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Les mots pour faire dire et écrire

Christophe Giraud

La démarche de tout sociologue comprend deux mouvements qui peuvent sembler contradictoires. Pour la phase de collecte des données, la consigne est de rester au plus près des pratiques, des processus, des individus étudiés ou observés. Les enquêteurs doivent être dans leur intervention – questionnaires, entretiens, observations – le plus concret possible : la personne interrogée doit pouvoir décrire le plus précisément ce qu’elle fait, et éventuellement le sens de ce qu’elle fait. On doit tout faire pour éviter pour que l’enquêté évoque des comportements moyens ou habituels. Mais pour la phase de mise en ordre des données, le sociologue change de registre, proposant une interprétation théorique. Autant dans le premier temps les mots pour le dire empruntent au registre du concret, autant dans le second dire, les mots pour écrire relèvent du vocabulaire abstrait.

Ce texte rend compte parfaitement de cette tension entre ces deux registres que le sociologue doit maîtriser. En rester seulement à la description est insatisfaisant, mais comment proposer une interprétation (pensée dès le départ, ou découverte progressivement pendant l’enquête) ? Les techniques n’existent plus à ce niveau. Un seul secret, la connaissance de la culture sociologique. En effet, ce travail d’abstraction ne peut être effectué qu’en prenant appui sur d’autres travaux de la discipline, par la logique de la comparaison, par l’emprunt, par l’analogie.

Prenons l’exemple des prénoms donnés dans une société contemporaine. Il est possible d’en faire le relevé systématique, par année de naissance, par milieu social, par genre. Cela ne suffit pas. Pour rendre compte de ces données, le sociologue peut emprunter le schéma de la diffusion de certains biens ou de certaines normes, suivant un circuit de haut en bas. Les individus de milieu populaire adoptant plus tardivement les biens ou les pratiques des individus de milieu dit supérieur. C’est ainsi qu’un prénom « à la mode » dans ce dernier milieu apparaîtra quelque temps après dans les familles populaires (P. Besnard, G. Desplanques, 2003, La côte des prénoms, Balland). Cependant à la fin du vingtième siècle, les données ont été différentes : les familles populaires ont moins emprunté aux familles de cadres, elles ont puisé dans le registre de l’imaginaire des films et des séries. Confronté à ce changement, le sociologue doit intégrer d’autres éléments théoriques : pour notre exemple en se demandant si, à côté du circuit classique, ne se met pas en place un circuit parallèle, propre aux cultures populaires (P. Besnard, C. Grange, « La fin de la diffusion verticale des goûts ? », L’Année Sociologique, 1993, 43, p. 269-294).

La maîtrise des techniques est une condition nécessaire pour réussir une enquête ; elle n’est pas suffisante, elle doit être doublée par des lectures des travaux de sociologie afin que l’interprétation soit possible.

FdS, CG, OM

Une des difficultés récurrentes dans l’apprentissage de la sociologie réside dans la maîtrise de la correspondance entre les notions abstraites enseignées en cours ou dans les livres de théorie sociologique et les faits les plus concrets. Pour le sociologue, mener une enquête consiste à parler avec les personnes enquêtées en utilisant leur propre langage et sur des thèmes qui sont liés aux termes théoriques ou abstraits au cœur de sa réflexion. À l’inverse, analyser les résultats de l’enquête c’est essayer d’ordonner, d’interpréter avec des termes abstraits des anecdotes, des faits si particuliers qu’on a du mal à y voir quelque régularité. Le sociologue doit donc cultiver une forme de bilinguisme, il doit être capable de maîtriser plusieurs registres linguistiques différents et d’assurer la traduction, le passage de l’un à l’autre. Pour reprendre la métaphore des lunettes présentée et développée par François de Singly (cf. chapitre 1), on peut penser que le sociologue d’enquête doit disposer de verres à double foyer : un premier foyer pour voir de près les pratiques des personnes enquêtées et en rendre compte avec un langage descriptif et un second foyer pour voir de plus loin, théoriquement, le réel.

Or, bien souvent il est difficile de distinguer ces deux niveaux : au détour d’une question, l’enquêteur prononce un terme abstrait qui crée de la gêne, de l’incompréhension voire de la suspicion chez la personne enquêtée. Dans une enquête sur les tentatives de suicide, la question « Vous sentez-vous intégré ? » si elle peut être pertinente théoriquement ne peut qu’entraîner une incompréhension des personnes interrogées. Inversement, dans son écriture, le sociologue utilise, sans contrôle ou sans explicitation, un terme utilisé par les personnes enquêtées, qui lui semble d’autant plus parfait pour l’analyse qu’il « parle par lui-même », qu’il est « imagé ». Cette difficulté est inhérente au travail du sociologue car le langage sociologique utilise les mots du « langage naturel » plutôt qu’un vocabulaire formel comme la discipline mathématique (Passeron, 1991).

Ce chapitre donne des repères pour bien distinguer les registres abstraits et concrets, pour savoir les utiliser à bon escient dans la réalisation de l’enquête (quelle que soit la technique utilisée), dans l’analyse, et enfin dans l’écriture sociologique.

1. Dans l’enquête : rechercher le concret
et refuser le général

Si l’on s’interroge, comme Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, sur le rôle joué par le système d’enseignement dans la reproduction sociale, il paraît vain de poser directement une question en ces termes aux étudiants. « Système d’enseignement » est un terme compliqué qui mériterait une explicitation et la reproduction, même sociale, peut faire l’objet de malentendus. L’enquête suppose de parler le même langage que les personnes enquêtées. Une partie du travail du sociologue réside donc dans la traduction des notions abstraites utilisées dans le questionnement théorique en thèmes ou en indicateurs concrets (cf. le chapitre sur les techniques d’enquête). Ainsi dans une enquête par questionnaire sur le « rendement scolaire » de la lecture (menée par François de Singly, Olivier Martin, Guillaume Macher, et Christophe Giraud), une partie du travail sociologique a consisté à objectiver la notion de « lecture », c’est-à-dire à trouver des indicateurs comme, par exemple, le temps de lecture des enquêtés. Si la lecture n’est pas une notion « théorique », elle est cependant un terme de portée trop générale, c’est pourquoi il faut que le sociologue désigne de façon plus concrète une série d’activités assez variées : lire un livre, une BD, un journal, un document sur internet, mais aussi feuilleter plus ou moins rapidement ces mêmes documents, ou encore prendre connaissance d’un contenu et prendre des notes ou souligner certaines phrases ou passages, corner un livre ou un document…

Demander combien de temps en moyenne une personne passe à lire tous les jours, c’est attendre une information générale car l’enquêté doit synthétiser l’information du temps de lecture sur une période qui n’est parfois même pas précisée, et de plus en additionnant des activités très différentes. Or, l’ennemi de l’enquête est le « discours général », la vague synthèse de ce que l’individu pense qu’il fait, éventuellement construite sur la base de ce qui « fait bien ». Pour produire ce type de données concrètes, indispensable au questionnaire comme à l’entretien ou à l’observation, l’enquêteur doit être attentif aux termes qu’il utilise et à la façon dont il les utilise. Il doit suivre ce que l’on pourrait nommer une « grammaire de l’enquête ».

Les substantifs et leur nombre

Les substantifs sont plus ou moins abstraits ou généraux selon l’ampleur des objets, pratiques, représentations qu’ils sont censés résumer. La lecture, on vient de le voir, renvoie à des pratiques concrètes assez différentes. Afin de savoir si un substantif est abstrait ou général pour une question posée dans un questionnaire ou dans un entretien, le sociologue doit se demander à quelles choses (comportements, activités, sentiments…) ce terme correspond dans la réalité. C’est la question du « référent empirique » d’un mot. Il peut commencer par essayer de répondre lui-même à la question. On lit de nombreuses choses différentes comme on l’a déjà dit, sur divers supports : BD, revues, journaux, textes sur internet, photocopies, livres… Une question sur le livre est plus concrète – renvoyant à un support matériel – que la question sur la lecture, mêlant tous les supports. Si on pose une question sur « les » livres, « des » livres, on désigne un ensemble assez vaste d’objets. Aussi doit-on désigner un objet concret en se servant du terme « un » (« un » livre donné) plutôt que de choisir un terme plus général (« les » livres). L’enquêteur doit donc privilégier les termes les plus concrets, renvoyant à des objets matériels, des pratiques constatables dans un temps donné et un espace considéré, et utiliser ces substantifs plutôt au singulier.

Les articles, les adjectifs démonstratifs

Un même terme peut prendre une portée générale ou désigner un événement concret en fonction de l’article (un ou les), en fonction de l’adjectif démonstratif ou qualificatif qui lui est associé. L’enquêteur peut privilégier les articles démonstratifs. Ainsi les questions de pré-enquête – « Parle-moi de la lecture », « Parle-moi des livres » – sans autre spécification, sont trop générales pour ne pas entraîner de gêne et de doute de l’enquêté sur ce que cherche à lui faire dire l’enquêteur. L’utilisation d’un pronom personnel, ou d’un adjectif démonstratif, ou encore d’un complément aide à préciser l’objet ou la pratique concrète à laquelle la question se réfère.

« Parle-moi de tes livres à toi »

« Parle-moi de ta dernière lecture »

« Parle-moi du dernier livre que tu as lu (feuilleté/acheté/emprunté) »

« Parle-moi de ton livre préféré »

« Parle-moi de ce livre-. »

« Parle-moi des lectures que tu fais en ce moment »

« Parle-moi de ce que tu lis en ce moment ».

Les adjectifs démonstratifs (ce, cet, cette, ces…) servent à désigner un livre précis, dont il a été question antérieurement ou que l’on peut désigner à la main en regardant un rayon de bibliothèque par exemple. Les pronoms personnels (ce que tu lis, tes livres à toi,…), adjectifs possessifs (ton, ta, tes…), les adjectifs (le dernier livre, le livre préféré…), les relatives (le livre que tu lis en ce moment…) sont des éléments décisifs pour désigner un objet particulier, singulier, et donner un tour plus concret à la question en gardant le même substantif (lecture/livre) que les deux questions générales précédentes. Ils incitent à chaque fois à préciser quel est l’objet, quelle est la pratique concrète, quel est l’événement réel – bref le référent empirique sur lequel on pose une question.

Les noms propres

Autre façon bien connue d’être concret dans l’enquête, l’enquêteur peut utiliser des noms propres. À la différence des noms communs qui ont une valeur générique (ils servent à désigner des classes d’objets), les noms propres servent à désigner une personne en particulier, ou un groupe de personnes précis. Dans le même ordre d’idée, les marques ne sont pas non plus inutiles pour donner un tour concret à une question. Ainsi plutôt que de poser des questions sur les auteurs qu’on aime le plus lire, on demande de citer les auteurs préférés et ensuite on pose des questions précises sur les livres de chaque auteur que la personne enquêtée connaît, a lus, etc.

La technique de l’entretien peut également avec profit remplacer des termes génériques par des prénoms. Au lieu de « Et vos amis, ils lisent quoi ? », l’enquêteur préférera : « Tu peux me parler de tes amis les plus proches ? », en faisant préciser les prénoms de chacun. Il relancera sur les lectures de chacun des amis identifiés. La personne enquêtée est incitée à réfléchir à ce que chacun de ses amis a pu lire réellement et non donner une réponse générale et approximative sur les lectures des amis en général.

Les formes verbales et le temps des verbes

L’utilisation des verbes (leur forme verbale, leur conjugaison), est également pleine de pièges. Pour être concret, l’enquêteur doit éviter l’usage systématique du présent ou de l’imparfait et privilégier le passé composé. La question « Qu’aimes-tu lire ? » est plutôt générale et hypothétique car elle porte sur ce que l’on a lu et les choses que l’on pourrait choisir de lire. « Lire » à l’infinitif est une pratique abstraite. Au participe passé en revanche, le même verbe devient éminemment concret : ce qu’on a lu, c’est un livre, une revue bien réelle. Ainsi « As-tu aimé ce que tu as lu (et on peut rajouter par exemple : ce mois-ci) ? » sera une formulation plus concrète car elle se réfère à une pratique effectivement réalisée. Pour comprendre « ce que lire veut dire », il faut poser des questions sur « ce qui a été lu ».

La question du temps utilisé dans les questions est également centrale car une mauvaise maîtrise de celui-ci peut amener à formuler des questions trop vagues. Prenons quelques exemples :

Une question d’opinion :

« Qu’est-ce que tu aimes lire (en général/d’habitude) ? »
« Qu’est-ce tu as aimé lire (l’an dernier) ? »

Une question de fait :

« Combien de temps lis-tu par jour ? »
« Combien de temps as-tu lu hier ? »

Dans la première formulation de chaque question, le présent donne une impression de grande régularité de la pratique et de grande permanence (sauf éventuellement si on précise que l’on interroge la personne sur ce qu’elle aime ou lit « en ce moment »). L’impression de temps suspendu serait d’ailleurs la même si on proposait une formulation à l’imparfait : « Et dans ta jeunesse qu’est-ce que tu aimais lire ? ». En revanche l’usage du passé composé dans une question oblige à situer l’action dans le temps et dans l’espace. Pour que la seconde formulation (dans les deux exemples considérés) soit compréhensible, il faut rajouter un complément circonstanciel (de temps, de lieu,…), ce que la phrase au présent n’impose pas. Le choix du passé composé (ou du plus-que-parfait dans certaines questions) conduit nécessairement à une réponse concrète (que l’on soit dans le cadre d’un questionnaire, d’un entretien ou même d’un échange informel sur un terrain d’observation) alors que le choix du présent ou de l’imparfait génère le plus souvent une question générale. En conséquence, une règle d’or pour tout enquêteur pourrait être formulée de la façon suivante : « le passé composé est le temps de l’enquête ».

L’observation peut sans doute mieux que les autres techniques d’enquête se passer de ces conseils dans la mesure où les questions sont posées sur des événements, des objets ou des personnes concrets, en temps réel pourrait-on dire. Pendant l’observation de réunions publiques, festives ou associatives, il est aisé de demander à quelqu’un au présent : « C’est qui la personne qui parle/cette personne là-bas ? ». La règle du passé composé reste cependant très utile dès qu’il s’agit de plonger dans le passé des pratiques : « Comment ça a commencé ce genre de fête ? », « Comment l’avez-vous connu ? », « Comment cette personne est-elle rentrée dans l’association ? »

2. Dans l’écriture : mêler le concret et l’abstrait

L’écriture pose au sociologue un problème à la fois inverse et différent de ce qui précède : il s’agit de faire des énoncés théoriques, abstraits, à partir de matériaux empiriques concrets. Mais il est nécessaire d’autre part d’essayer de trouver des notions qui ne soient pas trop abstraites, qui « collent » aux données. Les cours de théorie sociologique et les grands textes classiques mettent à disposition des notions très abstraites : fonction, structure, système, culture, société, communauté, désenchantement du monde, liquidité, termes qui font partie du patrimoine sociologique. C’est moins ce genre de concepts qu’il s’agit de retrouver dans les données recueillies que des notions abstraites de niveau intermédiaire, des concepts « de moyenne portée » pour reprendre l’expression de Merton (1997, p. 9). Erving Goffman construit ainsi des concepts qui s’adaptent aux observations qu’il fait des interactions de face à face, en prenant appui sur une analogie centrale du monde social comme un théâtre : façade, scène, coulisse, mise en scène… La sociologie compréhensive (où le sens que l’acteur donne à ses pratiques importe beaucoup au sociologue) autorise, elle aussi, la construction de concepts de moyenne portée à partir des expressions, mots utilisés par les personnes enquêtées (on le verra par la suite). Dans cette perspective, il est encore moins évident de distinguer les deux niveaux, abstrait et empirique.

Le travail de l’analyse et de l’écriture est de rendre plus abstrait des données relatives à un contexte personnel et social singulier. Comment faire pour tirer des résultats abstraits de données concrètes et individuelles ? À partir de quelques exemples d’enquête, nous appréhenderons la façon dont le sociologue peut rendre plus théorique un commentaire, une analyse. Les problèmes de l’analyse et de l’écriture ne se posent pas de la même façon pour les enquêtes quantitatives et les enquêtes réalisées dans une perspective compréhensive sur la base d’entretiens ou d’observation (qui, à la différence des questionnaires, peuvent forger des notions à partir du langage des acteurs).

Les enquêtes quantitatives : rendre plus abstraites
les modalités de réponses

L’analyse et l’écriture quantitatives sont facilitées par le fait que les notions abstraites ont été définies préalablement à l’enquête (cf. chapitre sur les techniques d’enquête et Singly, 2005). L’analyste sait que derrière telle question, tel indicateur, il y a telle notion que l’on cherche à mesurer. Mais le stock des notions est censé augmenter avec l’analyse des données. Il y a bien aussi de la découverte dans l’analyse quantitative.

Même dans ces conditions, il n’est pas toujours évident de passer de la lecture d’un tableau croisé à un commentaire plus théorique. Dans une enquête par questionnaire réalisée en 2000-2001 sur les lycéens et le portable (par Vincenzo Cicchelli, Catherine Cicchelli-Pugeault, Christophe Giraud, Olivier Martin et François de Singly), le tableau suivant a été construit en croisant le nombre d’amis déclarés par les enquêtés et le niveau de diplôme du père.

Tableau 1  Nombre d’amis selon le niveau de diplôme du père

Diplôme du père

Nombre d’amis

0

1-2

3-4

5 et plus

Total

Aucun ou inférieur au Bac

15,9

44,5

24,7

14,9

100,0

Bac

13,2

43,7

29,1

13,9

100,0

Diplôme universitaire

9,4

38,8

26,8

25,0

100,0

Total

12,5

41,7

26,6

19,3

100,0

Source : Enquête Cerlis « Les lycéens et le portable », N = 873.

Lisons le commentaire de ce tableau par un étudiant : « Les étudiants dont le père a un niveau de diplôme bac ou inférieur au bac ont moins tendance que ceux dont le père à un niveau de diplôme universitaire à avoir 5 amis et plus ». Le commentaire est techniquement correct, mais laisse cependant à désirer du point de vue du sens théorique, reprenant telles quelles les modalités de réponse du questionnaire, construites pour coller au langage des personnes enquêtées et à la réalité des pratiques. Pour un commentaire plus abstrait, ces modalités doivent être retraduites, reconstruites pour mesurer la notion qu’elles sont censées indiquer.

Du côté de la variable en ligne, le niveau de diplôme du père approche théoriquement le capital culturel transmis par la famille. Le niveau de diplôme réel importe moins que la division en trois niveaux : faible, moyen, fort. Du côté de la variable en colonne, ce qui est approché est moins évident. Cela mesure le nombre d’amis, que dire d’autre ? Howard S. Becker (2002, p. 202-205) pose ce même problème de la montée en abstraction. La ficelle de Bernie Beck consiste alors à demander aux étudiants de parler de ce qu’ils ont « trouvé, mais sans utiliser aucune des caractéristiques qui identifient le cas réel ». L’intérêt de cette ficelle n’est pas limité aux enquêtes de terrain. Elle peut être très utile pour les problèmes associés aux variables et aux indicateurs : il faut parvenir à énoncer ce qu’est censé indiquer la variable sans utiliser les termes « nombre » et « amis ». Les amis, ce sont des personnes avec qui se développe une relation forte. Selon notre connaissance de textes sociologiques, on peut penser à la notion de « liens forts », développée par Mark Granovetter (2000). On pourrait alors parler de « capital de liens forts », notion qui serait différenciée en quatre niveaux dont les bornes sont fixées à ce qu’ils soient d’égale importance en effectifs (élevé : « 5 amis et plus » ; moyen : « de 3 à 4 amis » ; faible : « de 1 à 2 amis » ; nul : « pas d’ami »). On peut alors reprendre le tableau 1 en changeant les en-têtes de colonne et de ligne pour leur attribuer des intitulés plus théoriques :

Tableau 2  Capital de liens forts selon le capital culturel hérité du père

Capital culturel du père

Capital de liens forts

Nul

Faible

Moyen

Élevé

Total

Faible

15,9

44,5

24,7

14,9

100,0

Moyen

13,2

43,7

29,1

13,9

100,0

Fort

9,4

38,8

26,8

25,0

100,0

Total

12,5

41,7

26,6

19,3

100,0

Source : Enquête Cerlis « Les lycéens et le portable », N = 873.

Le commentaire peut alors s’énoncer de la façon suivante : « Les étudiants qui ont hérité d’un fort capital culturel ont plus tendance que les autres à disposer d’un niveau élevé de capital de liens forts ».

Une autre technique permet de faciliter cette opération d’abstraction : la construction de « variables synthétiques », c’est-à-dire de variables qui rassemblent et résument l’information issue de plusieurs variables (pour une présentation détaillée, voir Martin, 2005, p. 54-62). Ainsi dans l’enquête en question on peut essayer d’avoir une vue synthétique de la quantité de personnes connues à l’école, que ce soient des amis (variable 1), des copains (variable 2), des connaissances (variable 3). Si on découpe chaque variable en trois classes (important, moyen, faible), et qu’à chaque classe, on associe un chiffre qui décrit les différences d’ordre de grandeur entre modalité (important : 3 ; moyen : 2 ; faible : 1), il est possible de calculer pour chaque individu le score global des quantités de personnes connues. L’information synthétique ainsi construite mélange donc des amis, des copains, des connaissances, c’est-à-dire des liens forts, moyens et faibles. Nommer cette nouvelle information, très globale, invite alors à faire un effort d’abstraction. Les termes « ami », « copain » ou « connaissances » sont proscrits (selon la ficelle énoncée plus haut). La notion de « capital social » peut être choisie pour désigner cette information synthétique. Le tableau suivant donne les résultats tirés de l’enquête :

Tableau 3  Capital social selon le capital culturel hérité du père

Capital culturel du père

Niveau de capital social du lycéen

Faible

Moyen

Fort

Total

Faible

44,7

36,6

18,6

100,0

Moyen

38,0

40,0

22,0

100,0

Fort

32,8

38,6

28,6

100,0

Total

38,2

38,1

23,7

100,0

Source : Enquête Cerlis « Les lycéens et le portable », N = 873.

Le tableau invite à nouveau un commentaire abstrait : « Les étudiants qui héritent d’un fort niveau de capital culturel ont plus de chances que les autres d’acquérir un fort capital social. »

Pour rendre une lecture d’un tableau plus théorique, on doit renoncer à voir dans les modalités de réponse, dans les intitulés de colonne, des informations objectives qui servent seulement à décrire le réel. Les modalités, les intitulés de variables font l’objet d’un choix conventionnel. Elles ont vocation à être transformées, traduites en fonction de l’objet sociologique que l’on s’est donné. Trois techniques de construction de variables au moins aident à faire ce travail d’abstraction : le fait de renommer les variables en puisant dans le répertoire conceptuel sociologique, la construction de variables synthétiques, ou encore l’usage d’analyses dites de « classification » produisant des typologies (technique très utilisée aussi en analyse qualitative).

Les analyses qualitatives : la place perturbante
de la personne enquêtée

À la différence du matériau quantitatif où le sociologue dans son analyse comme dans son écriture n’a affaire qu’à des classes d’individus, une des difficultés pour l’analyse et l’écriture à partir d’un matériau qualitatif, vient de la place centrale que prennent les individus : ils sont au cœur du récit dans les entretiens ou les conversations informelles sur un terrain. La tentation est grande de répéter ou de résumer ce qui a été dit et de le mettre à la troisième personne : « Martin a rencontré Marie “lors d’une soirée agitée”. » Le sociologue se met de cette façon presque toujours en situation de paraphrase, en pleine répétition des termes utilisés dans l’entretien sans ajout interprétatif. Certaines descriptions de ce type peuvent certes se substituer à une longue série de citations et l’on peut faire un portrait efficace de la personne et qui résume bien le contexte social dans lequel elle vit. Le commentaire cependant, s’il veut être théorique, doit dépasser cette description. Le sujet des énoncés théoriques ne doit donc pas être un prénom, un pronom, l’enquêté, mais une notion, un concept, sauf lorsque le cadre théorique est explicitement une analyse de cas ou de portrait (Lahire, 2002 ; Singly, 2007). De toutes les façons, à un moment ou à un autre, le problème de l’abstraction théorique se pose.

À la différence des données quantitatives, le sociologue qui travaille sur la base d’entretiens ou d’observation n’a pas forcément de notions théoriques définies avant l’enquête. C’est dans l’enquête qu’il va découvrir les notions centrales pour son analyse, des sociologues ont nommé cette procédure de découverte progressive, la théorie ancrée (Glaser, Strauss, 2010). Mais dans un entretien dans lequel une personne se raconte, où trouve-t-on les notions ? Plusieurs options ici peuvent être identifiées. Les individus peuvent être vus soit comme des représentants de catégories de personnes, soit conçus comme des supports d’actions qui sont alors les véritables sujets de l’énonciation, soit comme des individus uniques mais qui servent à révéler des processus.

Voir dans les individus des « représentants »

Les notions peuvent être un groupe, un collectif dont l’enquêté serait un des représentants. Jean-Michel, 18 ans, déclare fièrement sur un ton de bravade : « Moi j’ai le bac et j’ai jamais lu un seul livre ! ». Un commentaire théorique pourrait être de renvoyer Jean-Michel à son appartenance de classe : jeune homme issu d’un milieu social populaire rural, par éducation hostile ou méfiant à l’égard des « intellectuels », Jean-Michel rejette les livres. Une manière donc de « faire théorique » est de rapporter l’individu au groupe social dont il est issu. Il pourra être soit un représentant de ce groupe, soit un individu en marge de celui-ci. En cela, on retrouve une logique proche de l’analyse quantitative. L’appartenance de classe peut être mobilisée selon les enquêtes tout comme le genre ou les classes d’âge. Les notions théoriques se trouvent donc essentiellement dans les collectifs, les groupes d’appartenances, le contexte social dans lequel est inséré l’enquêté. « Mohand A. est un jeune immigré, âgé de 21 ans, arrivé en France depuis un peu plus d’une année seulement. […] Il appartient à cette génération de jeunes ruraux qui, dans une région de très ancienne et très forte tradition d’émigration […], n’ont d’autre perspective d’avenir et, initialement d’autre ambition, que partir » (Sayad, 1999, p. 43). Ici c’est la catégorie englobante « jeune ruraux d’une région particulière » qui donne sens à l’expérience et à la trajectoire de Mohand. Cette catégorie est le vrai sujet de l’énoncé sociologique. L’individu est alors injecté dans l’analyse à titre d’exemple-type ou parfois de contre-exemple pour illustrer l’énoncé théorique ou le nuancer.

Effacer les individus en se focalisant sur leurs activités
ou leurs représentations

L’analyse sociologique doit porter moins sur les individus en tant que tels que sur leurs pratiques (Becker, 2002). Ainsi le sujet de l’énonciation devient non pas l’individu mais l’activité réalisée. Anne, une jeune femme de 22 ans, étudiante et en couple depuis quelques mois avec Alexis, également étudiant, répond à la question « À tes amis tu leur dis que t’es amoureuse (d’Alexis) ! Mais tu lui as dit à Alexis ? » : « Non, non moi j’ai trop tendance à m’enflammer au début, et donc je tire des conclusions de mes expériences passées, j’essaye de tempérer, je lui ai juste dit que j’étais bien avec lui. Pour moi-même si j’ai envie de lui dire “je t’aime” je m’empêche de lui dire parce que j’ai pas envie de refaire les mêmes erreurs qu’avant, peur de lui faire peur, et puis voilà. Mais c’est vrai qu’avec mes amis je leur dis vraiment ce que je ressens, de toute façon ils me connaissent, ils savent comment je suis » (« Enquête sur l’entrée en couple » menée par Christophe Giraud, Pauline Euloge). Plutôt que de résumer plus ou moins adroitement qu’Anne refuse de confier ses sentiments à Alexis (paraphrase), l’énonciation abstraite pourrait prendre pour sujet le fait de « Ne pas confier ses sentiments à son partenaire ». Ainsi on peut alors avancer que déclarer qu’on est « amoureux » c’est montrer une dépendance durable à l’égard de son partenaire et demander à celui-ci un engagement du même type. C’est « mettre la pression » (demander à choisir, à s’engager, à se décider, à promettre) à son partenaire.

La notion centrale peut être une expression tirée de l’entretien. C’est toujours Anne qui parle : « On est dans le même état d’esprit, on n’a pas envie de se prendre la tête, enfin c’est du sérieux, on y croit, mais on n’a pas envie de s’investir, de tirer des plans sur la comète et voilà, envie de s’amuser, de faire la fête, passer des bons moments ensemble. »

L’intérêt de cet extrait est dans l’affirmation « on n’a pas envie de se prendre la tête » que la suite de l’extrait explicite. Cette expression une fois substantivée, peut devenir le sujet de l’énonciation : « Ne pas se prendre la tête » signifie ne pas projeter la relation dans le futur, ne pas attendre qu’elle soit conforme aux canons de l’amour conjugal. C’est l’envie de « passer de bons moments ensemble », ici et maintenant. Il s’agit d’une première étape de la relation – éventuellement l’unique – qui a pour fonction d’éprouver l’autre, d’essayer l’autre, de voir si ça fonctionne bien et si on peut espérer plus. Cette expression ainsi explicitée, définie, devient alors une « notion » (cf. Strauss, Corbin, 2004).

Énoncer

Les énoncés peuvent expliciter une notion (comme on vient de le voir avec l’expression « ne pas se prendre la tête »). D’autres peuvent mesurer la fréquence relative d’une pratique. Énoncer le caractère général ou exceptionnel d’une pratique, de la présence d’une représentation est chose banale : cela consiste à dire que tel ou tel type d’action, d’expression, se retrouve plus ou moins fréquemment dans le discours des personnes enquêtées. Cependant ce type d’affirmation est assez délicat dans le cadre d’une enquête qualitative dans la mesure où le sociologue ne sait pas dans quelle mesure son corpus est représentatif. Avec un matériau qualitatif, il peut au mieux faire un jugement d’existence : il existe une action, une pratique, une expression qui a telle caractéristique et qui s’oppose à telle autre.

D’autres énoncés peuvent souligner l’existence d’une relation entre deux notions. Reprenons le discours d’Anne. Son cas nous renseigne sur le lien qui existe entre le contrat implicite qui peut exister en début de couple et le type de communication qui existe dans le couple. Ainsi « ne pas se prendre la tête » conduit à « ne pas confier ses sentiments » à son petit ami car cela obligerait à parler du futur de la relation. Les discussions en couple se font alors sur un mode léger, humoristique. Anne disparaît derrière les liaisons que l’on énonce.

Deux types d’écriture qualitative

L’écriture suppose de bien articuler les différents niveaux d’analyse, à mélanger habilement abstraction et matériau empirique. Il existe au moins deux manières d’écrire. La première met au cœur du texte les individus et les cas singuliers. La seconde fait plutôt disparaître les individus réels soit derrière des types reconstruits, soit derrière des données concrètes anonymisées.

Le premier type d’écriture sociologique est emprunté à Jean-Claude Kaufmann, dans le cadre d’une enquête par entretien : « Conserver des manières de faire personnelles […] peut conduire en effet à une individualisation, à ce que chacun s’occupe, à sa façon, de ses propres affaires. Bien qu’il soit peu exigeant dans nombre de domaines, Régis Sourisseau a hérité de son enfance la conviction que les jeans doivent être repassés. Ils effectuent le repassage chacun leur tour, méthode qui pousse à l’élaboration d’une norme commune. Régine refuse cependant cette norme pour les jeans, car elle est prise à contre-pied : imposant des efforts incessants à son partenaire, elle ne peut sans affaiblir sa position demander moins sur ce point précis. Elle préfère donc opter pour la tactique de l’individualisation : “Lui, s’il veut repasser ses jeans, c’est lui qui les repasse”. Régine oublie à ce moment ses tee-shirts que Régis repasse sans rien lui dire… » (2002, p. 103).

La première phrase énonce un lien entre deux notions : « la conservation de manières de faire personnelles » et « l’individualisation des tâches » dans le couple. La suite explique de façon synthétique et stylisée les arrangements d’un des couples enquêtés. Cette présentation se conclut sur la citation, courte, d’un des deux conjoints qui illustre sur un mode personnel la notion d’individualisation des tâches. Trois niveaux distincts apparaissent clairement : l’énoncé théorique qui insiste sur le lien entre deux notions, la citation tirée de l’entretien, et une présentation de niveau intermédiaire centrée sur le cas du couple et qui utilise des notions théoriques qui vont servir pour faire l’énoncé abstrait. L’écriture combine ces trois niveaux d’abstraction, en mettant en avant l’énoncé théorique. Ici le cas particulier du couple sert à montrer qu’il existe dans les couples des velléités de conserver des manières de faire personnelles en matière de ménage, et que cette conservation a des conséquences sur le partage conjugal des tâches (avec des stratégies d’individualisation des tâches). Le cas singulier définit ici la notion (conserver des manières personnelles) et les notions liées.

Le second exemple d’écriture possible, mêlant également niveau abstrait et un niveau concret peu centré sur les individus, est tiré d’Olivier Schwartz dans Le monde privé des ouvriers. Il construit la notion d’« espace de recomposition de soi » à partir des activités de loisirs des hommes ouvriers. L’une d’elle est la pêche : « J’ai posé des dizaines de fois la question : pourquoi la pêche ? La réponse de mes interlocuteurs est toujours la même : “Là t’es tranquille”, “t’es au calme”, “t’es dans la nature”. Quand ils ont à souffrir du bruit, à l’usine, par exemple, ou en HLM, ils évoquent le silence qu’ils trouvent au bord de l’eau, dans l’attente du poisson. D’autres parlent de la liberté, au niveau très élémentaire des mouvements du corps, et du desserrement des contraintes sociales : “T’es libre, tu peux bouger comme tu veux y’a personne pour te contrôler…” La pauvreté un peu stéréotypée des réponses révèle pourtant quelque chose d’important : la pêche, comme toutes les formes de jubilation solitaire, n’est pas une simple activité, c’est plus globalement un lieu, lieu de pouvoir sur les choses et sur soi-même » (2002, p. 327).

L’auteur met à plat les réponses obtenues à une même question. Les personnes interrogées importent peu, leur nom n’est pas évoqué, leur cas particulier semble peu pertinent, ce qui compte c’est la convergence des réponses (on retrouve cette écriture dans son chapitre ici). Olivier Schwartz en tire deux notions : le silence, la tranquillité, analysée comme forme de pouvoir sur les choses, la liberté de mouvement, vue comme une forme de pouvoir sur soi. L’auteur conclut par un énoncé plus théorique sur la pêche (et non sur les pêcheurs ou sur Robert qui pêche tous les dimanches). La notion d’« espace de recomposition de soi » sera alors conçue comme englobant, synthétisant les deux formes de pouvoir.

Ces deux exemples ne présentent pas toute la diversité des formes d’écriture en sociologie. Ils permettent surtout de montrer comment mieux distinguer dans l’écriture ce qui est concret de ce qui est abstrait ou général, montrer comment des énoncés théoriques peuvent être produits à partir d’un matériau empirique donné, comment la singularité d’un cas peut permettre de monter en généralité, ou en abstraction.

Bibliographie

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