chapitre 5

incompossibilité, individualité, liberté

Adam a péché, mais son contraire, Adam non pécheur, n’est pas impossible ou contradictoire en soi (comme le serait « 2 et 2 ne sont pas 4 »). Tel est le propre des propositions d’existence. Mais il faut comprendre où est le problème : entre les deux contraires, Adam pécheur et Adam non pécheur, il y a bien un rapport de contradiction. En revanche, il faut que s’y joigne un tout autre type de relation pour expliquer qu’Adam non pécheur n’est pas contradictoire en soi. Cette autre relation n’est pas entre les deux Adam, mais entre Adam non pécheur et le monde où Adam a péché. Bien sûr, dans la mesure où le monde où Adam a péché est inclus dans Adam, on retomberait dans une contradiction. Mais il est inclus aussi dans une infinité d’autres monades. C’est en ce sens qu’il doit y avoir un rapport d’exclusion original entre Adam non pécheur et le monde où Adam a péché. Adam non pécheur inclurait un autre monde. Entre les deux mondes, il y a un autre rapport que de contradiction (bien qu’il y ait contradiction locale entre les sujets qui les composent, pris deux à deux). C’est une vice-diction, non pas une contradiction. Que Dieu choisisse entre une infinité de mondes possibles, est une idée assez courante, on la trouve notamment chez Malebranche ; mais le propre de Leibniz, c’est d’invoquer un rapport profondément original entre les mondes possibles. Ce nouveau rapport, Leibniz le nomme incompossibilité, en disant que c’est un grand mystère enfoui dans l’entendement de Dieu1. Nous nous retrouvons dans la situation de chercher la solution d’un problème leibnizien, sous les conditions fixées par Leibniz : on ne peut pas savoir quelles sont les raisons de Dieu, ni comment il les applique dans chaque cas, mais on peut montrer qu’il en a, et quel en est le principe.

Nous avons vu que le monde était une infinité de séries convergentes, prolongeables les unes dans les autres, autour de points singuliers. Aussi chaque individu, chaque monade individuelle exprime-t-elle le même monde dans son ensemble, bien qu’elle n’exprime clairement qu’une partie de ce monde, une série ou même une séquence finie. Il en résulte qu’un autre monde apparaît quand les séries obtenues divergent au voisinage de singularités. On appellera compossibles 1) l’ensemble des séries convergentes et prolongeables qui constituent un monde, 2) l’ensemble des monades qui expriment le même monde (Adam pécheur, César empereur, Christ sauveur...). On appellera incompossibles 1) les séries qui divergent, et dès lors appartiennent à deux mondes possibles, 2) les monades dont chacune exprime un monde différent de l’autre (César empereur et Adam non pécheur). C’est la divergence éventuelle des séries qui permet de définir l’incompossibilité ou le rapport de vice-diction. En posant ainsi une infinité de mondes possibles, Leibniz ne réintroduit nullement une dualité qui ferait de notre monde relatif le reflet d’un monde absolu plus profond : au contraire, il fait de notre monde relatif le seul monde existant, qui repousse les autres mondes possibles, parce qu’il est relativement « le meilleur ». Dieu choisit entre une infinité de mondes possibles, incompossibles les uns avec les autres, et choisit le meilleur, ou celui qui a le plus de réalité possible. Tandis que le Bien était le critère de deux mondes, le Meilleur est le critère du monde unique et relatif. Le principe du meilleur relance la question des principes, parce qu’il est la première application de la raison suffisante au monde.

Il y a antécédence sur les monades, bien qu’un monde n’existe pas hors des monades qui l’expriment. Mais Dieu ne crée pas d’abord Adam, quitte à le faire pécher, ou à s’apercevoir qu’il pèche : Il crée le monde où Adam pèche, et l’inclut aussi dans tous les individus qui l’expriment (Sextus violant Lucrèce, César franchissant le Rubicon...). On part du monde comme d’une série d’inflexions ou d’événements : c’est une pure émission de singularités. Voici par exemple trois singularités : être le premier homme, vivre dans un jardin de plaisir, avoir une femme sortie de sa propre côte. Et puis une quatrième : pécher. De telles singularités-événements sont en rapport avec des « ordinaires » ou des « réguliers » (peu importe ici la différence). Une singularité est entourée d’une nuée d’ordinaires ou de réguliers. Et l’on peut dire que tout est remarquable ou singulier dans la mesure où l’on peut faire passer partout une inflexion qui érige un point singulier. Mais l’on peut dire aussi que tout est ordinaire, parce qu’un point singulier n’est que la coïncidence de deux points ordinaires sous des vecteurs différents (le point B d’un carré est la coïncidence de a, le dernier point de la ligne AB, et de c, le premier de la ligne BC)2. Suivant les deux pôles de la philosophie de Leibniz, Tout est régulier ! et Tout est singulier ! Reste que, à une échelle donnée, nous distinguons des singuliers et des ordinaires ou réguliers, en rapport les uns avec les autres.

Revenons à nos quatre singularités. Nous supposons qu’on peut chaque fois prolonger l’une au voisinage des autres, sur des lignes régulières qui ont des valeurs communes dans les deux sens. Mais voilà une cinquième singularité : résister à la tentation. Ce n’est pas simplement qu’elle contredise la quatrième, « pécher », si bien qu’il faut choisir entre les deux. C’est que les lignes de prolongement qui vont de cette cinquième aux trois autres ne sont pas convergentes, c’est-à-dire ne passent pas par des valeurs communes : ce n’est pas le même jardin, ni la même priméité, ni la même gynégenèse. Il y a bifurcation. Du moins nous le supposons, puisque la raison nous en échappe. Nous nous contentons de savoir qu’il y en a une. C’est toujours suffisant pour pouvoir dire : voilà en quoi Adam non pécheur est supposé incompossible avec ce monde-ci, puisqu’il implique une singularité qui diverge avec celles de ce monde.

Qu’il y ait un calcul et même un jeu divin à l’origine du monde, beaucoup l’ont pensé parmi les plus grands penseurs. Mais tout dépend de la nature du jeu, de ses règles éventuelles et du modèle trop humain que nous pouvons en reconstituer. Chez Leibniz, il nous semble en premier lieu que c’est un calcul des séries infinies, réglées par les convergences et divergences. Leibniz en donne la grande représentation baroque à la fin de la Théodicée. C’est un texte qui répond par excellence aux critères généraux du récit baroque : l’emboîtement des narrations les unes dans les autres, et la variation du rapport narrateur-narration3. C’est en effet un dialogue philosophique, dans lequel s’insère une consultation divinatoire d’Apollon par Sextus Tarquin, à laquelle succède une rencontre directe de Sextus et de Jupiter en présence de Théodore, mais qui fait place à un entretien de Théodore avec Jupiter qui le renvoie à Pallas, jusqu’à ce qu’un rêve sublime de Théodore devance cette nouvelle rencontre. C’est un rêve d’architecture : une immense pyramide qui a un sommet, mais pas de base, et constituée d’une infinité d’appartements dont chacun est un monde. Il y a un sommet parce qu’il y a un monde qui est le meilleur de tous, et il n’y a pas de base, parce qu’ils se perdent dans le brouillard, et qu’il n’y en a pas de dernier qu’on puisse dire le pire. Dans chaque appartement il y a un Sextus qui porte un chiffre sur le front, qui mime une séquence de sa vie ou même toute sa vie « comme dans une représentation de théâtre », tout près d’un gros livre. Le chiffre semble renvoyer à la page qui raconte la vie de ce Sextus avec plus de détails, à plus petite échelle, tandis que les autres pages racontent sans doute les autres événements du monde auquel il appartient. C’est la combinaison baroque de ce qu’on lit et ce qu’on voit. Et, dans les autres appartements, d’autres Sextus et d’autres livres. Sortant de chez Jupiter, tantôt un Sextus va à Corinthe et y devient un notable, tantôt un autre Sextus va en Thrace et devient roi, au lieu de retourner à Rome et de violer Lucrèce comme dans le premier appartement. Toutes ces singularités divergent entre elles, et chacune ne converge avec la première (la sortie du temple) que sous des valeurs différentes des autres. Tous ces Sextus sont possibles, mais ils font partie de mondes incompossibles.

On appelle bifurcation un point comme la sortie du temple, au voisinage duquel les séries divergent. Un disciple de Leibniz, Borges, invoquait un philosophe-architecte chinois, Ts’ui Pên, inventeur du « jardin aux sentiers qui bifurquent » : labyrinthe baroque dont les séries infinies convergent ou divergent, et qui forme une trame de temps embrassant toutes les possibilités. « Fang par exemple détient un secret ; un inconnu frappe à sa porte ; Fang décide de le tuer. Naturellement il y a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l’intrus, l’intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent réchapper, tous deux peuvent mourir, et cætera. Dans l’ouvrage de Ts’ui Pên, tous les dénouements se produisent, chacun est le point de départ d’autres bifurcations »4. Un autre disciple de Leibniz, le grand romancier populaire Maurice Leblanc, racontait la vie de Balthazar, « professeur de philosophie quotidienne » pour qui tout était ordinaire, tout était toujours régulier... Mais, orphelin, il se lançait à la recherche de son père, avec trois singularités : ses propres empreintes digitales, les lettres MTP tatouées sur sa poitrine, et la révélation d’une voyante qui lui avait dit que son père était sans tête. Or le comte de Coucy-Vendôme, mort égorgé, a fait de Balthazar son héritier dans un document qui porte les empreintes et décrit le tatouage. Mais Balthazar est intercepté par la bande des Mastropieds (MTP), dont l’ancien chef, guillotiné, le réclamait pour fils. Il est enlevé par un Anglais qui le livre à un pacha, bientôt décapité, dont le fils disparu, Mustapha (MTP), avait les mêmes empreintes. Il est sauvé par un poète dont la devise est Mane Thecel Phares, qui le revendique à son tour, mais qui perd la tête dans un accès de folie et assassine un clochard. L’explication finale est que le clochard avait organisé naguère un pensionnat pour enfants riches, quatre enfants plus le sien. Mais, après une inondation, il ne savait plus lequel des cinq enfants restait. Devenu alcoolique, ayant lui aussi perdu la tête, il avait envoyé aux quatre pères la marque des empreintes du survivant, et le signe du tatouage, pour persuader chacun que c’était son fils5. D’où l’entremêlement des histoires bifurcantes, qui se développent simultanément en séries divergentes dans des mondes incompossibles. Balthazar ne peut pas être le fils de tous ces pères dans le même monde : une escroquerie multiple.

On voit pourquoi Borges invoque le philosophe chinois plutôt que Leibniz. C’est qu’il voudrait, tout comme Maurice Leblanc, que Dieu fasse passer à l’existence tous les mondes incompossibles à la fois, au lieu d’en choisir un, le meilleur. Et sans doute ce serait globalement possible, puisque l’incompossibilité est une relation originale distincte de l’impossibilité, ou contradiction. Il y aurait pourtant des contradictions locales, comme entre Adam pécheur et Adam non pécheur. Mais surtout, ce qui empêche Dieu de faire exister tous les possibles, même incompossibles, c’est que ce serait un Dieu menteur, un Dieu trompeur, un Dieu tricheur, tel le clochard de Maurice Leblanc. Leibniz, qui se méfie beaucoup de l’argument cartésien du Dieu non trompeur, lui donne un nouveau fondement au niveau de l’incompossibilité : Dieu joue, mais donne des règles au jeu (contrairement au jeu sans règles de Borges et de Leblanc). La règle, c’est que des mondes possibles ne peuvent pas passer à l’existence, s’ils sont incompossibles avec celui que Dieu choisit. Selon Leibniz, seuls des romans comme L’Astrée nous donnent l’idée de ces incompossibles6.

On peut en déduire une définition de l’individu, de la notion individuelle. Nous avions vu que chaque monade exprimait le monde (inclusion illocalisable), mais n’exprimait clairement qu’une zone partielle ou département en vertu de son point de vue (quartier localisé). Et sans doute cette région éclairée passait par le corps de chacun. Mais il n’y avait là qu’une définition nominale de l’individu, puisque nous ne savions pas ce qui constituait la région ou le rapport au corps. Maintenant, nous pouvons dire qu’un individu se constitue d’abord autour d’un certain nombre de singularités locales, qui seront ses « prédicats primitifs » : ainsi, pour Adam, les quatre prédicats considérés précédemment7. C’est la définition réelle de l’individu : concentration, accumulation, coïncidence d’un certain nombre de singularités pré-individuelles convergentes (étant dit que des points singuliers peuvent coïncider en un même point, comme les différents sommets de triangles séparés coïncident au sommet commun d’une pyramide). C’est comme un noyau de la monade. Au cœur de chaque monade il n’y a pas une « notion simple », suivant l’hypothèse de Gueroult : ce serait, contrairement à la méthode de Leibniz, se contenter des deux extrêmes dans une chaîne de notions8. Au cœur de chaque monade il y a des singularités qui sont chaque fois les requisits de la notion individuelle. Que chaque individu n’exprime clairement qu’une partie du monde, cela découle de la définition réelle : il exprime clairement la région déterminée par ses singularités constituantes. Que chaque individu exprime le monde entier, cela découle aussi de la définition réelle : les singularités constituantes de chacun, en effet, se prolongent dans toutes les directions jusqu’aux singularités des autres, à condition que les séries correspondantes convergent, si bien que chaque individu inclut l’ensemble d’un monde compossible, et n’exclut que les autres mondes incompossibles avec celui-là (là où les séries divergeraient). D’où l’insistance de Leibniz à dire que Dieu ne crée pas un « Adam vague » ou vagabond, à cheval sur plusieurs mondes incompossibles, mais crée, « sub ratione possibilitatis », autant d’Adams divergents qu’il y a de mondes, chaque Adam incluant le monde entier auquel il appartient (et auquel appartiennent aussi en l’incluant toutes les autres monades compossibles d’un tel monde). Bref, chaque monade possible se définit par un certain nombre de singularités pré-individuelles, est donc compossible avec toutes les monades dont les singularités convergent avec les siennes, et incompossible avec celles dont les singularités impliquent divergence ou non-prolongement.

Mais pourquoi donner le nom propre d’Adam à tous ces individus divergents, dans des mondes incompossibles ? C’est qu’une singularité peut toujours être isolée, excisée, coupée de ses prolongements : alors il n’importe plus que le jardin où Adam pèche ne soit pas le même que le jardin où Adam peut ne pas pécher, la singularité devient indéfinie, elle n’est plus qu’un jardin, et le prédicat primitif n’est plus saisi dans tel ou tel monde, mais seulement considéré « sub ratione generalitatis », en même temps que son sujet devient un Adam en général, un Sextus... On n’en conclura pas que l’individuation parte de ces prédicats généraux, quitte à les spécifier de plus en plus. L’individuation ne va pas d’un genre à des espèces de plus en plus petites, sous une règle de différenciation, elle va de singularité en singularité, sous la règle de convergence ou de prolongement qui rapporte l’individu à tel ou tel monde.

La différence individuelle n’est pas spécifique, et l’individu n’est pas une espèce dernière ou ultime9. Il arrive pourtant à Leibniz de dire que l’individu est comme une « species infima » ; mais c’est une définition seulement nominale de l’individu, et Leibniz l’invoque dans un but précis, rompre avec tous ceux qui opposent l’individu et le concept. Pour les uns, les Nominalistes, les individus seraient les seuls existants, les concepts n’étant que des mots bien réglés ; pour les autres, les Universalistes, le concept a le pouvoir de se spécifier à l’infini, l’individu renvoyant seulement à des déterminations accidentelles ou extra-conceptuelles. Mais pour Leibniz, à la fois, seul l’individu existe, et c’est en vertu de la puissance du concept : monade ou âme. Aussi cette puissance du concept (devenir sujet) ne consiste-t-elle pas à spécifier à l’infini un genre, mais à condenser et à prolonger des singularités. Celles-ci ne sont pas des généralités, mais des événements, des gouttes d’événement. Elles n’en sont pas moins pré-individuelles, dans la mesure où le monde est virtuellement premier par rapport aux individus qui l’expriment (Dieu a créé, non pas Adam pécheur, mais le monde où Adam a péché...) L’individu, en ce sens, est l’actualisation de singularités pré-individuelles, et n’implique aucune spécification préalable. Il faut même dire le contraire, et constater que la spécification suppose elle-même l’individuation.

C’est vrai dans les deux cas distingués par Leibniz : les espèces mathématiques et les espèces physiques. Dans le premier cas, « la moindre différence qui fait que deux choses ne sont point semblables en tout, fait qu’elles diffèrent d’espèce » : toute différence individuelle entre deux êtres mathématiques est nécessairement spécifique, puisqu’elle ne peut s’énoncer mathématiquement que sous forme d’un rapport entre définissants (ainsi pour l’ellipse, le rapport des axes). C’est même en ce sens que l’individu métaphysique peut être assimilé à une « species infima » ; la comparaison ne vaut que mathématiquement. En mathématiques, la différence spécifique est individuante, mais parce que la différence individuelle est déjà spécifique : il y a autant d’espèces que d’individus, et la matière d’une figure, en fer ou en plâtre, ne constitue pas deux individus mathématiques. En mathématiques, c’est l’individuation qui constitue une spécification ; or il n’en est plus de même avec les choses physiques ou les corps organiques10. Là, comme nous l’avons vu, les différents caractères constituent des séries suivant lesquelles l’espèce ne cesse de varier et de se diviser, en même temps que la chose ou le corps ne cessent de changer. Les séries n’imposent aucun évolutionnisme, mais marquent le rapport de la spécification avec l’altération des corps. Cette multi-spécification, qui se confond avec les divers caractères de la classification, suppose que l’individualité du corps ou de la chose vient d’ailleurs. Et en effet ce qui est individuel, et ce qui individue le corps altérable, c’est seulement l’âme qui en est inséparable11. Et même pour la chose, ce sont toutes les formes substantielles qui y sont partout. Il apparaît donc que la spécification suppose une individuation venue d’ailleurs, première par rapport aux espèces et aux genres.

Nous cherchons en vain la moindre opposition entre le principe des indiscernables et la loi de continuité. Celle-ci est une loi de spécification qui s’exerce dans trois domaines principaux : le domaine mathématique des touts et des parties, le domaine physique des espèces ou des caractères corporels, le domaine cosmologique des singularités (en tant qu’une singularité se prolonge jusqu’au voisinage d’une autre dans un ordre déterminé). Le principe des indiscernables est un principe d’individuation, selon lequel il n’y a pas deux individus semblables, qui se distingueraient seulement du dehors, par le nombre, l’espace ou le temps : en premier lieu, c’est l’âme qui est individuelle, parce qu’elle circonscrit un certain nombre de singularités qui se distinguent de celles d’une autre, bien qu’elles soient toutes prolongeables. En second lieu, c’est l’âme ou les âmes qui individuent les corps physiques pris dans la continuité de leurs espèces. En troisième lieu, si les espèces proprement mathématiques sont elles-mêmes individuantes, c’est parce que deux figures de même espèce sont mathématiquement un seul et même individu, renvoyant à une même « âme ou entéléchie », même si elles se distinguent physiquement. Le principe des indiscernables établit des coupures ; mais les coupures ne sont pas des lacunes ou ruptures de continuité, elles répartissent au contraire le continu de telle façon qu’il n’y ait pas de lacune, c’est-à-dire de la « meilleure » façon (ainsi le nombre irrationnel). Pour opposer les indiscernables et la continuité, il faut s’en tenir à une formulation trop rapide des deux principes : on dit alors que la différence entre deux individus doit être interne et irréductible (= 1), tandis qu’elle doit s’évanouir et tendre vers 0 en vertu de la continuité. Mais jamais en aucun de ses trois sens la continuité ne fait évanouir la différence : ce qui s’évanouit, c’est seulement toute valeur assignable des termes d’un rapport, au profit de sa raison interne qui constitue précisément la différence12. La différence n’est plus entre le polygone et le cercle, mais dans la pure variabilité des côtés du polygone ; elle n’est plus entre le mouvement et le repos, mais dans la pure variabilité de la vitesse. La différence cesse d’être extrinsèque et sensible (elle s’évanouit en ce sens), pour devenir intrinsèque, intelligible ou conceptuelle, conformément au principe des indiscernables. Et si l’on veut la formulation la plus générale de la loi de continuité, peut-être la trouvera-t-on dans l’idée qu’on ne sait pas, on ne peut pas savoir où finit le sensible, et où commence l’intelligible : ce qui est une nouvelle manière de dire qu’il n’y a pas deux mondes13. Il y a même un reflux de la continuité sur les âmes, dans l’accord des deux instances. Car, si tout individu se distingue de tout autre par ses singularités primitives, celles-ci ne se prolongent pas moins jusqu’à celles des autres, d’après un ordre spatio-temporel qui fait que le « département » d’un individu se continue dans le département du proche ou du suivant, à l’infini. L’extension et l’intensité comparées de ces départements, zones privilégiées propres à chaque monade, permettent même de distinguer des espèces de monades ou d’âmes, végétales, animales, humaines, angéliques, « une infinité de degrés dans les monades » en continuité14.

Le jeu du monde a plusieurs aspects : il émet des singularités ; il tend des séries infinies qui vont d’une singularité à une autre ; il instaure des règles de convergence et de divergence d’après lesquelles ces séries de possibles s’organisent en ensembles infinis, chaque ensemble étant compossible, mais deux ensembles étant incompossibles l’un avec l’autre ; il distribue les singularités de chaque monde, de telle ou telle façon, dans le noyau des monades ou des individus qui expriment ce monde. Dieu ne choisit donc pas seulement le meilleur des mondes, c’est-à-dire l’ensemble compossible le plus riche en réalité possible, mais il choisit aussi la meilleure répartition de singularités dans les individus possibles (on pourrait concevoir pour le même monde d’autres répartitions des singularités, d’autres délimitations d’individus). Ainsi il y a des règles de composition du monde dans un ensemble architectonique compossible, mais aussi des règles d’actualisation du monde dans les individus de cet ensemble, à l’étage supérieur, et enfin, nous le verrons, des règles de réalisation du monde dans une matière propre à cet ensemble, à l’étage du bas. Leibniz suggère à cet égard que trois critères interviennent dans le jeu, l’un concernant la convenance de l’édifice, l’autre, « le nombre et l’élégance des chambres » intérieures, l’autre enfin, la commodité du terrain, du matériau et même de la façade extérieure d’un seul tenant15. C’est un vaste jeu d’architecture, ou de pavage : comment remplir un espace en y laissant le moins de vides possibles, et avec le plus de figures possibles. À cette réserve près que l’espace-temps n’est pas une table ou un réceptacle préexistant qui serait rempli (pour le mieux) par le monde choisi : au contraire, un espace-temps comme ordre des distances indivisibles d’une singularité à une autre, d’un individu à un autre, et même une étendue, comme prolongement continu suivant les distances, appartiennent à chaque monde. C’est l’espace, le temps et l’étendue qui sont dans le monde, chaque fois, et non l’inverse. Le jeu intériorise non seulement les joueurs qui servent de pièces, mais la table sur laquelle on joue, et le matériau de la table.

Nietzsche et Mallarmé nous ont redonné la révélation d’une Pensée-monde, qui émet un coup de dés. Mais, chez eux, il s’agit d’un monde sans principe, qui a perdu tous ses principes : c’est pourquoi le coup de dés est la puissance d’affirmer le Hasard, de penser tout le hasard, qui n’est surtout pas un principe, mais l’absence de tout principe. Aussi rend-il à l’absence ou au néant ce qui sort du hasard, ce qui prétend y échapper en le limitant par principe : « Le monde est le domaine anonyme de l’absence, à partir d’où les choses apparaissent et où ensuite elles disparaissent... L’apparition est le masque derrière lequel il n’y a personne, derrière lequel il n’y a rien d’autre que justement le rien », le Rien plutôt que quelque chose16. Penser sans principes, en l’absence de Dieu, en l’absence de l’homme même, est devenu la tâche périlleuse d’un enfant-joueur qui détrône le vieux Maître du jeu, et qui fait entrer les incompossibles dans le même monde éclaté (la table se brise...). Mais qu’est-ce qui s’est passé, dans cette longue histoire du « nihilisme », avant que le monde perde ses principes ? Au plus près de nous, il a fallu que la Raison humaine s’écroule, comme dernier refuge des principes, le refuge kantien : elle meurt par « névrose ». Mais, auparavant encore, il avait fallu l’épisode psychotique, la crise et l’écroulement de toute Raison théologique. C’est là que le Baroque prend position : y a-t-il moyen de sauver l’idéal théologique, à un moment où il est combattu de toute part, et où le monde ne cesse d’accumuler ses « preuves » contre lui, violences et misères, et bientôt la terre va trembler...? La solution baroque est celle-ci : on multipliera les principes, on en sortira toujours un de sa manche, et par là on en changera l’usage. On ne demandera plus quel objet donnable correspond à tel principe lumineux, mais quel principe caché répond à tel objet donné, c’est-à-dire à tel ou tel « cas perplexe ». On fera des principes en tant que tels un usage réfléchissant, on inventera le principe, le cas étant donné : c’est une transformation du Droit en Jurisprudence universelle17. Ce sont les noces du concept et de la singularité. C’est la révolution leibnizienne, et Leibniz est le plus proche de Prospéro, le héros maniériste par excellence, « le mystérieux Prospéro, magicien et rationaliste, connaisseur des secrets de la vie et bateleur, distributeur de bonheur, mais perdu lui-même en son splendide isolement »18. Il ne suffit certes pas de dire que le jeu selon Leibniz est sous le principe du Meilleur, Dieu choisissant le meilleur des mondes possibles. Car le meilleur n’est qu’une conséquence. Et, même comme conséquence, il découle directement de la défaite du Bien (sauver du Bien ce qui peut être sauvé...). Les vrais caractères du jeu leibnizien, et ce qui l’oppose au coup de dés, c’est d’abord la prolifération des principes : on joue par excès et non par manque de principes, le jeu est celui des principes eux-mêmes, d’invention des principes. C’est donc un jeu de réflexion, échecs ou dames, où l’adresse (non pas le hasard) remplace la vieille sagesse et la vieille prudence. En troisième lieu, c’est un jeu de remplissement, où l’on conjure le vide et ne rend plus rien à l’absence : c’est le Solitaire inversé, tel qu’on « remplit un trou sur lequel on saute », au lieu de sauter dans une place vide et d’ôter la pièce sur laquelle on saute, jusqu’à ce que le vide soit complet. Enfin, c’est une Non-bataille, plus proche de la guérilla que de la guerre d’extermination, plus proche du Go que des échecs ou des dames : on ne s’empare pas de l’adversaire pour le rendre à l’absence, on en cerne la présence pour le neutraliser, le rendre incompossible, lui imposer la divergence19. C’est cela, le Baroque, avant que le monde ne perde ses principes : le splendide moment où l’on maintient Quelque chose plutôt que rien, et où l’on répond à la misère du monde par un excès de principes, une hybris des principes, une hybris propre aux principes.

Combien l’optimisme de Leibniz est étrange20. Encore une fois, ce ne sont pas les misères qui manquaient, et le meilleur ne fleurit que sur les ruines du Bien platonicien. Si ce monde existe, ce n’est pas parce qu’il est le meilleur, c’est plutôt l’inverse, il est le meilleur parce qu’il est, parce qu’il est celui qui est. Le philosophe n’est pas encore un Enquêteur comme il va le devenir avec l’empirisme, encore moins un Juge comme il le sera avec Kant (le tribunal de la Raison). C’est un Avocat, l’avocat de Dieu : il défend la Cause de Dieu, suivant le mot que Leibniz invente, « théodicée »21. Bien sûr la justification de Dieu face au mal a toujours été un lieu commun de la philosophie. Mais le Baroque est un long moment de crise, où la consolation ordinaire ne vaut plus. Se produit un écroulement du monde, tel que l’avocat doit le reconstruire, le même exactement, mais sur une autre scène et rapporté à de nouveaux principes capables de le justifier (d’où la jurisprudence). À l’énormité de la crise doit correspondre une exaspération de la justification : le monde doit être le meilleur, non seulement dans son ensemble, mais dans son détail ou dans tous ses cas22. C’est une reconstruction proprement schizophrénique : l’avocat de Dieu convoque des personnages qui reconstituent le monde avec leurs modifications intérieures dites « autoplastiques ». Telles sont les monades, ou les Moi chez Leibniz, automates dont chacun tire de son fond le monde entier, et traite le rapport à l’extérieur ou le rapport aux autres comme un déroulement de son propre ressort, de sa propre spontanéité réglée d’avance. Il faut concevoir les monades dansantes. Mais la danse est la danse baroque, dont les danseurs sont des automates : c’est tout un « pathos de la distance », comme la distance indivisible entre deux monades (espace) ; la rencontre entre elles deux devient parade, ou développement de leur spontanéité respective en tant qu’elle maintient cette distance ; les actions et réactions font place à un enchaînement de postures réparties de part et d’autre de la distance (maniérisme)23.

Le principe d’optimisme, ou du Meilleur, sauve la liberté de Dieu : c’est le jeu du monde et de Dieu qui garantit cette liberté. Il y a un Adam qui ne pèche pas, un Sextus qui ne viole pas Lucrèce, dans d’autres mondes possibles. Que César ne franchisse pas le Rubicon, ce n’est pas impossible, mais seulement incompossible avec le monde choisi, le meilleur. Qu’il le franchisse n’est donc pas absolument nécessaire, mais relativement certain, certain par rapport à notre monde. Seulement, la liberté de l’homme n’est pas elle-même sauvée, pour autant qu’elle doit s’exercer dans ce monde existant. Au regard de l’homme, il ne suffit pas qu’Adam puisse ne pas pécher dans un autre monde, s’il pèche certainement dans ce monde-ci. On a l’impression que Leibniz nous condamne encore plus fortement que Spinoza, chez qui il y avait au moins un processus de libération possible. Tandis que, pour Leibniz, tout est fermé dès le départ, sous la condition de clôture. La plupart des textes où Leibniz nous promet la liberté de l’homme bifurquent sur la simple liberté de Dieu. Certes, l’incompossibilité permet à Leibniz de résoudre le problème antique des événements futurs contingents (y aura-t-il une bataille navale demain ?), sans tomber dans les apories stoïciennes24. Mais elle ne garantit nullement le caractère des événements dits volontaires, ou la liberté de celui qui veut la bataille navale, ou qui ne la veut pas. Comment aurait-il une volonté libre, celui dont « la notion individuelle renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera jamais » ? Comment confondre la liberté avec la détermination interne, complète et préétablie d’un automate schizophrène ?

Nous sommes renvoyés à l’inclusion du prédicat dans le sujet. Et sans doute, si le prédicat était un attribut, on voit mal ce qui pourrait sauver la liberté du sujet. Mais le prédicat est événement, et apparaît dans le sujet comme changement de perception : l’événement est volontaire lorsqu’on peut assigner un motif comme raison du changement de perception. Dans deux textes au moins, l’un court et l’autre long, Leibniz fonde la première grande phénoménologie des motifs25. Il y dénonce deux illusions : l’une consiste à objectiver les motifs, comme si c’était des poids sur une balance, et comme si la délibération cherchait de quel côté la balance penche, les conditions étant égales. L’autre illusion consiste à dédoubler les motifs, puisqu’il faut à l’infini des motifs subjectifs pour choisir entre les motifs objectivés, comme si l’on pouvait « vouloir vouloir ». Mais, en vérité, c’est l’âme qui fait ses propres motifs, et ceux-ci sont toujours subjectifs. Nous devons partir de toutes les petites inclinations qui plient notre âme en tout sens, à chaque instant, sous l’action de mille « petits ressorts » : inquiétude. C’est le modèle du balancier, « Unruhe », qui remplace la balance. L’action est volontaire lorsque l’âme, au lieu de subir l’effet des sommes où entrent ces petites sollicitations, se donne telle ou telle amplitude qui la fait plier tout entière dans tel sens, de tel côté. Par exemple, j’hésite entre rester travailler ou aller au cabaret : ce ne sont pas deux « objets » isolables, mais deux orientations dont chacune entraîne un ensemble de perceptions possibles ou même hallucinatoires (non seulement boire, mais l’odeur et le brouhaha de la taverne, non seulement travailler, mais le bruit des pages et le silence de l’environnement...). Et, si nous revenons aux motifs pour les considérer une seconde fois, ils ne sont pas restés les mêmes, à la manière de poids sur la balance, ils ont progressé ou régressé, la balance a changé, suivant l’amplitude du balancier. L’acte volontaire est libre, parce que l’acte libre est celui qui exprime toute l’âme à tel moment de la durée, celui qui exprime le moi. Adam pèche librement ? Cela veut dire que son âme, en cet instant, a pris une amplitude qui se trouve aisément remplie par l’odeur et le goût de la pomme, et par les sollicitations d’Ève. Une autre amplitude était possible, qui aurait retenu la défense de Dieu. Tout est question de « paresse » ou non.

Allant de l’inflexion à l’inclusion, nous avons vu comment les inflexions étaient naturellement incluses dans les âmes. L’inclination, c’est le pli dans l’âme, l’inflexion telle qu’elle est incluse. D’où la formule de Leibniz : l’âme est inclinée sans être nécessitée26. Le motif n’est pas une détermination même interne, mais une inclination. Ce n’est pas l’effet du passé, mais l’expression du présent. Il faut remarquer à quel point l’inclusion chez Leibniz est toujours indexée sur le présent : j’écris, je voyage... Si l’inclusion s’étend à l’infini au passé et au futur, c’est parce qu’elle concerne d’abord le présent vivant qui préside chaque fois à leur distribution. C’est parce que ma notion individuelle inclut ce que je fais en ce moment, ce que je suis en train de faire, qu’elle inclut aussi tout ce qui m’a poussé à le faire, et tout ce qui en découlera, à l’infini27. Ce privilège du présent renvoie précisément à la fonction d’inhérence dans la monade : elle n’inclut pas un prédicat sans lui donner la valeur d’un verbe, c’est-à-dire l’unité d’un mouvement en train de se faire. L’inhérence est condition de liberté et non pas empêchement. Lorsque Leibniz invoque l’acte parfait ou achevé (entéléchie), il ne s’agit pas d’un acte que l’inclusion exigerait de considérer comme passé, et qui renverrait à une essence. La condition de clôture, de fermeture, a un tout autre sens : l’acte parfait, achevé, c’est celui qui reçoit de l’âme qui l’inclut l’unité propre à un mouvement qui se fait. Bergson, à cet égard, est très proche de Leibniz, et c’est chez Leibniz qu’on trouve constamment la formule : le présent gros de l’avenir et chargé du passé28. Non pas un déterminisme, même interne, mais une intériorité qui constitue la liberté même. C’est que le présent vivant est essentiellement variable, en extension et en intensité. Il se confond à chaque instant avec le quartier privilégié ou le département de la monade, la zone qu’elle exprime clairement. C’est donc lui qui constitue l’amplitude de l’âme à tel instant. Plus ou moins étendu, plus ou moins intense, le présent vivant ne motive pas la même action, ne confère pas son unité au même mouvement. Adam aurait pu ne pas pécher : si son âme à ce moment avait pris une autre amplitude, capable de constituer l’unité d’un autre mouvement. L’acte est libre parce qu’il exprime l’âme tout entière au présent.

Rien ne le montre mieux que la sombre et belle théorie de la damnation. Même dans ce cas le damné, Judas ou Belzébuth, ne paie pas pour un acte passé, mais pour la haine de Dieu qui constitue l’amplitude actuelle de son âme et l’emplit au présent. Il n’est pas damné pour un acte passé, mais par un acte présent qu’il renouvelle à chaque instant, cette haine de Dieu dans laquelle il trouve un horrible plaisir, et qu’il recommence sans cesse pour que « le crime s’ajoute au crime ». Judas n’est pas damné parce qu’il a trahi Dieu, mais parce que, l’ayant trahi, il le hait d’autant plus, et meurt en le haïssant. C’est pour une âme le minimum absolu d’amplitude : ne plus inclure dans sa région claire qu’un seul prédicat, « haïr Dieu ». C’est la seule petite lueur qui lui reste, une lueur singulièrement blafarde, une « rage de la Raison ». Si elle regagnait un peu d’amplitude, si elle cessait de haïr au présent, l’âme cesserait immédiatement d’être damnée, mais ce serait une autre âme, qui ferait l’unité d’un autre mouvement. Comme dit Leibniz, le damné n’est pas éternellement damné, il est seulement « toujours damnable », et se damne à chaque moment29. Aussi les damnés sont-ils libres, présentement libres, autant que les bienheureux. Ce qui les damne, c’est leur étroitesse d’esprit présente, leur manque d’amplitude. Ce sont les hommes de la vengeance ou du ressentiment, tels que Nietzsche les décrira plus tard, non pas comme s’ils subissaient les effets de leur passé, mais comme s’ils ne pouvaient pas en finir avec la trace actuelle et présente qu’ils regrattent chaque jour, à chaque instant. Peut-être cette vision de la damnation appartient-elle si profondément au Baroque en fonction d’un contexte plus vaste : c’est lui qui a conçu la mort au présent, comme un mouvement en train de se faire, et qu’on n’attend pas, mais qu’on « accompagne »30.

Adam pouvait ne pas pécher, le damné pourrait se libérer : il suffisait, ou il suffirait, que l’âme prît une autre amplitude, un autre pli, une autre inclinaison. On dira qu’elle ne peut pas le faire, sauf dans un autre monde (incompossible avec le nôtre). Mais, précisément, qu’elle ne puisse pas le faire, signifie qu’elle serait autre en le faisant : ce qu’elle fait, elle le fait tout entière, en quoi consiste sa liberté. Elle n’est pas déterminée à le faire. On dira encore qu’elle est du moins déterminée à être ce qu’elle est, et que son degré d’amplitude à chaque moment est inscrit en elle et prévu par Dieu. Mais qu’est-ce que ça change ? Que Dieu prévoie la paresse d’Adam et l’étroitesse du damné, n’empêche pas que l’une et l’autre soient le motif d’un acte libre, et non l’effet d’une détermination. Que Dieu préordonne les degrés d’amplitude d’une âme n’empêche pas chacun d’être l’âme entière à tel moment. Qu’un autre degré implique une autre âme et un autre monde, n’empêche pas ce degré-ci d’actualiser la liberté de telle âme dans ce monde-ci. L’automate est libre, non pas parce qu’il est déterminé du dedans, mais parce qu’il constitue chaque fois le motif de l’événement qu’il produit. L’automate est programmé, mais l’« automate spirituel » est programmé par motivation pour les actes volontaires, comme l’« automate matériel » est programmé par détermination pour les actions machinales : si les choses sont enveloppées dans l’entendement de Dieu, c’est telles qu’elles sont, « les libres comme libres, et les aveugles et machinales encore comme machinales »31.

On est frappé par la ressemblance entre les thèmes de Leibniz et la thèse de Bergson : même critique des illusions sur les motifs, même conception des inflexions de l’âme, même exigence de l’inhérence ou de l’inclusion comme condition de l’acte libre, même description de l’acte libre comme exprimant le moi (« c’est de l’âme entière que la décision libre émane, et l’acte sera d’autant plus libre que la série dynamique à laquelle il se rattache tendra davantage à s’identifier avec le moi fondamental »)32. Et comment ne pas retrouver Leibniz encore lorsque Bergson invoque un second problème, qui ne concerne plus l’acte en train de se faire, mais « l’action future ou passée » : une intelligence supérieure capable de connaître « tous les antécédents » peut-elle prédire l’acte avec une absolue nécessité ? C’est la situation du Dieu lecteur, chez Leibniz, qui lit dans chacun « ce qui se fait partout et même ce qui s’est fait ou se fera », qui lit le futur dans le passé, parce qu’il peut « déplier tous les replis qui ne se développent sensiblement qu’avec le temps »33. Il semble que le présent perde ici son privilège, et que le déterminisme se réintroduise comme prédestination. Mais en quel sens ? Est-ce parce que Dieu sait tout d’avance ? N’est-ce pas plutôt parce qu’Il est, toujours et partout ? En effet la première hypothèse est très ambiguë : ou bien Dieu ne sait tout que sur les antécédents, et l’on est renvoyé à la question « peut-il prédire ou prévoir l’acte ? » ; ou bien il sait absolument tout, et l’on est renvoyé à la seconde hypothèse. Or, dire que Dieu est toujours et partout, c’est dire strictement qu’il passe par tous les états de la monade, si petits soient-ils, de telle manière qu’Il coïncide avec elle au moment de l’action « sans aucun éloignement »34. Lire ne consiste pas à conclure de l’idée d’un état précédent l’idée de l’état suivant, mais à saisir l’effort ou la tendance par laquelle l’état suivant lui-même sort du précédent « par une force naturelle ». La lecture divine est un véritable passage de Dieu dans la monade (un peu comme Whitehead parle d’un « passage de la Nature » dans un lieu). Bien plus, chaque monade n’est rien d’autre qu’un passage de Dieu : chaque monade a un point de vue, mais ce point de vue est le « résultat » d’une lecture ou d’une vue de Dieu, qui passe par elle et coïncide avec elle35. La monade est libre parce que son action est le résultat de ce qui passe par elle et se passe en elle. Dire que Dieu est déjà passé par là auparavant, en vertu de sa prescience, n’a aucun sens, puisque l’éternité ne consiste pas plus à devancer qu’à reculer, mais à coïncider à la fois avec tous les passages qui se succèdent dans l’ordre du temps, avec tous les présents vivants qui composent le monde.

Ce n’est pas la liberté qui se trouve menacée, dans le système de l’inclusion, ce serait plutôt la morale. Car si l’acte libre est celui qui exprime l’âme tout entière au moment où elle le fait, que devient la tendance au meilleur qui doit animer chaque partie du monde, ou monade, autant qu’elle anime le choix de Dieu pour l’ensemble du monde ou des monades ? Et pourtant nul ne s’est plus soucié de morale que Leibniz, et de morale très concrète. L’amplitude d’une âme raisonnable, c’est la région qu’elle exprime clairement, son présent vivant. Or cette amplitude est plutôt statistique, sujette à de larges variations : une même âme n’a pas la même amplitude, enfant, adulte ou vieillard, en bonne santé ou malade, etc. L’amplitude a même des limites variables à un instant donné. La morale consiste en ceci pour chacun : essayer chaque fois d’étendre sa région d’expression claire, essayer d’augmenter son amplitude, de manière à produire un acte libre qui exprime le maximum possible dans telles et telles conditions. C’est ce qu’on appelle progrès, toute la morale de Leibniz est une morale du progrès. Par exemple, quand je vais au cabaret, ai-je bien choisi le côté où l’amplitude est maxima, le côté où ma région va le plus loin, ne pouvais-je attendre un instant, le temps de découvrir une autre portée, une autre direction qui m’auraient autrement incliné ? Le péché d’Adam ne correspond-il pas à une âme trop pressée, trop paresseuse, qui n’a pas exploré tout son département, le jardin ? Étendre sa région claire, prolonger au maximum le passage de Dieu, actualiser toutes les singularités que l’on concentre et même gagner de nouvelles singularités, ce serait le progrès d’une âme, et ce par quoi l’on peut dire qu’elle imite Dieu. Bien entendu, il ne s’agit pas seulement d’une conquête en extension, mais d’une amplification, d’une intensification, d’une élévation de puissance, d’une croissance en dimensions, d’un gain en distinction.

Pourtant, cette possibilité de progrès ou d’expansion de l’âme semble se heurter à la quantité totale de progrès dans le monde, cette quantité étant définie par la convergence de toutes les régions qui correspondent aux monades compossibles36. Et ce serait vrai s’il n’y avait pas le temps, c’est-à-dire si toutes les monades existantes étaient appelées en même temps à l’élévation qui les rend raisonnables. Mais il n’en est pas ainsi : les âmes destinées à devenir raisonnables attendent leur heure dans le monde, et ne sont d’abord que des âmes sensitives assoupies dans la semence d’Adam, portant seulement un « acte scellé » qui marque l’heure de leur élévation future comme un acte de naissance. Cet acte de naissance, c’est une lumière qui s’allume dans la sombre monade. Et inversement, quand nous mourons, nous nous replions infiniment sur nous-mêmes, nous redevenons une âme animale ou sensitive, jusqu’à ce que la résurrection des corps nous communique une seconde et ultime élévation. Bien plus, notre âme redevenue sensitive pour un long moment emporte un nouvel acte scellé, comme un acte de décès cette fois, qui est sa dernière pensée raisonnable avant la mort. Précisément, les damnés sont ceux dont la dernière pensée est la haine de Dieu, parce que c’est le maximum de haine possible ou la plus petite amplitude de la raison, quand leur âme vomit tout et n’enferme plus clairement que cette haine ou cette rage. La résurrection les ramène encore à cette pensée dont ils font leur nouveau présent37. C’est cet ordre du temps qu’il faut considérer dans la question du progrès : toute une dramaturgie des âmes qui les fait monter, redescendre, remonter.

Il est vrai que, dans tous les cas, le monde n’existe que plié dans les monades qui l’expriment, et ne se déplie que virtuellement comme l’horizon commun de toutes les monades, ou comme la loi extérieure de la série qu’elles incluent. Mais, en un sens plus restreint, en un sens intrinsèque, on peut dire d’une monade, quand elle est appelée à « vivre », et plus encore quand elle est appelée à la raison, qu’elle déplie en elle-même cette région du monde qui correspond à sa zone incluse éclairée : elle est appelée à « développer toutes ses perceptions », c’est là sa tâche. Or, au même moment, une infinité de monades n’ont pas encore été appelées et restent pliées, une autre infinité sont retombées ou retombent dans la nuit, repliées sur elles-mêmes, une autre infinité se sont damnées, durcies sur un seul pli qu’elles ne déferont plus. C’est à la faveur de ces trois involutions qu’une âme-monade, durant sa vie raisonnable, peut amplifier et approfondir la région qu’elle déplie, la porter au plus haut degré d’évolution, de développement, de distinction, de réflexion : un progrès infini de la conscience, qui dépasse les variations statistiques dont nous parlions tout à l’heure. On a souvent dit que ce progrès d’une âme se faisait nécessairement au détriment des autres. Mais ce n’est pas vrai, et les autres peuvent en faire autant, sauf les damnés. C’est seulement au détriment des damnés, qui se sont librement retranchés. Leur pire punition est peut-être de servir au progrès des autres, non pas par l’exemple négatif qu’ils donnent, mais par la quantité de progrès positif qu’ils laissent involontairement au monde en renonçant à leur propre clarté. Les damnés en ce sens n’ont jamais si bien appartenu au meilleur des mondes possibles, malgré eux. L’optimisme de Leibniz se fonde sur l’infinité des damnés comme soubassement du meilleur des mondes : ils libèrent une quantité infinie de progrès possible, et c’est ce qui multiplie leur rage, ils rendent possible un monde en progrès. On ne peut pas penser au meilleur des mondes sans entendre les cris de haine de Belzébuth qui font trembler l’étage du bas. La maison baroque constitue ses deux étages comme celui des damnés et celui des heureux, à la façon du Jugement dernier du Tintoret. Là encore, la quantité totale de progrès n’est déterminée par Dieu ni d’avance ni après coup, mais éternellement, dans le calcul de la série infinie qui passe par toutes les augmentations de conscience et toutes les soustractions de damnés38.


1 Fragment Vingt-quatre propositions, GPh, VII, pp. 289-291, et fragment Les vérités absolument premières..., p. 195. Couturat (La Logique de Leibniz, p. 219) et Gueroult (Dynamique et métaphysique leibniziennes, p. 170) pensent que l’incompossibilité implique une négation ou une opposition que Leibniz ne pouvait pas reconnaître entre des notions positives comme les monades : il serait donc amené à déclarer la source de l’incompossibilité inconnaissable. Mais il nous semble que l’incompossible est chez Leibniz une relation originale irréductible à toute forme de contradiction. C’est une différence et non une négation. C’est pourquoi nous proposons ci-dessous une interprétation qui s’appuie seulement sur la divergence ou la convergence des séries : ce qui a l’avantage d’être « leibnizien ». Mais alors pourquoi Leibniz déclare-t-il la source inconnaissable ? D’une part, parce que la divergence reste encore mal connue dans la théorie des séries au XVIIe siècle. D’autre part et plus généralement, au niveau des mondes incompossibles, nous sommes réduits à supposer que les séries divergent, sans saisir pourquoi.

2 Nouveaux essais, II, chap. 1, § 18 : « Ce qui est remarquable doit être composé de parties qui ne le sont pas. »

3 Théodicée, § 413-417. On se reportera aux critères proposés par Gérard Genette, Figures II, Éd. du Seuil, pp. 195 sq., pour constater à quel point le texte de la Théodicée est un modèle de récit baroque.

4 Borges, Fictions, Gallimard, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent. »

5 Maurice Leblanc, La Vie extravagante de Balthazar, Le Livre de poche.

6 Lettre à Bourguet, décembre 1714 (GPh, III, p. 572).

7 Correspondance avec Arnauld, « Remarques sur la lettre de M. Arnauld » du 13 mai 1686. Les « prédicats primitifs » ne sont évidemment pas réservés à Adam, c’est chaque individu qui a les siens. Sont-ils pour chacun en nombre fini ? Non, puisqu’on peut toujours multiplier les points singuliers entre deux points singuliers. Mais la question n’a pas d’importance, car, ce qui compte, c’est que deux individus n’ont pas les mêmes prédicats primitifs. Sur les thèmes que nous abordons ensuite, « Adam vague », Adam commun à des mondes incompossibles, prédicats primitifs saisis « sub ratione generalitatis », cf. ce même texte.

8 Sur cette hypothèse, cf. Gueroult, « La constitution de la substance chez Leibniz », Revue de métaphysique et de morale, 1947.

9 Nouveaux essais, II, 1, § 2 ; Éclaircissement des difficultés que M. Bayle a trouvées dans le système nouveau (GPh, IV, p. 566). Dans d’autres textes, Leibniz rapproche l’individu d’une espèce dernière ; mais il précise que la comparaison vaut pour une espèce mathématique et non physique. Cf. Discours de métaphysique, § 9 ; Lettre à Arnauld, GPh, II, p. 131.

10 Sur la différence entre les deux types d’espèces, Nouveaux essais, III, chap. 6, § 14.

11 Nouveaux essais, II, chap. 27, § 4-5.

12 Justification du calcul des infinitésimales par celui de l’algèbre ordinaire (GM, IV, p. 104) : comment la différence ou raison de deux longueurs subsiste en un point, quand ces longueurs s’évanouissent et que leur rapport tend vers 0/0 .

13 Nouveaux essais, IV, chap. 16, § 12 : « Il est malaisé de dire où le sensible et le raisonnable commencent. » C’est Kant qui prétend dénoncer la conciliation des indiscernables et de la continuité, parce qu’elle impliquerait une confusion des phénomènes avec les choses en soi ; c’est donc la distinction de deux mondes (telle que Kant la restaure) qui fait naître une contradiction ; et chez Kant, en effet, on sait où finit le sensible et où commence l’intelligible. Autant dire que le principe des indiscernables et la loi de continuité s’opposent, mais dans un système de type kantien. On le voit bien chez les auteurs qui supposent une contradiction : Gueroult (Descartes selon l’ordre des raisons, Éd. Aubier, I, p. 284) et même Philonenko (« La loi de continuité et le principe des indiscernables », Revue de métaphysique et de morale, 1967), invoquent l’idéal et l’actuel, chez Leibniz, comme deux mondes. Mais il n’y a pas deux mondes, et la coupure n’est jamais, selon Leibniz, une lacune ou une discontinuité.

14 Principes de la Nature et de la Grâce, § 4.

15 De l’origine radicale des choses.

16 Eugen Fink, Le Jeu comme symbole du monde, Éd. de Minuit, pp. 238-239.

17 Cf. Gaston Grua, Jurisprudence universelle et théodicée selon Leibniz, PUF.

18 Tibor Klaniczay, « La naissance du Maniérisme et du Baroque au point de vue sociologique », in Renaissance, Maniérisme, Baroque, Éd. Vrin, p. 221. L’auteur fait le tableau de la grande crise qui entraîne le déclin de la Renaissance, et des deux attitudes par rapport à cette crise, Maniérisme et Baroque.

19 Cf. Lettre à Rémond, janvier 1716 (GPh, III, p. 668-669), où Leibniz récuse tour à tour le hasard, au profit des jeux de position, dames et échecs ; le vide, au profit du solitaire renversé ; le modèle de la bataille, au profit d’un jeu chinois de la non-bataille, ou du jeu romain des Brigands. Sur la non-bataille comme modèle stratégique actuel, on se reportera à Guy Brossolet, Essai sur la non-bataille, Éd. Belin : l’auteur se réclame du maréchal de Saxe, mais propose des schémas très leibniziens (« combat de type modulaire à base de cellules légères, nombreuses mais indépendantes », p. 113).

20 Georges Friedmann (Leibniz et Spinoza, Gallimard, p. 218) insiste sur la philosophie de Leibniz comme pensée de l’inquiétude universelle : le Meilleur n’est pas « une marque de confiance en Dieu, bien au contraire Leibniz semble se défier de Dieu lui-même ».

21 Jacques Brunschwig a dégagé ce thème de l’avocat : Théodicée peut s’entendre « en un sens prudent (doctrine de la justice de Dieu) comme en un sens audacieux (justification ou procès en justification de Dieu) », conformément au traité La Cause de Dieu plaidée par sa justice... « L’affaire Dieu, l’un de ces cas perplexes auquel, jeune homme, il avait consacré sa thèse de doctorat... » (Introduction à la Théodicée, Éd. Garnier-Flammarion).

22 Essai anagogique (GPh, VII, p. 272) : « les moindres parties de l’univers sont réglées suivant l’ordre de la plus grande perfection, autrement le tout ne le serait pas ».

23 Le « maniérisme » est un des traits les plus pathétiques de la schizophrénie. De deux façons différentes, Blankenburg (Tanz in der Therapie Schizophrener, Psycho-ther. Psychosom., 1969) et Évelyne Sznycer (« Droit de suite baroque », in Navratil, Schizophrénie et art, Éd. Complexe) ont rapproché la schizophrénie et les danses baroques, l’allemande, le pavane, le menuet, la courante, etc. E. Sznycer rappelle les thèses de Freud sur la reconstruction du monde et les modifications intérieures du schizophrène, et elle dégage une fonction d’excès, dit « hypercritique ».

24 Sur le problème antique des futurs contingents, comme essentiel à une logique de l’événement, cf. Schuhl, Le Dominateur et les possibles, PUF, et Vuillemin, Nécessité ou contingence, Éd. de Minuit. Une des propositions de base est que, du possible, ne procède pas l’impossible. Mais Leibniz peut considérer que, du possible, procède l’incompossible.

25 Correspondance avec Clarke, 5e écrit de Leibniz, § 14-15 ; Nouveaux essais, II, chap. 20 et 21.

26 Discours de métaphysique, § 30.

27 Monadologie, § 36 : « Il y a une infinité de figures et de mouvements présents et passés qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente, et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme, présentes et passées, qui entrent dans la cause finale. »

28 Nouveaux essais, Préface : « En conséquence de ces petites perceptions, le présent est gros de l’avenir et chargé du passé. » Sur le mouvement en train de se faire, De la Nature en elle-même, § 13 : « Le corps n’est pas seulement dans le moment présent de son mouvement ce qui occupe une place égale à soi-même, mais il comprend aussi un effort ou poussée pour changer de place de façon que l’état suivant sorte de lui-même du présent, par une force naturelle. »

29 Théodicée, § 269-272. Et surtout Profession de foi du philosophe, Belaval, Éd. Vrin, où Leibniz compare la damnation au mouvement en train de se faire : « De même que ce qui est mû ne subsiste jamais en un lieu, mais tend toujours vers un lieu, de même ils ne sont jamais damnés, sans pouvoir, le voudraient-ils, cesser d’être toujours damnables, c’est-à-dire cesser de se damner à nouveau eux-mêmes » (pp. 85, 95 et 101, où l’on trouve la belle chanson de Belzébuth en vers latins).

30 Cf. le texte de Quevedo, cité par Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Éd. Corti, pp. 116-117. Rousset parle de « la mort en mouvement ».

31 Lettre à Jaquelot, septembre 1704, GPh, VI, p. 559.

32 Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF (éd. du centenaire), pp. 105-120. On remarquera le schéma d’inflexion que Bergson propose p. 117.

33 Monadologie, § 61, et Principes de la Nature et de la Grâce, § 13.

34 Cf. Bergson, pp. 123-126, et le second schéma d’inflexion.

35 Discours de métaphysique, § 14.

36 Cf. Lettre à Bourguet, 5 août 1715, qui définit la quantité de progrès par la « suite » du monde comme étant « la plus parfaite de toutes les suites possibles », bien qu’aucun état ne soit le plus parfait.

37 Sur « l’acte scellé portant effet ultérieurement », dans les âmes sensitives appelées à devenir raisonnables, cf. La Cause de Dieu plaidée par sa justice, § 82. Sur le retour à un état sensitif après la mort, en attendant la résurrection : Considérations sur la doctrine d’un esprit universel, § 12-14. Sur le cas des damnés, tant du point de vue de la dernière pensée que de la résurrection : Profession de foi du philosophe, pp. 37, 93.

38 Michel Serres (Le Système de Leibniz, I, pp. 233-286) a analysé en détail les schémas de progrès chez Leibniz, avec leurs implications mathématiques et physiques, notamment dans les Lettres à Bourguet. Il nous semble que les damnés ont un rôle physique indispensable à ces schémas (un peu comme des « démons »).