qui soient ajustés au thème de l’enquête et à la question théorique qu’il pose à celui-ci. À aucun moment les techniques ne sont des « recettes » à appliquer automatiquement pour produire de bonnes données. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y ait pas quelques règles qui permettent de construire et d’utiliser ces techniques. Trois grandes questions peuvent être posées pour chaque type d’enquête : enquêter sur quoi ?, enquêter qui ?, et enquêter comment ?

1. Enquêter sur quoi ?

Toute enquête suppose la construction d’un objet sociologique. Celui-ci comporte une dimension empirique et théorique. La première dimension renvoie à un sujet concret, compréhensible notamment par les non-sociologues. Le petit-déjeuner est un sujet de ce type. L’enquête sociologique ne consiste pas à faire une description des différentes manières de petit-déjeuner, elle doit aussi poser une question, dessiner une perspective théorique. Ainsi le petit-déjeuner est intéressant car il peut permettre de comprendre comment fonctionnent les relations familiales. On peut également choisir d’étudier cette pratique comme un temps qui nous renseigne sur la façon dont hommes et femmes gèrent leur alimentation et leur corps. La pratique est la même au départ, mais du fait de la question différente, ses contours changent. On a donc finalement un objet sociologique, spécifique, qui retient de la réalité que les éléments qui sont pertinents.

Le choix du sujet

Pratiques culturelle ou alimentaire, loisir, événement, croyance, etc., toute la réalité peut devenir un sujet pour le sociologue, tout est « sociologisable ». Certains objets sont choisis parce qu’ils sont proches de l’expérience de l’enquêteur qui mettra alors à profit ses connaissances du phénomène, d’autres le sont au contraire en raison de leur étrangeté qui intrigue l’enquêteur. Certains sujets peuvent être des problèmes sociaux, faire l’objet de débats politiques (prostitution, échec scolaire, personnes sans domicile fixe…). Il faut alors transformer ce problème social en objet théorique. D’autres sujets le sont car ils servent d’indicateur à celui ou celle qui se situe dans une perspective théorique précise. Ainsi, Émile Durkheim (1897) étudie le suicide car il s’interroge sur les degrés d’intégration des individus dans une société moderne, ou encore Jean-Claude Kaufmann analyse les pratiques de lavage, du rangement dans le couple car il veut rendre compte de la formation d’habitudes conjugales (2007). Les objets réels sont a priori tous intéressants, ils ne sont pas hiérarchisés selon un degré de mérite sociologique.

Poser une question théorique

Trouver une pratique, un événement, un groupe de personnes, ou une organisation ne suffit pas à en faire un objet d’enquête. Il est indispensable de poser une question théorique, abstraite, pour savoir ce que l’on doit étudier. Trouver un point de vue théorique, une notion ou un couple de notions qui, au regard de la pratique, pose problème c’est construire un objet sociologique (Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1968). Ce point de vue permet de sélectionner ce que l’on doit observer, ce sur quoi on doit poser des questions. Ainsi le premier objet construit sur les petits-déjeuners invite à poser des questions sur les personnes présentes : leur position (à table, debout…), le fait qu’elles arrivent, ou pas, toutes en même temps, qu’elles quittent la table en même temps ou non, sur l’organisation (quelqu’un sert ou chacun se sert) et sur les conversations entre les membres du groupe. Le second objet favorise plutôt des questions sur les quantités et la nature des aliments ingurgités, la vitesse pour manger… Les marques et les qualités nutritives des produits sont également centrales alors qu’elles sont un élément secondaire pour le premier objet. L’objet sociologique permet ainsi de ne pas décrire les pratiques dans tous leurs détails : seuls ceux qui ont de l’intérêt pour la question posée ou la notion choisie sont objet de l’enquête, et fournissent les thèmes retenus.

Le choix des techniques

Les sociologues rangent usuellement les techniques d’enquête en deux catégories : techniques quantitatives (essentiellement le questionnaire), ou qualitatives (on parlera dans ce chapitre uniquement de l’entretien et de l’observation directe). L’enquête quantitative vise à la production selon des procédures standardisées de données nombreuses. La standardisation assure que les différences de déclaration entre les questionnaires renvoient bien à des écarts de pratiques ou d’opinion et non pas à des différences dans la façon de poser les questions ou dans la manière dont la rencontre entre l’enquêteur et l’enquêté s’est déroulée. La standardisation des questions, des passations des questionnaires est donc bien la condition indispensable qui assure que les données, les déclarations, sont bien comparables et peuvent être agrégées et additionnées pour obtenir des résultats globaux sur différentes catégories d’individus de la population. Ces différences statistiques entre catégories permettent de dévoiler l’impact de facteurs explicatifs. Le questionnaire a donc une visée explicative qui se fait par l’objectivation des pratiques et des identités (Singly, 2008).

Les techniques qualitatives ont une autre logique : elles s’attachent à ce que les individus écoutés ou observés soient pris dans des contextes suffisamment variés pour permettre des comparaisons multiples de cas. Le sociologue vise à entrer dans la singularité de ces cas et de ces événements pour multiplier les angles et les possibilités de comparaison des cas. Dans l’entretien, le sociologue s’attache souvent à la façon dont les individus définissent une situation, une pratique, à cette vision subjective concrète que le questionnaire capte avec difficulté. Il adopte alors une « perspective compréhensive » (Kaufmann, 1996). L’observation est une technique qui peut se prêter à une perspective très objectiviste (proche du questionnaire) mais peut être adoptée également par les partisans d’une démarche plus subjectiviste.

Le choix d’une technique d’enquête dépend en partie de l’objet choisi. En partie seulement, car un même objet peut se prêter à la réalisation d’enquête qui s’appuie sur telle ou telle technique (assez souvent même, plusieurs techniques sont utilisées en même temps). L’importance accordée à la façon dont les individus donnent du sens aux situations, pratiques, événements est un élément central pour le choix d’une technique qualitative ou quantitative. Ainsi l’étude « familiale » du petit-déjeuner pourrait se faire par une enquête quantitative qui serait chargée de mesurer la présence des différents membres de la famille, sa durée, l’organisation du repas, qui a parlé avec qui… ou par une enquête qualitative qui serait plus sensible à la qualité des échanges, au contenu de ce qui a été échangé, à l’ambiance, au quant à soi de chacun à ce moment-là. Les deux enquêtes ne donneront évidemment pas le même type de résultats. Ce qui change c’est la façon dont la famille et les relations familiales sont définies. L’enquête quantitative semble se satisfaire d’une coprésence pour évaluer les relations familiales alors que l’enquête par entretien ajoute les manières de faire famille et le sentiment associé à ces pratiques. Dire que l’on se pose la question des relations familiales est une indication provisoire de l’objet sociologique qui est précisée par la nature des méthodes employées. Le processus de construction de l’objet est progressif.

2. Enquêter qui ?

Le choix des personnes à enquêter dépend et de l’objet choisi, et des contraintes spécifiques liées à la technique d’enquête retenue. Une fois l’objet sociologique défini, qui doit-on interroger ou observer pour obtenir des informations ? Derrière cette question, il y a plusieurs problèmes. Celui de l’unité d’analyse pertinente pour l’enquête et celui du choix et de la quantité des informateurs. La résolution de ces deux problèmes est en lien étroit avec l’objet sociologique que l’on a construit et de la technique choisie.

Dans l’enquête sur le petit-déjeuner considéré comme révélateur des relations familiales, l’unité sur laquelle on s’interroge est bien la famille. Les questions porteront sur le comportement de tous les membres, y compris ceux qui choisissent de ne pas prendre leur petit-déjeuner à la table familiale. Qui doit-on interroger alors ? Tout le monde ou peut-être seulement un informateur privilégié qui donnera aussi des renseignements sur les autres membres de la famille. La réponse dépend de ce qui nous intéresse théoriquement : les pratiques des différents membres de la famille qu’une personne pourrait renseigner ; ou la façon dont chaque membre essaie de négocier les arrangements de ce moment commun et la manière dont l’accord se fait, ce qui suppose d’avoir la version de plusieurs personnes. Le choix des individus à interroger dépend de la perspective théorique que l’on se donne pour étudier cette pratique. Pour le second objet, le petit-déjeuner comme révélateur des pratiques alimentaires différenciées selon le genre, il faudrait interroger des femmes et des hommes à égalité quel que soit leur statut matrimonial, mais peut être en prenant en compte d’autres dimensions de leur identité.

La taille du corpus ou de l’échantillon est un problème plutôt lié au type de technique choisi : si l’enquête est réalisée par questionnaire, un grand nombre de personnes devront être interrogées. Il s’agit d’être en mesure d’identifier des régularités de manière fiable voire d’obtenir un échantillon qui permette de reconstituer à une petite échelle la grande population étudiée (Martin, 2005). Le choix de la taille de cet échantillon dépend du degré de précision statistique que l’on souhaite donner à nos résultats et du budget disponible, toujours contraint, pour faire passer les questionnaires. Les instituts de sondage politique choisissent souvent des échantillons d’un ordre de grandeur de 1 000 personnes. Pour la première enquête, après avoir tiré un échantillon de 1 000 familles, on pourrait interroger un de leurs membres. Dans la seconde enquête, l’échantillon pourrait comporter 500 hommes et 500 femmes de façon à comparer comportements féminins et masculins (en présupposant que la variable « genre » est le principal déterminant).

Si l’enquête se fait par entretien, le nombre de personnes enquêtées sera nettement plus réduit, le sociologue ne recherchant pas une régularité statistique des résultats. En revanche, la sélection des personnes enquêtées devra permettre de couvrir une gamme de comportements ou de situations sociales différenciées par rapport aux objectifs de comparaison de l’enquête. Pour le premier objet proposé sur le petit-déjeuner, le sociologue construira un corpus dans lequel soit il fera varier les formes de famille (monoparentales, recomposées, avec deux parents cohabitants, homosexuelles ou hétérosexuelles), soit il se centrera sur le statut des membres de la famille (en interrogeant des mères, des pères, des adolescents). Pour le second objet, il pourra interroger par exemple des femmes et des hommes dont la corpulence est variable…

Dans le cas de l’observation, la définition des personnes à enquêter renvoie plutôt à la question « enquêter où ? ». Le choix d’un lieu concret – tel village, telle communauté, telle association, telle entreprise, telle maison de quartier, tel service d’un hôpital, telle classe… – qui se fait en lien avec la définition de l’unité d’analyse pertinente et surtout de la question que l’on se pose, précède celui des personnes qui seront réellement observées, suivies, ou écoutées. Dans l’exemple du petit-déjeuner familial, le sociologue ne pourra observer des familles que dans des espaces semi-publics, comme des hôtels, des chambres d’hôtes. Pour la seconde enquête, il pourra ajouter aussi les clients du matin dans les bars ou les cafés.

3. Enquêter comment ?

Une fois la technique choisie, la construction des outils nécessaires à l’enquête est déterminée en partie par des choix théoriques, en partie par des contraintes propres à chaque technique, et en partie par des contraintes empiriques liées à la population choisie.

Le questionnaire

L’enquête par questionnaire a pour but de produire des données individuelles standardisées, calibrées, c’est-à-dire avec la même qualité. Plusieurs postes et étapes peuvent être distingués sur la chaîne statistique (Merllié, 1989) : la conception du questionnaire, le test du questionnaire auprès de quelques personnes pour s’assurer de la qualité des questions, la passation des questionnaires, la saisie des réponses et ses contrôles, le nettoyage de la base de données (des erreurs résiduelles) et l’analyse de cette base.

La standardisation de la production est en partie assurée par le fait que, pendant la passation des questionnaires, la formulation des questions doit être rigoureusement respectée. Ainsi les différences entre les déclarations obtenues doivent renvoyer à des différences de pratiques et non pas à des passations différentes. À la différence de l’entretien, les passations ont donc un caractère assez mécanique, voire monotone, puisque l’enquêteur doit s’en tenir au texte du questionnaire sans rien y rajouter et noter les réponses données sans plus de commentaire.

Intéressons-nous à l’étape centrale de la conception du questionnaire. Celui-ci consiste en une série de questions. Ces questions peuvent être accompagnées de propositions de réponses, les « modalités », et sont alors des « questions fermées » ; ou bien elles peuvent ne rien proposer et sont alors des « questions ouvertes ». Les questions ouvertes renseignent une quantité et les questions fermées sont donc les formes les plus fréquemment utilisées dans un questionnaire. La construction des questions s’appuie sur une technique : la définition d’indicateurs. Elle consiste à objectiver les notions utilisées dans l’objet sociologique c’est-à-dire à les mesurer empiriquement sur la base d’informations concrètes, observables, constatables, pertinentes, tirées des pratiques et de l’identité sociale des personnes interrogées (Singly, 2008). Elle suppose une analyse préalable de la notion, une recherche de pratiques ou de situations concrètes reflétant bien celle-ci.

L’enquête quantitative réalisée en 2009-2010 à l’Université Paris Descartes par Christophe Giraud, Guillaume Macher, Olivier Martin et François de Singly sur la « lecture des étudiants » vise à savoir s’il y a un « rendement universitaire » de la lecture. Il s’agit de se demander dans quelle mesure la lecture a un impact positif sur les résultats universitaires en vérifiant notamment l’impact des techniques de lecture (fiches réalisées, prise de notes,…). Pour concevoir le questionnaire, il a fallu chercher des indicateurs concrets, mesurables, de la lecture et du « rendement universitaire ». Deux caractéristiques de la notion de lecture ont retenu l’attention dans le cadre de cette problématique : les étudiants lisent plus ou moins, et ils lisent des choses très variées qui peuvent être liées ou pas à leurs études. On a cherché des indicateurs des deux dimensions de cette pratique : son volume et sa structure (plus ou moins centrée sur le travail universitaire). Comme ces dimensions sont abstraites, elles ne peuvent être mesurées directement, elles ne peuvent l’être que par le détour d’indicateurs. La première dimension peut être approchée par des questions comme le temps passé à lire, le nombre de livres lus, de textes lus… ; la seconde dimension par des informations comme le nombre de documents lus pour les études, le nombre de documents lus qui n’ont pas de rapport avec les études. La connaissance des pratiques aide à trouver les situations, les pratiques les plus révélatrices de la notion étudiée.

Deuxième moment de la technique de l’indication : il faut privilégier les questions de fait qui portent sur les pratiques elles-mêmes, détachées du sentiment subjectif des pratiquants (avoir été ou non à l’église, au temple, à la mosquée la semaine passée, par exemple) aux questions d’opinion (toujours pour le même exemple, avoir ou non apprécier ces moments passés à l’église, au temple ou à la mosquée). Troisième moment de l’indication, retenir de préférence des indicateurs « concrets », c’est-à-dire qui renvoient à un moment, un lieu ou une situation particulière, et non pas à une pratique générale, hypothétique ou fantasmée. Il faut se méfier car lorsque la question de fait est trop générale, elle devient une question d’opinion : « généralement, à quelle te couches-tu le soir ? » demande à la personne interrogée de faire une pratique moyenne, générale, qui ne correspond à aucun évènement précis. La bonne question est « hier soir, à quelle heure t’es-tu couché ? », « et avant-hier soir ? ». Pour en revenir à l’enquête sur la lecture étudiante, on a posé des questions sur les lectures effectuées dans plusieurs matières du semestre qui a précédé l’enquête : une matière où l’étudiant-e avait le mieux réussi, une seconde où l’étudiant-e avait le moins bien réussi.

Un bon indicateur, une bonne question doit donc répondre à trois critères : il doit servir à apporter des informations sur une notion théorique ; il doit privilégier la description objective de la pratique ; et il doit être concret.

L’entretien

L’entretien en tant que mode d’enquête principal est un instrument idéal pour produire des « récits », des « histoires » qui mêlent des faits précis, des anecdotes et les jugements, les sentiments associés à ces événements. Au cœur de l’entretien, on retrouve donc à la fois une description fine de pratiques, de moments, et le point de vue des acteurs sur ceux-ci.

Plusieurs outils sont indispensables pour maîtriser l’entretien : il faut savoir construire un guide d’entretien et conduire l’entretien de manière souple.

La construction du guide d’entretien

L’outil central pour l’enquêteur, le guide d’entretien, consiste en une série de thèmes à aborder dans la discussion avec la personne enquêtée. Le choix des thèmes renvoie autant au sujet de l’enquête et qu’à la question théorique que l’on se pose. Les thèmes peuvent être juste nommés (la formulation est alors laissée à la charge de l’enquêteur au moment de l’entretien) ou bien au contraire explicitement formulés sous forme de questions dans le guide.

Par exemple, lors d’une enquête sur l’entrée en couple des jeunes adultes où il s’agissait de voir comment la rencontre amoureuse recomposait en partie le réseau amical des jeunes, une série de thèmes a été définie pour l’entretien : les relations amoureuses qui ont précédé la relation actuelle, les différents amis de l’enquêté, les parents de l’enquêté, le/a petit/e ami/e, la rencontre avec le/la petit/e ami/e actuel/le, les premières semaines du couple et les réactions des amis, les rencontres entre les amis et le/la petit/e ami/e, la rencontre avec ou les confidences faites aux parents, les études ou l’activité professionnelle de l’enquêté et de son/a partenaire et les discussions sur ces sujets, les moments à deux, les confidences en couple ou avec les amis, les projets et les discussions en couple ou avec les amis sur ces projets….

Comment favoriser l’expression des enquêtés une fois les thèmes définis ? Ce qui est attendu est un récit et non une information limitée ou une réponse préformatée et limitée sur telle ou telle pratique. Pour cela, une première manière de générer du récit consiste à ne pas poser de question mais à inviter la personne enquêtée à conter son histoire en utilisant quelques mots introductifs comme « Parle-moi de… », « Peux-tu me raconter… », ou « Qu’est-ce qui s’est passé… ? ». Deuxièmement le sociologue peut recourir à des questions utilisant le terme « comment », incitant au récit et moins intrusif que le « pourquoi » (Becker, 2002, p. 105-109). L’utilisation de supports supplémentaires peut par ailleurs améliorer le caractère concret des questions et par suite du récit : dans une enquête sur la lecture, l’enquêteur pourra par exemple aussi parcourir avec l’enquêté les rayons de la bibliothèque de son enquêté et lui faire commenter les livres.

Savoir conduire l’entretien

À la différence du questionnaire auquel l’enquêteur doit se conformer, le guide d’entretien est une aide à utiliser de façon très souple. Le déroulement de l’entretien est en effet soumis davantage au rythme et à l’orientation impulsés par l’enquêté qu’à l’ordre choisi par l’enquêteur. On parle alors d’entretiens « semi-directifs », fréquents en sociologie. Tous les thèmes prévus doivent être abordés, mais l’enquêté peut en ajouter d’autres rendus nécessaires étant donné le discours de la personne.

L’entretien consiste en une « discussion asymétrique ». Discussion car il s’agit d’un échange dynamique : les réponses de la personne modifient et suscitent des réactions, des questions ou des remarques de l’enquêteur. Asymétrique, car c’est la personne enquêtée qui raconte son expérience. L’entretien est en même temps une rencontre, une interaction de face-à-face où l’enquêté essaie de construire et de défendre une image positive de lui-même (l’enquêteur aussi, souvent !) (Goffman, 1974, p. 9-42).

L’enquêteur doit être à l’écoute, et surtout favoriser une expression développée de l’enquêté. Il doit relancer sans relâche, en utilisant soit les relances par répétition, les relances par opposition (Blanchet, Gotman, 2007). Les relances sont des questions ou des interventions qui visent à faire préciser un thème, un récit. Elles sont souvent formulées et posées de façon improvisée pendant l’entretien mais certaines peuvent être aussi prévues dans le guide même. Les relances par répétition consistent à reprendre une expression de l’enquêté, un fait, pour lui demander de l’éclaircir, ou de le développer. Les expressions « typiques » ou « indigènes » qui dévoilent la façon dont l’enquêté voit sa pratique, le monde qui l’entoure, sont centrales dans l’enquête par entretien. Évidentes pour l’enquêté, l’enquêteur doit essayer de lui faire expliciter ces expressions et pour cela utiliser la relance par répétition comme dans l’extrait suivant :

« – Ce livre-là, je suis vraiment rentré dedans.

– Comment ça, t’es rentré dedans ? »

Les relances par opposition consistent à rapprocher plusieurs faits, plusieurs affirmations qui ne semblent pas coïncider : « T’es rentré dedans mais tout à l’heure tu m’as dit que tu n’aimais pas vraiment lire. » L’enquêteur invite l’enquêté à s’expliquer, à clarifier des déclarations, à expliciter sa logique qui peut être lisible. L’usage abusif de cet outil peut cependant mettre mal à l’aise : l’enquêté peut avoir l’impression de se faire « coincer » par l’enquêteur. Là encore, le ton « naïf » peut servir : il invite à préciser ce que l’enquêteur n’arrive pas à saisir. Les relances par opposition perturbant la production d’une image cohérente de soi doivent être utilisées à bon escient.

Afin de préparer les relances, la prise de notes peut être utile (en plus de l’enregistrement). L’enquêteur doit noter le plus possible les expressions, les faits, les affirmations qui lui servent à poser les questions avec les termes utilisés par l’enquêté. Cette attention soutenue, cette mémoire, soutenue ou non par une prise de notes, est indispensable car le récit d’une anecdote ou la description d’une pratique, peuvent prendre du temps, et ne doivent pas être interrompus : la jolie et bizarre expression utilisée au début, on ne s’en souvient guère quand le récit se termine quelques minutes plus tard. La relance avec les mots mêmes de l’individu joue un rôle important dans la dynamique de la conversation : en effet, l’enquêté n’a bien souvent que peu idée de ce qui intéresse l’enquêteur. Les anecdotes les plus singulières, les petites choses les plus quotidiennes sont souvent considérées comme peu intéressantes. Comment pourraient-elles captiver l’enquêteur ? Ne sachant pas quel degré de précision est attendu, la personne enquêtée lance des « perches ». Elle évoque ainsi en passant tel ou tel fait sans développer. Si ces perches ne sont pas saisies par le sociologue, alors elle ne développera pas et considérera que ce niveau de détail est superflu et qu’elle peut se satisfaire d’un discours plus synthétique.

L’observation

La technique de l’observation est liée à l’enquête de terrain, portant sur une aire géographique ou sociale localisée. Une fois l’objet sociologique esquissé, une fois la population et le terrain choisis, comment observer ? Et d’abord que faut-il observer ?

La question de la grille d’observation

Tout ne peut être décrit dans les moindres détails. Il faut sélectionner les éléments qui nous semblent pertinents par rapport à ce que l’on recherche. En observant la circulation des individus dans la rue (1973, p. 19-41) Erving Goffman centre son attention sur la coordination des individus pour éviter tout choc ainsi que sur les unités qui effectuent ce travail de circulation. Il forge le concept « d’unité véhiculaire » pour désigner les groupes de personnes qui circulent ensemble et effectuent un travail commun pour éviter les chocs des unités venant en sens inverse. Dans cette perspective de coordination, les vêtements portés par les passants, les intentions qui poussent les individus à circuler dans la rue sont peu pertinents pour Goffman qui les exclut de l’observation. L’observateur doit donc préparer (même mentalement) des éléments pour guider son attention, notamment ici être attentif aux regards, aux signes que les personnes donnent.

La grille d’observation est un document qui contient une série d’items en lien avec l’objet auxquels l’observateur doit prêter attention. Comme le guide d’entretien, la grille apporte une aide, n’excluant pas de prêter son attention sur tel ou tel fait non prévu. L’observation est parfois étroitement codifiée comme dans le Guide des comportements culturels de Marcel Maget (1953) qui construit des séries de grilles de tout type pour l’observation directe des comportements et de leurs contextes sociaux et matériels. L’observation correspond alors à une check-list, à une longue suite d’items qu’il faut renseigner, une sorte de grand questionnaire où l’on ne pose pas de question puisque c’est l’observateur qui renseigne directement les réponses. Elle est pensée pour construire des séries de données relativement standardisées, objectivant les comportements, comptant les objets, les occurrences de pratiques, comme dans les questionnaires. Le plus fréquemment, les grilles d’observation sont nettement moins explicitées que cela. Certaines donnent des conseils généraux : combien de personnes présentes lors de tel événement, telle rencontre ? Quelle date, quelle heure, quel lieu, quelles personnes présentes ? Qui parle ? Comment se déroule la rencontre ? Etc. (Beaud, Weber, 2002, p. 171). L’attention aux événements encore une fois dépend de l’objet sociologique que l’on s’est donné. Des sociologues comme Goffman donnent généralement peu de poids au contenu des échanges verbaux. Ils se concentrent sur le « voir » comme l’explique Olivier Schwartz (1993) et travaillent donc comme Maget à l’objectivation des pratiques et des valeurs. D’autres insistent aussi sur la dimension signifiante des échanges verbaux et lui donnent une part centrale. L’observation se fait alors plutôt dans une perspective de sociologie ou d’ethnographie compréhensive. Stéphane Beaud et Florence Weber insistent sur l’importance des termes utilisés dans une rencontre, une interaction, qui donnent des renseignements précieux sur le point de vue des personnes observées. Ils donnent une place à « l’écoute » dans l’observation en complément du « voir ». Le « voir » permet de mieux contrôler ce que « l’écoute » peut nous apprendre.

La prise de notes est difficile : même en disposant d’une grille précise, le sociologue peut ne pas savoir quoi retenir, débordé par trop de détails. Surtout il est difficile de savoir comment noter, car les termes que l’on utilise sont souvent connotés, reflétant la vision personnelle de l’enquêteur sur les faits observés. Les descriptions comportent des faits bruts, mais aussi des ajouts interprétatifs sur le comportement des individus en présence. L’équilibre entre analyse et description brute (des faits sans interprétation), délicat à réaliser, doit toujours faire l’objet d’une évaluation réflexive, au cours de la relecture quotidienne des notes.

L’entrée sur le terrain : trouver un rôle

Comment faire pour observer ? C’est la question des conditions d’accès au terrain et aux pratiques intéressantes pour nous. De façon minimale, l’observation consiste à « être présent », « à vivre avec » les personnes qui font l’activité qui intéresse l’enquêteur et cette présence suppose une permanence, une durée assez longue (Weber, 1989) et rendre compte de ce qui se passe. Comment faire accepter cette présence sur la durée ? Comment faire pour que les personnes acceptent qu’on les observe ? Une première possibilité est de faire de l’observation incognito. C’est le choix fait par Laud Humphreys dans son enquête sur les pratiques homosexuelles dans les toilettes publiques de grandes villes nord-américaines (2007). L’enquêteur peut également choisir – c’est la deuxième possibilité – de dévoiler ses intentions, son projet et faire une observation « à découvert » (Arborio, Fournier, 2008, p. 27-30). On peut aussi avoir des « alliés » (Beaud et Weber, 2002, p. 125) : ce sont des personnes au courant du projet d’enquête qui prennent une part active à sa réalisation, notamment en autorisant le sociologue à les accompagner.

Que l’enquête se fasse à découvert ou incognito, il est nécessaire de se trouver un rôle sur le terrain. Sans rôle défini, l’observateur reste un perturbateur des interactions habituelles. C’est parce qu’on a un rôle défini qu’on peut observer. Laud Humphreys choisit le rôle de guetteur, à la porte des toilettes publiques, pour observer les pratiques sexuelles entre hommes, rôle indispensable pour prévenir de l’arrivée de gêneurs désireux d’uriner ou des descentes de police. Olivier Schwartz (1990) prend le rôle de voisin quand il observe la vie privée des ouvriers d’une cité du Nord de la France. Même en situation d’enquête à découvert, le sociologue considéré comme un lettré peut participer, aider l’interaction, en tenant par exemple le rôle de secrétaire de séance dans certaines réunions publiques.

Bibliographie

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Beaud Stéphane, Weber Florence, 2002, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte.

Becker Howard S., 2002, Les ficelles du métier, Paris, La Découverte.

Blanchet Alain, Gotman Anne, 2007, L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Armand Colin.

Bourdieu Pierre, Chamborédon Jean-Claude, Passeron Jean-Claude, 1968, Le métier de sociologue, Paris-La Haye, Mouton.

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Humphreys Laud, 2007, Le commerce des pissotières, Paris, La Découverte.

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Kaufmann Jean-Claude, 2007, L’enquête et ses méthodes : l’entretien compréhensif, Paris, Armand Colin.

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