5

Transformer une question sociale en question sociologique

Anne Gotman

À quoi sert la sociologie ?

À produire des connaissances tout en respectant un certain nombre de « règles de la méthode ». Mais cette réponse n’est pas suffisante, en effet si bien des sociologues répondent à des appels d’offres, travaillent pour des institutions ou des organismes, interviennent, à partir de leurs travaux, dans l’espace public, c’est parce que la société, tel ou tel groupe social, s’intéresse à cette vision sociologique du social. Le savoir sociologique contribue ainsi à la vie en société (cf. Bernard Lahire (dir.), À quoi sert la sociologie ? 2004, La Découverte). Il fait partie d’un des éléments de ce que le sociologue contemporain anglais, Anthony Giddens, nomme « la réflexivité institutionnalisée » – au même titre que la psychanalyse : en aidant les institutions, les groupes, les individus à mieux connaître soit les inégalités sous toutes ses formes et les mécanismes qui les produisent, soit le cadre de vie sociale à travers l’étude des institutions et des normes, soit à faire prendre conscience de ce qui pousse à agir chacun.

Dans ce chapitre, on appréhende une des dimensions de l’apport sociologique : l’analyse de l’écart entre des normes sociales et les comportements des individus. À partir des seins nus sur la plage (dans Corps de femmes, regards d’hommes, 2010, Pocket), Jean-Claude Kaufmann analyse comment la libération des corps sur la plage se fait sous contraintes normatives, peu conscientes : il y a de bonnes et de mauvaises façons d’être seins nus. Ce chapitre étudie le bronzage, cas différent car les normes sont plus explicites, venant du corps médical et diffusées par les médias. La demande faite au sociologue peut être d’améliorer la communication : si le savoir ne passe pas puisque les femmes et les hommes, les jeunes ou les moins jeunes, n’obéissent pas aux recommandations c’est le signe qu’il n’est pas bien compris. On voudrait que le sociologue soit un interprète afin d’améliorer la réception. Pourquoi pas ? Mais il agit surtout dans l’autre sens : en retraduisant le langage des publics visés, leur culture, leur mode de vie en direction des « autorités ». En effet les individus résistent non parce qu’ils sont ignorants, mais parce qu’ils ont de bonnes raisons d’agir autrement.

La sociologie a alors une double fonction :

– premièrement, de comprendre comment les normes se constituent (on perçoit ainsi, avec Jean-Pierre Poulain (Sociologie de l’obésité, PUF, 2009), comment la définition même de l’obésité a été l’objet de luttes entre plusieurs groupes d’experts et a entraîné des controverses scientifiques) ;

– et deuxièmement, d’analyser pourquoi leurs applications posent problème, ce qui est considéré comme résistances au moins par ceux qui ont édicté ces règles.

Pour y parvenir, le sociologue est conduit à retracer la généalogie des normes, à prendre un recul historique. Par exemple les discours contre les méfaits du bronzage, même strictement médicaux, dérivent, sans doute, de la méfiance de certains groupes sociaux contre la plage, contre ceux et celles qui « bronzent idiots », les conseils de se couvrir pour ne pas se brûler ne reprennent-ils pas la dénonciation de la promiscuité des corps nus, la menace morale des portes de l’enfer, ouvertes l’été ? (cf. Christophe Granger, Les corps d’été, xxe siècle, Autrement, 2009). Les normes savantes (énoncées au nom de tel ou tel savoir) ne sont pas si indépendantes de visions morales ou éthiques ; elles peuvent même servir de justifications à ces dernières.

Avec ce chapitre, on comprend aussi que la sociologie ne se limite pas à la description objective d’une pratique (par exemple ici, avec le nombre d’heures d’exposition au soleil croisé par des variables comme le sexe, le milieu social, l’âge), qu’elle doit inclure l’analyse des représentations, des croyances, des normes des acteurs eux-mêmes. En les rendant explicites, elle peut modifier la vision du monde des experts, et changer un peu les termes du débat social.

FdS, CG, OM

Comment une question sociale, un enjeu de société, peuvent-ils devenir des objets pour la recherche sociologique ? Un débat de société se traduit-il immédiatement en interrogation sociologique ? La réponse à cette dernière question est négative. Pour appréhender ce travail de transformation, pour examiner comment une question sociale peut devenir un questionnement pour le sociologue, considérons un exemple, celui du bronzage.

Le bronzage est une réalité sociale aux multiples facettes. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les médias, la presse ou les pages web. On y trouve une multitude de références à des publicités pour des plages ensoleillées équipées de transats accueillants, au Syndicat National des Professionnels du Bronzage en Cabine, à des recommandations faites par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes aux clients des instituts de bronzage, à des stations balnéaires offrant des conditions idéales pour prendre des bains de soleil, à des conseils médicaux sur les pratiques d’exposition au soleil, à des articles scientifiques sur les effets des rayons solaires sur la pigmentation et le développement de cancers cutanés, à des commentaires sur le teint de peau de telle ou telle star, à des textes réglementaires sur la fabrication des produits autobronzants, ou encore à des conseils de magazines féminins comme masculins pour préparer sa peau au bronzage à l’approche de l’été…

L’exposition volontaire aux rayons solaires à fin de coloration de la peau – c’est ainsi que l’on peut définir le bronzage – émerge dans les années 1920 et se popularise dans les années 1950 et plus encore 1960. « Être bronzé, c’est plus joli » : cette vérité sonne comme une évidence à laquelle nous adhérons sans que nous ayons conscience de nous y soumettre. Et si l’année durant, le sud attire les gens du nord et couvre les plages tropicales de corps dénudés, c’est que le soleil est devenu à lui seul une destination touristique. L’industrie des cosmétiques et la mode y pourvoient elles aussi en invitant les individus, dès le printemps, à préparer leurs corps à des bains de beauté, et dès la fin de l’été, à en prolonger les bienfaits au-delà.

Le caractère collectif et contraignant de ce rapport intime du corps au soleil que représente le bronzage apparaît également lorsque les pouvoirs publics, auto-promus responsables de la « sécurité solaire », soumettent le corps social au contrôle de pratiques pathogènes qu’ils ont pour mission de réduire et de rééduquer. Comme le souligne le corps médical (dermatologues, spécialistes de santé publique), l’exposition au soleil présente des dangers. C’est à l’instigation des autorités sanitaires et des experts médicaux que, dans les pays où l’exposition au soleil est apparue la plus dévastatrice (Australie, États-Unis), ont débuté, dans les années 1980, les premières campagnes d’information sur les risques de cancers cutanés qui lui sont liés. Elles se sont diffusées ensuite en France où, depuis deux décennies environ, les pouvoirs publics mettent en place des politiques publiques de prévention sanitaire et d’éducation destinées à contrecarrer l’augmentation des cancers cutanés.

Développement des industries pharmaceutiques, cosmétiques et touristiques d’une part, coûts sanitaires des cancers cutanés d’autre part, ces enjeux économiques et sociaux constituent les faits liés au bronzage en questions sociales. À propos des enjeux sanitaires par exemple, on pourra se demander : comment diminuer la prévalence (fréquence) des cancers cutanés ? Comment parvenir à diminuer le coût humain et économique des conséquences de ces cancers (coût des traitements, des hospitalisations, des décès) ? Quelles campagnes d’information conduire pour faire comprendre aux citoyens les dangers des expositions au soleil ? Peut-on anticiper les conséquences économiques et sanitaires du vieillissement d’une population qui a pris l’habitude de prendre des bains de soleil et d’avoir une peau bronzée grâce au développement des pratiques sportives extérieures, du marché des vacances au soleil (club-hôtel de bord de mer, charter vers les destinations ensoleillées) ainsi que des centres de bronzage à UV ? Et surtout pourquoi les individus, même prévenus, continuent-ils à rechercher le soleil ?

1. Le travail du sociologue face à une question sociale

Toutes ces questions constituent des questions que la société, c’est-à-dire les responsables politiques, les autorités sanitaires, les experts, les législateurs ou encore les associations d’usagers, se pose. Elles ne constituent pas pour autant des questionnements pour le sociologue : ce dernier doit définir une problématique précise en isolant un objet : s’intéresse-t-il aux conséquences individuelles et familiales de la survenue d’un cancer, aux rapports que les uns et les autres entretiennent avec le soleil, aux variations dans les habitudes vestimentaires, à l’évolution des destinations et des types de vacances, aux transformations des représentations du soleil et de ses effets, aux variations individuelles (selon le sexe, la génération, la catégorie sociale) des pratiques de bronzage, aux modalités d’acceptation ou au contraire de rejet des campagnes de sensibilisation aux dangers du soleil ?

Selon les circonstances, le sociologue peut choisir lui-même l’objet de ses investigations ou être incité à répondre à des sollicitations de la part d’institutions ou d’organismes. Dans ce cas précis du bronzage, les pouvoirs publics se sont effectivement adressés à la sociologie pour définir leurs stratégies de prévention (Gotman, 2002 ; Assier-Andrieu et Gotman, 2006). Ce que, pour le bronzage, les pouvoirs publics demandent au sociologue, c’est de les aider à traduire des connaissances techniques (ici médicales) dans un langage recevable par tous, et d’identifier les canaux par lesquels le savoir scientifique doit passer pour s’intégrer au savoir profane. Les risques ayant été identifiés et mesurés en termes épidémiologiques, il importe en effet non seulement de faire passer ce savoir auprès du public, mais de faire en sorte qu’il puisse s’intégrer à l’ensemble des représentations dominantes qu’il s’agit de combattre. À défaut d’une telle démarche, la diffusion d’une simple information, aussi inquiétante soit-elle, voire en raison même de son caractère inquiétant, échouera à transformer des représentations enracinées, on l’a dit, dans une culture et un habitus qui, s’agissant du soleil, sont le fruit de sédimentations dont les unes sont millénaires, les autres séculaires, et d’autres plus récentes.

Informations et représentations n’ont pas le même statut, elles font l’objet de modes d’appropriation et d’inculcation différenciés, les premières sont explicitement et ponctuellement acquises, les secondes sont transmises par différents canaux et sur un temps long. Pour cette raison, elles ne peuvent pas faire simplement l’objet d’une réfutation, mais se transforment par déplacements. Ce que les pouvoirs publics désireux de lancer des campagnes d’information et de prévention dans des domaines comportementaux demandent donc au sociologue est de déterminer en quoi les comportements qu’il s’agit d’encadrer sont socialement caractérisés et à quelles représentations ils répondent. C’est alors sur la base de cette connaissance que pourront être formulés des messages signifiants, susceptibles de s’adresser directement aux pratiques et aux représentations qu’il s’agit de modifier. L’enquête sociologique en charge de les identifier constituera ainsi un préalable au travail « publicitaire » proprement dit, à qui il revient de formuler en termes « parlant » des prescriptions acceptables et audibles pour le public que l’on veut sensibiliser.

Le sociologue peut choisir de répondre à la sollicitation publique. Répondre à une telle demande ne signifie pas que le sociologue soit amené à perdre sa capacité à construire l’objet de sa recherche de manière autonome (c’est-à-dire selon ses exigences propres et les normes de scientificité de sa discipline) ou qu’il se transforme en une agence de conseil de communication publique. Si les pouvoirs publics le sollicitent, c’est justement en raison de sa capacité à problématiser de manière originale, à objectiver les comportements réels des individus (et non leurs comportements supposés), et à ne pas réduire l’enjeu à des questions techniques (quelle couleur, quelle illustration, quel message imprimer sur les campagnes d’affichages pour la prévention des risques d’exposition au soleil ?).

2. Faire la sociologie du rapport des individus
au bronzage

Pour appréhender les conditions de réception des messages d’information sur l’exposition au soleil, les éventuelles inflexions nécessaires pour faire comprendre la politique de santé publique sur les méfaits du bronzage, le sociologue estimera nécessaire de saisir les rapports des individus au bronzage et au soleil, leurs attitudes et comportements réels, les raisons ou justifications qu’ils en donnent. Une meilleure connaissance des attitudes vis-à-vis du bronzage doit permettre de repenser les messages de prévention.

L’identification des représentations associées au bronzage

Le sociologue peut revenir à l’évidence de l’énoncé « Bronzer c’est plus joli, c’est plus beau ». C’est en effet ce que recueillera très vite et de pratiquement tous les interlocuteurs une enquête par entretien sur le bronzage. À partir de ce constat, deux directions s’offrent à l’enquêteur : faire une investigation sur les qualités esthétiques du bronzage en interrogeant sur les opérateurs de la beauté (« en quoi est-ce plus joli ? »). À quoi il sera répondu par exemple qu’un corps bronzé est « plus seyant », « plus sympathique », « plus riche » ; ou bien encore qu’un corps bronzé est « plus sculpté », que la peau en est plus « satinée », etc.

L’enquêteur pourra aussi explorer la dimension sociale d’une esthétique qui contient d’ailleurs déjà une qualification des personnes – « plus sympathique », « plus riche » –, auquel cas on pourra demander par exemple « en quoi est-ce plus sympathique ? » ou « en quoi est-ce plus riche ? ». Dans un cas on traitera du bronzage comme qualité corporelle, dans l’autre de la qualité des personnes bronzées. Toutefois, on l’a vu, la césure entre les dimensions esthétique et sociale n’est pas absolue dans la mesure où les rapports sociaux sont eux-mêmes l’objet d’une esthétisation et où la beauté est elle-même une qualité sociale. Pour résoudre cette difficulté, on peut adopter un angle de vue intermédiaire comme celui de la « présentation de soi » qui autorise la circulation entre ces deux dimensions.

Le bronzage comme élément de distinction sociale

Le bronzage est-il un instrument de présentation de soi qui confère une qualité physique avantageuse et une bonne image ? On le considérera comme un marqueur social dont on pourra étudier l’émergence dans les années 1920 où il était l’apanage du luxe et des croisières en paquebot, mais aussi contemporain d’une étape de la libération de la femme concrétisée par le tailleur Chanel conçu pour une femme active ainsi que de l’engouement des milieux artistes pour l’art nègre ; puis l’accès dans les années 1950 à une bourgeoisie sportive éprise de vitesse qui, avec le cinéaste Roger Vadim, dénude la femme, et qui dans les années 1960 adopte une attitude décontractée dont Les Bronzés de Claire Brétécher enfoncés dans des canapés mous et étalés dans des chaises longues signent l’avènement. Aspiration aujourd’hui des classes moyennes et populaires grâce à la démocratisation des loisirs, le bronzage adopte le langage du cocooning et du bien-être dont participe la recherche de « nature ». On pourra, parallèlement distinguer les pratiques du bronzage des urbains et des ruraux, ces derniers exposés au soleil en raison de leur labeur qui en ignorent délibérément l’usage et multiplient au contraire les protections contre sa dureté.

Il est également possible d’appréhender les canons de la « bonne couleur », initialement la plus foncée possible, aujourd’hui plus désirable quand elle est « naturelle », et dans le nuancier de laquelle se jouent encore d’autres distinctions sociales. On y décèlera une opposition entre la couleur plus foncée d’un bronzage « actif » résultant d’une passivité calculée pour recueillir au maximum les bienfaits colorants du soleil, et une teinte plus naturelle résultant d’un « bronzage passif » obtenu en faisant « autre chose » (sport, visites) sans qu’il constitue un but en soi. Entre « se faire bronzer » et « bronzer » apparaît alors une hiérarchie entre un comportement qualifié de « passif » et un comportement dit « actif » dont le résultat sommital est le « teint hâlé » (Gotman, 2002). Or, de cette disqualification sociale du bronzage laborieux résulte que les personnes enquêtées tendent à sous-estimer leurs pratiques d’exposition, un biais encore renforcé par les campagnes d’information sur les effets pathogènes de l’exposition au soleil qui conduisent les personnes enquêtées à minimiser leurs pratiques de consommation et à surévaluer leurs pratiques de protection. Ainsi, une enquête réalisée en 2006 par La Sécurité Solaire sur dix plages landaises par prises de vue, observations et questionnaires révèle un décalage significatif entre les pratiques effectives et les pratiques déclarées : alors que 24 % des sondés affirment porter un vêtement quand ils sont exposés au soleil, ils sont seulement 15 % à le faire ; contre 30 % qui déclarent porter un chapeau, seuls 5 % en portent effectivement ; et contre un tiers qui affirme rester à l’ombre, seuls 8 % y demeurent réellement (Doré, Bocéno, Cesarini, 2006).

Cette opposition entre l’activité et la passivité se double d’une deuxième opposition entre l’« artificiel » et le « libre ». Entrent aussi en ligne de compte les effets associés à l’atout social de la bonne couleur dans la vie active et dans la compétition sociale qui requiert de ses agents performance et santé, toutes exigences réclamant une « bonne mine » par rapport à laquelle le « blanc » peut constituer un handicap, une marque dévalorisante, notamment dans les emplois au contact du public. Enfin la couleur est un marquage racial qui se différencie là encore entre les couleurs socialement valorisées et celles qui le sont moins, c’est ainsi que pour les pays occidentaux, existent des correspondances entre nuances et qualités sociales :

Représentations des nuances du bronzage (Gotman, 2002)

« Noir », genre hawaïen, gitan

« tiers-monde », pauvreté, saleté

moins attractif

Trop foncé

artificiel, tape-à-l’œil

pas beau, vulgaire

Rouge

Marathon

Touriste

Teint hâlé, métissé, juste moyenne

discret, gai, optimiste

Idéal

Blanc

l’air crevé

moins combatif

Les variations sociales des significations du bronzage

Une fois identifiés les significations du bronzage, leur diversité et leur usage social, le sociologue peut s’intéresser aux principes de variations de ces significations : toutes les catégories sociales accordent-elles la même signification à ce marqueur ? Comment les significations varient-elles en fonction des caractéristiques sociales, par exemple la position sociale ou encore l’âge/génération ?

Le bronzage implique un rapport au corps, à la nature et désormais au « capital santé », sans doute est-ce pour cela que les classes d’âge n’ont pas envers le bronzage la même attitude (Gotman, 2002). Pour autant, à l’intérieur d’une même classe d’âge, les attitudes ne sont pas non plus homogènes. Ainsi les jeunes (adolescents et jeunes adultes), qui sont les plus enclins à adopter des attitudes extrêmes et transgressives, peuvent également s’avérer les plus réceptifs aux potentialités singulièrement toxiques de l’environnement consumériste. Symétriquement, les personnes ayant atteint la cinquantaine se montrent à la fois moins dociles aux renversements normatifs remettant en cause d’anciennes habitudes et plus précautionneuses vis-à-vis d’un capital santé dont elles deviennent de plus en plus conscientes de la précarité.

De fait, c’est une combinaison de l’âge et de l’entrée dans la parentalité qui, en matière d’exposition au soleil, opère les différenciations les plus significatives. Les éléments déterminants des attitudes des différentes classes d’âge envers le bronzage sont résumés dans le tableau suivant :

Jeunes

Bronzage extrême

Degré élevé d’information et de protection

Anticonformisme

Parents de jeunes enfants

Précaution pour soi et pour les enfants

Absence de précaution pour soi et précaution pour les enfants

Plus âgés (cinquantaine)

Bronzage extrême

Bronzage anti-vieillesse

Fatigue du bronzage

Précaution contre le vieillissement

Les jeunes peuvent avoir une pratique assidue du bronzage liée à la prise d’indépendance. S’exposer au soleil est l’occasion de s’isoler en groupe hors de la vue des adultes tout en pouvant se dénuder sur les pelouses de la ville et sur les plages, en réunions mixtes propices au dévoilement des stratégies de séduction. C’est aussi le prétexte entre filles pour préparer leur corps aux rencontres masculines en pratiquant un bronzage plus intime en terrasse ou au jardin. Plus aventureuse, la jeunesse pratique aussi un bronzage qui cherche la limite, voire au-delà, une pratique de défonce. Le bronzage devient alors le support d’une expérience extrême permettant d’atteindre des sensations « fabuleuses », « apocalyptiques » et de s’administrer un « chaos » (Gotman, 2002). La « folie du bronzage » peut aussi se pratiquer à des âges plus élevés, moins comme « toxique » que comme moyen d’éliminer les toxines. La transpiration, supposée agir comme une purge, participe alors de l’effet recherché et l’épuisement fait partie du jeu.

À l’opposé de ce rapport au bronzage, les plus jeunes ont une attitude informée qui trouve dans la protection contre la nuisance environnementale au sens large - tabac, alcool, pollution – un écho éventuellement favorable, même si certains estiment qu’il sera toujours temps plus tard de prendre des précautions. Acquis aux appels de l’anticonsumérisme, d’autres jeunes adoptent une posture volontaire anti-bronzage et chérissent une blancheur affectée - le teint « décavé » de la culture underground. Ce principe de précaution est aussi le fait de parents de jeunes enfants qui, ayant intégré dans le tableau des risques dont ceux-ci doivent être protégés les dangers de l’exposition au soleil, s’appliquent le même régime : stations à l’ombre, chapeaux, vêtements, écrans solaires pour tous. Toutefois, l’effet de génération peut aussi venir se combiner à l’âge pour dispenser les parents de jeunes enfants d’adopter pour eux-mêmes des mesures de protection alors exclusivement réservées à leurs jeunes pousses. Dissociant leur « temps » de celui de leur progéniture, ils conçoivent l’avenir de cette dernière comme étant à préserver, alors que le leur appartient au passé. Quoiqu’avertis des risques liés au bronzage, ils pratiquent donc pour eux-mêmes un bronzage continué qui leur conserve leur jeunesse – le bronzage accroît le vieillissement de la peau mais en masque les rides et les imperfections. Ils le font, pensant que leur âge auquel sont prêtées des propriétés immunisantes les protège des risques encourus par les plus petits. Ils peuvent cesser de capitaliser la santé pour profiter du temps qui reste.

Convaincues des effets accélérateurs du vieillissement cutané entraînés par le bronzage, les personnes plus âgées peuvent cependant puiser dans le souci esthétique la raison de ne plus s’infliger la fatigue des expositions prolongées au soleil pratiquées autrefois sous la pression d’une mode encore ignorante des effets cancérigènes du soleil sur la peau. La raison esthétique vient ici soutenir la conscience d’effets délétères auquel l’âge peut rendre à la fois plus insensible au prétexte que « le mal est fait » ou que « l’on ne veut plus s’embêter avec tout ça », mais aussi plus sensibles au vu d’une vulnérabilité générale accrue dont plus que jamais il faut prendre soin (Gotman, 2002).

3. Des pratiques telles qu’elles sont aux pratiques telles qu’elles devraient être : du sociologique
au politique

Face au problème qui lui est posé – mieux connaître les rapports des individus au bronzage, et définir les conditions de recevabilité d’un message préventif – le sociologue pourrait chercher à inverser le message en transformant la représentation dominante perçue de manière positive (« bronzer fait du bien ») en représentation négative d’un comportement abusif et dommageable pour l’individu comme pour la société (« le bronzage est mauvais » pour vous et coûteux pour le système de santé). En s’appuyant par exemple sur la « crise écologique » (Andrieu, 2008), le sociologue court cependant le risque de proposer une représentation catastrophiste plus rebutante qu’attrayante. Surtout, s’il faisait l’impasse sur l’aspect majeur du rapport symbolique au soleil (et non plus seulement au bronzage) comme astre bienfaiteur, le message négatif sur les méfaits du soleil sur la peau serait de peu de poids par rapport à la puissance de son rayonnement cosmogonique.

Si le bronzage est un atout social, désiré et valorisé comme tel en milieu urbain, il n’est pas que cela. Si sa finalité première est d’obtenir une couleur et une texture de peau particulières, celle-ci ne l’épuise pas car, comme le montre l’enquête sociologique, elle implique un rapport au soleil, astre cardinal, auquel les humains, depuis leur apparition sur terre, vouent un culte universel et qu’ils vénèrent de mille façons en tant que symbole de lumière, d’espoir et de salut, par opposition au royaume de l’ombre, des peurs et du désespoir. Ainsi, l’exposition du corps au soleil, pour récente qu’elle soit, se situe dans le prolongement de ce rapport ancestral à l’astre solaire jusques et y compris dans l’intimité du contact de sa chaleur et de son rayonnement. Si nous ne concevons pas une adoration religieuse pour le soleil, la montée en puissance du référent médical qui s’est dessiné dans les pays occidentaux depuis les xviiie et xixe siècles a en effet porté le soleil au sommet des valeurs modernes. Outre l’héliothérapie indiquée pour certaines maladies, le mouvement hygiéniste préconisait l’aération et le soleil pour le logement des classes populaires que l’on voulait sortir de leur condition insalubre et misérable. « Le soleil est bon » : cette affirmation fait partie d’un arsenal de dispositifs médicaux, urbanistiques et culturels de santé physique et mentale collective dont nous sommes les héritiers directs, et dont le nouveau savoir médical nous commande désormais d’inverser les canons, alors que le soin et la maîtrise de soi constituent la marque de la culture de l’individu et l’expression de sa liberté (Assier-Andrieu et Gotman, 2006).

Dans ces conditions, il s’avérera plus judicieux d’intégrer la négativité du cancer à la positivité du soleil en désolidarisant ces deux blocs de représentations, solution qui a l’avantage d’épargner la stigmatisation des comportements individuels et collectifs que l’on veut écarter, et donc de ménager l’image de soi qui est au cœur même des pratiques que l’on veut faire reculer. Pour ce faire, le sociologue pourra s’appuyer sur un élément non moins constant du rapport de l’humain au soleil, l’ambivalence, qui veut que si l’on vénère cette source de vie, simultanément on cherche à se protéger de sa puissance. Partout l’activité humaine a ménagé, pour se déployer, des filtres de toute nature, des calendriers à l’instauration de cycles et de rythmes sociaux, de l’organisation des travaux agricoles à la conception de l’habitat, aux médecines et aux tenues vestimentaires dont les plus directement observables prennent place dans les lieux les plus ensoleillés (déserts) et dans les situations les plus exposées (travail au soleil). De la variété de ces filtres et protections, il pourra retenir une logique argumentative et proposer un raisonnement qui peut se résumer à la formule : vivre avec le soleil mais non pas au soleil.

Quelle que soit l’hypothèse retenue, le sociologue se demandera alors si la réceptivité à la stratégie discursive retenue est également distribuée parmi l’ensemble des membres de la société, ou bien si certaines classes, certains groupes ou sous-groupes sont susceptibles de l’être plus que d’autres. Là encore, il dispose de plusieurs possibilités. Il peut énoncer l’hypothèse que les milieux sociaux les plus favorisés sont à la fois les plus partantes pour des vacances au soleil hors saison et les mieux informées, les plus réceptives, constituant donc des vecteurs privilégiés de propagation des messages sanitaires que l’on cherche à délivrer. Et chercher auprès d’eux les ressorts discursifs les plus appropriés sur lesquels étayer les messages de protection : écologie, santé, par exemple.

Le sociologue peut aussi émettre que, s’agissant de pratiques relevant du rapport au corps, l’âge intervient dans le degré de réceptivité des acteurs, et peut servir à définir des cibles privilégiées pour les actions d’information et de prévention sur les cancers cutanés. De la ventilation par groupes d’âge des attitudes liées à l’exposition volontaire au soleil, il détectera alors les groupes potentiellement les plus réceptifs aux messages. Parce qu’ils sont à la fois les plus exposés aux risques de cancer cutané et ceux dont le capital soleil peut être préservé ; parce qu’ils sont également les plus réceptifs aux campagnes de sensibilisation et susceptibles d’éduquer leurs aînés, il pourra déduire que les jeunes et les parents de jeunes enfants seront au centre des actions publiques concernées.

Bibliographie

Andrieu Bernard, 2008, Le bronzage. Petite histoire du soleil et de la peau, Paris, CNRS Éditions.

Assier-Andrieu Louis, Gotman Anne, 2006, Informer pour agir. Mémorandum préliminaire de planification stratégique de lutte contre les cancers cutanés : éléments d’analyse socio-institutionnelle des risques liés à l’exposition au soleil, Paris, Rapport pour l’Institut National du Cancer.

Castel Robert, 2002, « La sociologie et la réponse à la demande sociale » in Lahire Bernard, À quoi sert la sociologie ?, Paris, La découverte, p. 67-77.

Doré Jean-François, Bocéno Laurent, Cesarini Pierre, 2008, Le comportement des Français au soleil, La Sécurité Solaire, www.soleil.info.

Gotman Anne, 2002, « Pratiques du bronzage et jeux identitaires » in Avril Marie-Françoise et al., Soleil et peaux. Bénéfices, risques et prévention, Paris, Masson, p. 57-128.

Mauss Marcel, 1936, « Les techniques du corps » in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF.