Si le Baroque se définit par le pli qui va à l’infini, à quoi se reconnaît-il, au plus simple ? Il se reconnaît d’abord au modèle textile tel que le suggère la matière vêtue : il faut déjà que le tissu, le vêtement, libère ses propres plis de leur habituelle subordination au corps fini. S’il y a un costume proprement baroque, il sera large, vague gonflant, bouillonnant, juponnant, et entourera le corps de ses plis autonomes, toujours multipliables, plus qu’il ne traduira ceux du corps : un système comme rhingrave-canons, mais aussi le pourpoint en brassière, le manteau flottant, l’énorme rabat, la chemise débordante, forment l’apport baroque par excellence au XVIIe siècle1. Mais le Baroque ne se projette pas seulement dans sa propre mode. Il projette en tout temps, en tout lieu, les mille plis de vêtements qui tendent à réunir leurs porteurs respectifs, à déborder leurs attitudes, à surmonter leurs contradictions corporelles et à faire de leurs têtes autant de nageurs. On le voit en peinture, où l’autonomie conquise par les plis du vêtement qui envahissent toute la surface devient un signe simple, mais sûr, d’une rupture avec l’espace de la Renaissance (Lanfranc, et déjà Rosso Fiorentino). Chez Zurbarán, le Christ se pare d’un large pagne bouffant sur le mode des rhingraves, et l’Immaculée Conception porte un immense manteau ouvert et cloqué. Et, quand les plis du vêtement sortent du tableau, c’est sous la forme sublime que le Bernin leur donne en sculpture, lorsque le marbre porte et saisit à l’infini des plis qui ne s’expliquent plus par le corps, mais par une aventure spirituelle capable de l’embraser. Ce n’est plus un art des structures, mais des textures, comme avec les vingt marbres que le Bernin compose.
Cette libération des plis qui ne reproduisent plus simplement le corps fini s’explique facilement : un tiers, des tiers se sont introduits entre le vêtement et le corps. Ce sont les Éléments. Il n’est même pas nécessaire de rappeler que l’eau et ses fleuves, l’air et ses nuages, la terre et ses cavernes, la lumière et ses feux sont en eux-mêmes des plis infinis, comme le montre la peinture du Greco. Il suffit plutôt de considérer la manière dont le rapport du vêtement et du corps va être maintenant médiatisé, distendu, élargi par les éléments. Peut-être la peinture a-t-elle besoin de sortir du tableau, et de devenir sculpture pour atteindre pleinement à cet effet. Un vent surnaturel, dans le Jérôme de Johann Joseph Christian, fait du manteau un ruban boursouflé et sinueux qui termine en formant une haute crête derrière le saint. C’est le vent, dans le buste de Louis XIV du Bernin, qui plaque et drape le haut du manteau, à l’image du souverain baroque affrontant les éléments, par opposition au souverain « classique » sculpté par Coysevox. Et surtout n’est-ce pas le feu qui, seul, peut rendre compte des plis extraordinaires de la tunique de la sainte Thérèse du Bernin ? C’est un autre régime de pli qui surgit sur la bienheureuse Ludovica Albertoni, renvoyant cette fois à une terre profondément labourée. Enfin, l’eau elle-même plisse, et le serré, le collant seront encore un pli d’eau qui révèle le corps mieux que la nudité : les célèbres « plis mouillés » sortent des bas-reliefs de Goujon pour affecter le volume entier, pour constituer l’enveloppe et le moule intérieur et la toile d’araignée de tout le corps, visage y compris, comme dans les chefs-d’œuvre tardifs de Spinazzi (la Foi) et de Corradini (la Pudeur)2. Dans tous ces cas, les plis du vêtement prennent autonomie, ampleur, et ce n’est pas par simple souci de décoration, c’est pour exprimer l’intensité d’une force spirituelle qui s’exerce sur le corps, soit pour le renverser, soit pour le redresser ou l’élever, mais toujours le retourner et en mouler l’intérieur.
Les grands éléments interviennent donc de beaucoup de façons : comme ce qui assure l’autonomie des plis de tissu par rapport à un porteur fini ; comme élevant eux-mêmes le pli matériel à l’infini ; comme « forces dérivatives » qui rendent sensible une force spirituelle infinie. On le voit non seulement dans les chefs-d’œuvre du Baroque, mais dans ses stéréotypes, dans ses formules toutes faites ou sa production courante. En effet, si l’on veut mettre à l’épreuve la définition du Baroque, pli à l’infini, on ne peut pas se contenter de chefs-d’œuvre, il faut descendre aux recettes ou aux modes qui changent un genre : par exemple, la nature morte n’a plus pour objet que les plis. La recette de la nature morte baroque est : draperie, qui fait des plis d’air ou de nuages lourds ; tapis de table, aux plis maritimes ou fluviaux ; orfèvrerie, qui brûle de plis de feu ; légumes, champignons ou fruits confits saisis dans leurs plis de terre. Le tableau est tellement rempli de plis qu’on obtient une sorte de « bourrage » schizophrénique, et qu’on ne pourrait les dérouler sans le rendre infini, en en tirant la leçon spirituelle. Il nous a semblé que cette ambition de couvrir la toile de plis se retrouvait dans l’art moderne : le pli all-over.
ci-dessous : Bettera, « Allégorie des cinq sens » (seconde moitié du XVIIe)
La loi d’extremum de la matière, c’est un maximum de matière pour un minimum d’étendue. Aussi la matière a-t-elle tendance à sortir du cadre, comme souvent dans le trompe-l’œil, et à s’étirer horizontalement : certes, des éléments comme l’air et le feu tendent vers le haut, mais la matière en général ne cesse de déplier ses replis en long et en large, en extension. Wölfflin a marqué cette « multiplication des lignes en largeur », ce goût des masses et ce « lourd élargissement de la masse », cette fluidité ou viscosité qui entraînent tout sur une pente imperceptible, toute une conquête de l’informel : « le Gothique souligne les éléments de construction, cadres fermes, remplissage léger ; le Baroque souligne la matière : ou bien le cadre disparaît totalement, ou bien il demeure, mais, malgré un dessin rude, n’est pas suffisant pour contenir la masse qui déborde et passe par-dessus »3. Si le Baroque a instauré un art total ou une unité des arts, c’est d’abord en extension, chaque art tendant à se prolonger et même à se réaliser dans l’art suivant qui le déborde. On a remarqué que le Baroque restreignait souvent la peinture et la cantonnait dans les retables, mais c’est plutôt parce que la peinture sort de son cadre et se réalise dans la sculpture de marbre polychrome ; et la sculpture se dépasse et se réalise dans l’architecture ; et l’architecture à son tour trouve dans la façade un cadre, mais ce cadre décolle lui-même de l’intérieur, et se met en rapport avec les alentours de manière à réaliser l’architecture dans l’urbanisme. Aux deux bouts de la chaîne, le peintre est devenu urbaniste, et l’on assiste au prodigieux développement d’une continuité des arts, en largeur ou en extension : un emboîtement de cadres dont chacun se trouve dépassé par une matière qui passe au travers. Cette unité extensive des arts forme un théâtre universel qui porte l’air et la terre, et même le feu et l’eau. Les sculptures y sont de véritables personnages, et la ville, un décor, dont les spectateurs sont eux-mêmes des images peintes ou des sculptures. L’art tout entier devient Socius, espace social public, peuplé de danseurs baroques. Peut-être retrouve-t-on dans l’informel moderne ce goût de s’installer « entre » deux arts, entre peinture et sculpture, entre sculpture et architecture, pour atteindre à une unité des arts comme « performance », et prendre le spectateur dans cette performance même (l’art minimal est bien nommé d’après une loi d’extremum)4. Plier-déplier, envelopper-développer sont les constantes de cette opération, aujourd’hui comme dans le Baroque. Ce théâtre des arts est la machine vivante du « Système nouveau », telle que Leibniz la décrit, machine infinie dont toutes les pièces sont des machines, « pliées différemment et plus ou moins développées ».
Même comprimés, pliés et enveloppés, les éléments sont des puissances d’élargissement et d’étirement du monde. Il ne suffit même pas de parler d’une succession de limites ou de cadres, car tout cadre marque une direction de l’espace qui coexiste avec les autres, et chaque forme s’unit à l’espace illimité dans toutes ses directions simultanément. C’est un monde large et flottant, du moins sur sa base, une scène ou un immense plateau. Mais cette continuité des arts, cette unité collective en extension, se dépasse vers une tout autre unité, compréhensive et spirituelle, ponctuelle, conceptuelle : le monde comme pyramide ou cône, qui relie sa large base matérielle, perdue dans les vapeurs, à une pointe, source lumineuse ou point de vue. C’est le monde de Leibniz qui n’a pas de peine à concilier la continuité pleine en extension avec l’individualité la plus compréhensive et la plus resserrée5. La sainte Thérèse du Bernin ne trouve pas son unité spirituelle dans la flèche du petit satyre, qui ne fait que propager le feu, mais dans la source supérieure des rayons d’or, en haut. La loi de la coupole, figure du Baroque par excellence, est double : sa base est un vaste ruban continu, mobile et agité, mais qui converge ou tend vers un sommet comme intériorité close (la coupole de Lanfranc, pour Sant’Andrea della Valle). Et sans doute la pointe du cône est-elle remplacée par un arrondi qui fait surface concave au lieu d’angle aigu ; ce n’est pas seulement pour émousser la pointe, mais parce que celle-ci doit être encore une forme infiniment pliée, ployée sur concavité, autant que la base est matière dépliable et repliée. Cette loi de la coupole vaut pour toute sculpture, et montre comment toute sculpture est architecture, aménagement. Le corps sculpté, pris dans une infinité de plis de tissu de marbre, renvoie d’une part à une base composée de personnages ou puissances, véritables éléments de bronze qui marquent moins des limites que des directions de développement, d’autre part à l’unité supérieure, obélisque, ostensoir ou rideau de stuc, d’où tombe l’événement qui l’affecte. Ainsi se répartissent les forces dérivatives en bas, et la force primitive en haut. Il arrive même qu’un groupe organisé suivant la verticale tende à basculer optiquement, et à mettre ses quatre puissances sur un plan horizontal fictif, tandis que le corps sculpté semble s’incliner de quarante-cinq degrés, pour prendre de la hauteur par rapport à cette base (le tombeau de Grégoire XV). Le monde comme cône fait coexister, pour les arts eux-mêmes, la plus haute unité intérieure et la plus large unité d’extension. C’est que celle-ci ne serait rien sans celle-là. Il y a un certain temps déjà que s’élabore l’hypothèse d’un univers infini, qui a perdu tout centre aussi bien que toute figure assignable ; mais le propre du Baroque est de lui redonner une unité, par projection, émanant d’un sommet comme point de vue. Il y a longtemps que le monde est traité comme un théâtre de base, songe ou illusion, vêtement d’Arlequin comme dit Leibniz ; mais le propre du Baroque est non pas de tomber dans l’illusion ni d’en sortir, c’est de réaliser quelque chose dans l’illusion même, ou de lui communiquer une présence spirituelle qui redonne à ses pièces et morceaux une unité collective6. Le prince de Hombourg, et tous les personnages de Kleist, sont moins des héros romantiques que baroques, parce que, en proie à l’étourdissement des petites perceptions, ils ne cessent de réaliser la présence dans l’illusion, dans l’évanouissement, dans l’étourdissement, ou de convertir l’illusion en présence : Penthésilée-Thérèse ? Les Baroques savent bien que ce n’est pas l’hallucination qui feint la présence, c’est la présence qui est hallucinatoire.
Walter Benjamin fit faire à la compréhension du Baroque un progrès décisif lorsqu’il montra que l’allégorie n’était pas un symbole raté, une personnification abstraite, mais une puissance de figuration tout à fait différente de celle du symbole : celui-ci combine l’éternel et l’instant, presque au centre du monde, mais l’allégorie découvre la nature et l’histoire suivant l’ordre du temps, elle fait de la nature une histoire et transforme l’histoire en nature, dans un monde qui n’a plus de centre7. Si nous considérons le rapport logique d’un concept et de son objet, nous voyons qu’il y a deux manières de le dépasser, l’une symbolique et l’autre allégorique. Tantôt nous isolons, purifions ou concentrons l’objet, nous coupons tous ses liens qui le rattachent à l’univers, mais par là nous l’exhaussons, nous le mettons en contact non plus avec son simple concept, mais avec une Idée qui développe esthétiquement ou moralement ce concept. Tantôt au contraire c’est l’objet même qui est élargi suivant tout un réseau de relations naturelles, c’est lui qui déborde son cadre pour entrer dans un cycle ou une série, et c’est le concept qui se trouve de plus en plus resserré, rendu intérieur, enveloppé dans une instance qu’on peut dire « personnelle » à la limite : tel est le monde en cône ou en coupole, dont la base toujours en extension ne se rapporte plus à un centre, mais tend vers une pointe ou un sommet. Le monde de l’allégorie se présente particulièrement dans les devises et les emblèmes : par exemple, un porc-épic est figuré, illustrant l’inscription « De près et de loin », parce que le porc-épic hérisse ses piquants de près, mais aussi lance sa soie de loin. Les devises ou les emblèmes ont trois éléments qui nous font mieux comprendre ce qu’est l’allégorie : les images ou figurations, les inscriptions ou sentences, les possesseurs personnels ou noms propres. Voir, lire, dédier (ou signer).
D’abord, des images de base, mais qui tendent à briser tout cadre, à former une fresque continue pour entrer dans des cycles élargis (soit d’autres aspects du même animal, soit d’autres animaux) : c’est que le figuré, animal ou autre chose, n’est jamais une essence ou attribut, comme dans le symbole, mais un événement qui se rapporte à ce titre à une histoire, à une série. Même dans les pires figurations, « la Fidélité couronne l’Amour », nous trouvons le charme de l’allégorie, la présence de l’événement qui fait appel à un précédent et à une suite. En second lieu, les inscriptions, qui doivent être dans un rapport obscur avec les images, sont elles-mêmes des propositions comme actes simples et indécomposables, tendant vers un concept intérieur, concept véritablement propositionnel : ce n’est pas un jugement qui se décompose en sujet et attribut, mais toute la proposition qui est prédicat, comme dans « De près et de loin ». Enfin, les diverses inscriptions ou propositions, c’est-à-dire le concept propositionnel lui-même, se rapportent à un sujet individuel qui l’enveloppe, et qui se laisse déterminer comme possesseur : l’allégorie nous présente des Vertus, mais ce ne sont pas les vertus en général, ce sont celles du cardinal Mazarin, les appartenances du cardinal ; même les Éléments se présentent sous une appartenance, à Louis XIV ou autre. Le concept devient « concetto », c’est une pointe, parce qu’il est plié dans le sujet individuel comme dans l’unité personnelle qui ramasse en soi les diverses propositions, mais aussi qui les projette dans les images du cycle ou de la série8. Bien que les praticiens et théoriciens du concettisme n’aient guère été philosophes, ils élaboraient de riches matériaux pour une nouvelle théorie du concept réconcilié avec l’individu. Ils façonnent un monde en cône, qui se manifeste et s’impose dans le Baroque. Ce monde même apparaît dans le frontispice du livre d’Emmanuel Tesauro, La Lunette d’Aristote (1655), comme l’allégorie de l’allégorie : « Au centre de ce frontispice, on trouve une anamorphose conique, c’est-à-dire une image recomposée dans un cône. La phrase “Omnis in unum” est ainsi devenue lisible ; cette phrase déformée est écrite par une figure allégorique représentant la Peinture. D’après Tesauro, la Peinture transformerait le réel en figuré, mais le cône permet de retrouver le réel »9.
Combien Leibniz participe de ce monde, auquel il donne la philosophie qui lui manquait. Les instances principales de cette philosophie se manifestent comme la transformation de l’objet sensible en une série de figures ou d’aspects soumis à une loi de continuité ; l’assignation d’événements qui correspondent à ces aspects figurés, et qui s’inscrivent dans des propositions ; la prédication de ces propositions à un sujet individuel qui contient leur concept, et se définit comme pointe ou point de vue, un principe des indiscernables assurant l’intériorité du concept et de l’individu. Ce que Leibniz résume parfois dans la triade « scénographies-définitions-points de vue »10. La conséquence la plus importante qui en découle concerne le nouveau rapport de l’un et du multiple. L’un étant toujours unité du multiple, au sens objectif, il doit y avoir aussi multiplicité « de » l’un et unité « du » multiple, en un sens subjectif cette fois. D’où l’existence d’un cycle, « Omnis in unum », tel que les rapports un-multiple et multiple-un sont complétés par un un-un et multiple-multiple, comme l’a montré Serres11.
Ce carré trouve sa solution dans le caractère distributif de l’un comme unité individuelle ou Chacun, et dans le caractère collectif du multiple comme unité composée, foule ou amas. C’est l’appartenance et son renversement qui montrent comment le multiple appartient à l’unité distributive, mais aussi comment une unité collective appartient au multiple. Et, s’il est vrai que l’appartenance est la clé de l’allégorie, il faut concevoir la philosophie de Leibniz comme l’allégorie du monde, la signature du monde, et non plus comme le symbole d’un cosmos à la manière ancienne. À cet égard, la formule de la Monadologie, « les composés symbolisent avec les simples », loin de marquer un retour au symbole, indique la transformation ou la traduction du symbole en allégorie. L’allégorie de tous les mondes possibles apparaît dans le récit de la Théodicée, qu’on peut appeler une anamorphose pyramidale, et qui combine les figures, les inscriptions ou propositions, les sujets individuels ou points de vue avec leurs concepts propositionnels (ainsi, « violer Lucrèce », est une proposition-prédicat, ce Sextus en est le sujet comme point de vue, et le concept intérieur contenu dans le point de vue, c’est « l’empire romain » dont Leibniz nous donne ainsi l’allégorie)12. Le Baroque introduit un nouveau type de récit où, suivant les trois caractères précédents, la description prend la place de l’objet, le concept devient narratif, et le sujet, point de vue, sujet d’énonciation.
L’unité de base, l’unité collective en extension, le processus matériel horizontal qui opère par dépassement de cadre, l’universel théâtre comme continuité des arts, tend vers une autre unité, privée, spirituelle et verticale, unité de sommet. Et il y a continuité non seulement à la base, mais de la base au sommet, puisqu’on ne peut pas dire où commence et finit celui-ci. Peut-être ce sommet est-il la Musique, et le théâtre qui y tendait se révèle opéra, entraînant tous les arts vers cette unité supérieure. La musique en effet n’est pas sans ambiguïté, surtout depuis la Renaissance, parce qu’elle est à la fois l’amour intellectuel d’un ordre et d’une mesure supra-sensibles, et le plaisir sensible qui découle de vibrations corporelles13. Plus encore, elle est à la fois mélodie horizontale qui ne cesse de développer toutes ses lignes en extension, et harmonie verticale qui constitue l’unité spirituelle intérieure ou le sommet, sans qu’on sache bien où l’une finit et où l’autre commence. Mais, précisément, il appartient à la musique baroque d’extraire l’harmonie de la mélodie, et de restaurer toujours l’unité supérieure à laquelle les arts se rapportent comme autant de lignes mélodiques : c’est même cette élévation de l’harmonie qui constitue la définition la plus générale de la musique dite baroque.
Beaucoup de commentateurs estiment que le concept d’Harmonie chez Leibniz reste très général, presque un synonyme de perfection, et ne renvoie à la musique qu’à titre de métaphore : « unité dans la variété », « il y a harmonie quand une multiplicité se rapporte à une unité déterminable », « ad quamdam unitatem »14. Deux raisons pourtant peuvent faire croire que la référence musicale est précise, et concerne ce qui se passe à l’époque de Leibniz. La première est que l’harmonie est toujours pensée comme préétablie, ce qui implique précisément un statut très nouveau ; et si l’harmonie s’oppose si fortement à l’occasionnalisme, c’est dans la mesure où l’occasion joue le rôle d’une sorte de contrepoint, appartenant encore à une conception mélodique et polyphonique de la musique. C’est comme si Leibniz était attentif à ce qui était en train de naître, avec la musique baroque, tandis que ses adversaires restaient attachés à l’ancienne conception. La seconde raison, c’est que l’harmonie ne rapporte pas la multiplicité à une unité quelconque, mais « à une certaine unité » qui doit présenter des caractères distinctifs. En effet, dans un texte-programme qui semble reprendre de près un texte néo-pythagoricien de Nicolas de Cues, Leibniz suggère trois caractères : Existence, Nombre et Beauté. L’unité harmonique n’est pas celle de l’infini, mais celle qui permet de penser l’existant comme découlant de l’infini ; c’est une unité numérique, pour autant qu’elle enveloppe une multiplicité (« exister n’est rien d’autre qu’être harmonique ») ; elle se continue dans le sensible pour autant que les sens l’appréhendent confusément, esthétiquement15. La question de l’unité harmonique devient celle du nombre « le plus simple », comme dit Nicolas de Cues, selon lui le nombre irrationnel. Mais, bien qu’il arrive aussi à Leibniz de rapprocher l’irrationnel et l’existant, ou de considérer l’irrationnel comme nombre de l’existant, il lui semble possible de découvrir une série infinie de rationnels enveloppés ou cachés dans l’incommensurable, sous une forme particulière. Or, cette forme la plus simple, c’est celle du nombre inverse ou réciproque, quand un dénominateur quelconque se rapporte à l’unité numérique comme numérateur : 1/n inverse de n16. Que l’on considère les différentes apparitions du mot « harmonique », elles renvoient constamment à des nombres inverses, ou réciproques : le triangle harmonique des nombres, inventé par Leibniz pour compléter le triangle arithmétique de Pascal ; la moyenne harmonique, qui conserve la somme des inverses ; mais aussi la division harmonique, la circulation harmonique, et ce qu’on découvrira plus tard comme les harmoniques d’un mouvement périodique17.
Si simples que soient ces exemples, ils sont aptes à faire comprendre certains caractères de la théorie des monades, et d’abord pourquoi l’on va, non pas des monades à l’harmonie, mais de l’harmonie aux monades. L’harmonie est monadologique, mais parce que les monades sont d’abord harmoniques. Le texte-programme le dit bien : ce que l’Être infini juge harmonique, il le conçoit comme monade, c’est-à-dire comme miroir intellectuel ou expression du monde. Aussi la monade est-elle l’existant par excellence. C’est que, conformément à la tradition pythagoricienne et platonicienne, la monade est bien nombre, unité numérique. La monade selon Leibniz est bien le nombre le plus « simple », c’est-à-dire le nombre inverse, réciproque, harmonique : elle est miroir du monde parce qu’elle est l’image inversée de Dieu, le nombre inverse de l’infini, 1/∞ au lieu de ∞/1 (de même que la raison suffisante est l’inverse de l’identité infinie). Dieu pense la monade comme son propre inverse, et la monade n’exprime le monde que parce qu’elle est harmonique. L’harmonie préétablie sera dès lors une preuve originale de l’existence de Dieu, pour autant qu’on retrouve la formule divine ∞/1 : c’est une preuve par l’inverse18.
Le nombre inverse a des caractères spéciaux : il est infini ou infiniment petit, mais aussi individuel, distributif, par opposition au nombre naturel qui est collectif. Les unités prises comme numérateurs ne sont pas identiques entre elles, puisqu’elles reçoivent de leurs dénominateurs respectifs une marque distinctive. C’est pourquoi l’harmonie ne confirme pas du tout l’hypothèse d’une âme du monde ou d’un esprit universel, mais témoigne au contraire pour l’irréductibilité des « souffles particuliers » distribués dans des tuyaux divers ; l’âme du monde implique une confusion propre au panthéisme, entre le nombre et son inverse, Dieu et la monade19. Le mathématicien Robinson a proposé de considérer la monade leibnizienne comme un nombre infini très différent des transfinis, comme une unité entourée d’une zone d’infiniment petits qui réfléchit la série convergente du monde20. Et en effet la question est de savoir comment l’unité d’un numérateur se combine à la fois avec l’infini du dénominateur (1/∞) et pourtant avec une valeur variable distinctive (1/n, valant nécessairement pour 1/2, 1/3, ou 1/4...) : chaque monade exprime le monde, mais « n’exprime pas également toutes choses, autrement il n’y aurait point de distinction entre les âmes »21. Nous avons vu comment Leibniz pouvait pour son compte opérer la conciliation : chaque monade exprime le monde (1/∞), mais n’exprime clairement qu’une zone particulière du monde (1/n, n ayant dans chaque cas une valeur précise). Chaque monade inclut le monde comme une série infinie d’infiniment petits, mais ne peut constituer de rapports différentiels et d’intégrations que sur une portion limitée de la série, si bien que les monades elles-mêmes entrent dans une série infinie de nombres inverses. Chaque monade, dans sa portion de monde ou dans sa zone claire, présente donc des accords, pour autant qu’on appelle « accord » le rapport d’un état avec ses différentielles, c’est-à-dire avec les rapports différentiels entre infiniment petits qui s’intègrent dans cet état. D’où le double aspect de l’accord, en tant qu’il est le produit d’un calcul intelligible dans un état sensible. Entendre le bruit de la mer, c’est plaquer un accord, et chaque monade se distingue intrinsèquement par ses accords : les monades sont des nombres inverses, et les accords sont leurs « actions internes ».
Chaque monade, exprimant le monde entier, l’inclut sous forme d’une infinité de petites perceptions, petites sollicitations, petits ressorts : la présence du monde en moi, mon être-pour le monde, est « inquiétude » (être aux aguets). Je produis un accord chaque fois que je peux établir dans un ensemble d’infiniment petits des rapports différentiels qui rendront possible une intégration de l’ensemble, c’est-à-dire une perception claire et distinguée. C’est un filtre, une sélection. Or, d’une part je n’en suis pas capable toujours et partout, mais seulement dans une zone particulière, variable avec chaque monade : si bien que, pour chaque monade, la plus grande partie du monde reste à l’état d’étourdissement non lié, non différencié, non intégré, hors accord. Tout ce qu’on peut dire, en revanche, c’est qu’il n’y a pas de partie du monde qui ne soit prise dans la zone d’une monade déterminable, et qui ne porte des accords produits par cette monade. Mais, d’autre part et surtout, les accords produits par une monade peuvent être très différents. Les textes de Leibniz autorisent certainement une classification des accords. On aurait tort d’y chercher une transposition directe des accords musicaux tels qu’ils s’élaborent dans le Baroque ; et pourtant on aurait tort aussi de conclure à une indifférence de Leibniz à l’égard du modèle musical : il s’agit plutôt d’analogie, une fois dit que Leibniz n’a pas cessé de vouloir porter l’analogie à une nouvelle rigueur. Au plus haut, une monade produit des accords majeurs et parfaits : ce sont ceux où les petites sollicitations de l’inquiétude, loin de disparaître, s’intègrent en un plaisir continuable, prolongeable, renouvelable, multipliable, proliférant, réflexif, attractif pour d’autres accords, et nous donnent la force d’aller toujours plus loin. Ce plaisir est une « félicité » propre à l’âme, il est harmonique par excellence, et peut s’éprouver même parmi les pires douleurs, comme la joie des martyrs. C’est en ce sens que les accords parfaits ne sont pas des arrêts, mais au contraire des dynamismes, capables de passer dans les autres accords, de les attirer, de réapparaître et de se combiner à l’infini22. En second lieu, nous parlons d’accords mineurs lorsque les rapports différentiels entre infiniment petits ne permettent que des intégrations ou combinaisons instables, simples plaisirs qui se renversent en leur contraire, à moins d’être attirés par un accord parfait. Car, en troisième lieu, l’intégration peut se faire en douleur, et c’est le propre des accords dissonants, l’accord consistant ici à préparer et à résoudre la dissonance, comme dans la double opération de la musique baroque. Préparer la dissonance, c’est intégrer les demi-douleurs qui accompagnent déjà le plaisir, de telle manière que la douleur prochaine ne survienne pas « contre toute attente » : ainsi le chien était musical quand il savait intégrer l’approche presque imperceptible de l’ennemi, la petite odeur hostile et la levée silencieuse du bâton, avant de recevoir le coup23. Et résoudre la dissonance, c’est déplacer la douleur, chercher l’accord majeur avec lequel elle consonne, comme le martyr sait le faire au plus haut point, et, par là, non pas supprimer la douleur elle-même, mais en supprimer la résonance ou le ressentiment, tout en évitant la passivité, en poursuivant l’effort pour supprimer les causes, même si l’on n’atteint pas à la force d’opposition du martyr24. Toute la théorie leibnizienne du mal est une méthode pour préparer et résoudre les dissonances dans une « harmonie universelle ». Un contre-exemple serait fourni par le damné, dont l’âme produit une dissonance à note unique, esprit de vengeance ou de ressentiment, haine de Dieu qui va à l’infini ; mais c’est encore une musique, un accord, quoique diabolique, puisque les damnés tirent plaisir de leurs douleurs mêmes, et surtout rendent possible la progression infinie des accords parfaits dans les autres âmes25.
Tel est le premier aspect de l’harmonie, que Leibniz appelle spontanéité : la monade produit des accords qui se font et se défont, et pourtant n’ont ni commencement ni fin, se transforment les uns dans les autres ou en eux-mêmes, et tendent vers une résolution, ou une modulation. Même l’accord diabolique peut se transformer, selon Leibniz. C’est que la monade est expression, elle exprime le monde de son propre point de vue (et des musiciens comme Rameau ne cesseront de souligner le caractère expressif de l’accord). Le point de vue signifie la sélection que chaque monade exerce sur le monde entier qu’elle inclut, de manière à extraire des accords d’une partie de la ligne à inflexion infinie qui constitue le monde. Si bien que c’est de son propre fond que la monade tire les accords. Il importe peu que la sélection interne chez Leibniz ne se fasse pas encore par les premiers harmoniques, mais par rapports différentiels. De toute manière, l’âme chante d’elle-même, et c’est le fondement du self-enjoyment. La ligne du monde s’inscrit verticalement sur la surface unitaire et intérieure de la monade, qui en tire les accords superposés. C’est pourquoi l’on dit que l’harmonie est une écriture verticale, qui exprime la ligne horizontale du monde : le monde est comme le livre de musique qu’on suit successivement ou horizontalement en chantant, mais l’âme chante d’elle-même parce que toute la tablature du livre y a été gravée verticalement, virtuellement, « dès le commencement de l’existence de l’âme » (première analogie musicale de l’harmonie leibnizienne)26.
Il y a un second aspect de l’harmonie : les monades ne sont pas seulement des expressions, mais elles expriment le même monde qui n’existe pas hors de ses expressions. « Toutes les substances simples auront toujours une harmonie entre elles, parce qu’elles représentent toujours le même univers » ; les monades ont beau être closes, elles ne sont pas monacales, ce ne sont pas des cellules de moines, puisqu’elles incluent le même monde, solidaires et non solitaires27. Nous pouvons appeler concertation ce deuxième aspect, beaucoup de musicologues préférant parler de style concertant plutôt que de musique baroque. Cette fois, en tant que l’exprimé est un seul et même monde, il s’agit d’un accord des spontanéités elles-mêmes, d’un accord entre les accords. Mais entre quoi y a-t-il accord au juste ? L’harmonie préétablie a beaucoup de formules chez Leibniz, suivant l’endroit où l’on fait passer le pli : tantôt c’est entre des principes, mécanisme et finalité, ou bien continuité et indiscernables ; tantôt entre des étages, entre la Nature et la Grâce, entre l’univers matériel et l’âme, ou entre chaque âme et son corps organique ; tantôt entre des substances, les substances simples et les substances corporelles ou composées. Mais il est facile de voir que, de toute façon, l’harmonie est toujours entre les âmes elles-mêmes ou monades : les corps organiques sont inséparables de monades prises en foule, et l’harmonie se fait entre les perceptions internes de ces monades et celles de leur dominante. Et même les corps inorganiques sont inséparables de monades instantanéisées entre lesquelles il y a harmonie28. Mais, s’il y a accord préétabli entre toutes ces monades qui expriment un seul et même monde, ce n’est plus en tant que les accords de l’une pourraient se transformer dans les accords d’une autre, ou qu’une monade pourrait produire des accords dans l’autre : les accords et leurs transformations sont strictement intérieurs à chaque monade, les « formes » verticales absolues qui constituent les monades restent sans communication, et l’on ne passe pas de l’une à l’autre de proche en proche, par résolution ou modulation. D’après une seconde analogie musicale proprement baroque, Leibniz invoque les conditions d’un concert où deux monades chantent chacune sa partie sans connaître celle de l’autre ni l’entendre, et pourtant « s’accordent parfaitement »29.
En quoi consiste cette concertation ? Nous savons que le fond d’une monade est comme un clapotement d’infiniment petits, qu’elle ne peut pas tirer au clair ou dont elle ne tire pas d’accords : sa région claire en effet est très partielle, sélective, et ne constitue qu’une petite zone du monde qu’elle inclut. Seulement, cette zone variant d’une monade à une autre, il n’y a rien d’obscur dans une monade donnée dont on ne puisse se dire : c’est pris dans la région claire d’une autre monade, c’est pris dans un accord qui s’inscrit sur une autre surface verticale. Il y a donc une sorte de loi des inverses : ce que des monades expriment obscurément, il y a au moins une monade pour l’exprimer clairement. Toutes les monades exprimant le même monde, on dira que celle qui exprime clairement un événement est cause, tandis que celle qui l’exprime obscurément est effet : causalité d’une monade sur l’autre, mais purement « idéale », et sans action réelle, puisque ce que chacune des deux monades exprime ne renvoie qu’à sa propre spontanéité. Toutefois, il faudrait que cette loi des inverses soit moins vague, et s’établisse entre des monades mieux déterminées. S’il est vrai que chaque monade se définit par une zone claire et distinguée, cette zone aussi n’est pas immuable, mais a tendance à varier pour chaque monade, c’est-à-dire à augmenter ou diminuer suivant le moment : à chaque instant, la zone privilégiée présente des vecteurs spatiaux et des tenseurs temporels d’augmentation ou de diminution. Un même événement peut donc être exprimé clairement par deux monades, la différence n’en subsiste pas moins à chaque instant, car l’une exprime l’événement plus clairement ou moins confusément que l’autre, suivant un vecteur d’augmentation, tandis que l’autre l’exprime suivant un vecteur de diminution. Revenons au niveau des corps ou des substances corporelles : quand un navire avance sur l’eau, nous disons que le mouvement du vaisseau est cause des mouvements de l’eau qui vient remplir la place qu’il a quittée. C’est une cause seulement idéale, parce que la proposition « la proue fend l’eau » est plus claire que la proposition « l’eau pousse la poupe ». Toujours la causalité va, non seulement du clair à l’obscur, mais du plus-clair au moins-clair ou plus-confus. Elle va du plus stable au moins stable. C’est l’exigence de la raison suffisante : l’expression claire est ce qui augmente dans la cause, mais aussi ce qui diminue dans l’effet30. Quand notre âme éprouve une douleur, nous disons que ce qui se passe dans le corps est cause, parce que c’est une expression plus claire et stable à laquelle la douleur dans l’âme ne fait que ressembler. Inversement, c’est l’âme qui est cause quand notre corps fait un mouvement dit volontaire. La concertation est l’ensemble des rapports idéaux de causalité. La causalité idéale est la concertation même, et à ce titre se concilie parfaitement avec la spontanéité : la causalité idéale va du plus-clair au moins-clair, mais ce qui est plus-clair dans une substance, cette substance le produit en vertu de sa propre spontanéité, et le moins-clair dans l’autre, l’autre substance le produit en vertu de la sienne31.
Les deux aspects de l’harmonie s’enchaînent parfaitement. La spontanéité, c’est la production des accords intérieurs à chaque monade sur sa surface absolue. La concertation, c’est la correspondance d’après laquelle il n’y a pas d’accord majeur et parfait dans une monade sans qu’il y ait accord mineur, ou dissonant dans une autre, et inversement. Toutes les combinaisons sont possibles, sans qu’il y ait jamais le même accord sur deux monades : chaque monade produit spontanément ses accords, mais en correspondance avec ceux de l’autre. La spontanéité, c’est la raison interne ou suffisante appliquée aux monades. Et la concertation, c’est cette même raison appliquée aux relations spatio-temporelles qui découlent des monades : si l’espace-temps n’est pas un milieu vide, mais l’ordre de coexistence et de succession des monades elles-mêmes, il faut que cet ordre soit fléché, orienté, vectorisé, et qu’on aille dans chaque cas de la monade relativement plus-claire à la monade relativement moins-claire, ou de l’accord plus parfait à l’accord moins parfait, car le plus clair ou plus parfait est la raison même. Dans l’expression « harmonie préétablie », préétablie n’est pas moins important qu’harmonie. L’harmonie est deux fois préétablie : en vertu de chaque expression, de chaque exprimant qui ne doit rien qu’à sa propre spontanéité ou intériorité, et en vertu de l’exprimé commun qui constitue le concert de toutes ces spontanéités expressives. C’est comme si Leibniz nous livrait un message important sur la communication : ne vous plaignez pas de ne pas avoir assez de communication, il y en a toujours assez, comme une quantité constante et préétablie dans le monde, comme une raison suffisante.
La donnée la plus générale, c’est que l’harmonie verticale en accords se subordonne la mélodie horizontale, les lignes horizontales de la mélodie. Celles-ci ne disparaissent pas, évidemment, mais sont soumises à un principe harmonique. Il est vrai que cette subordination implique quelque chose d’autre que l’harmonie préétablie : c’est le vinculum, qui agit comme une « basse continue » et prépare une tonalité. On dirait donc que chaque monade dominante a un vinculum, une basse continue, aussi bien qu’une tonalité qui porte ses accords internes. Mais, nous l’avons vu, sous chaque vinculum des infinités de monades « dominées » se mettent à constituer des foules capables d’organiser les agrégats matériels (ces agrégats peuvent passer d’une tonalité à une autre, d’un vinculum à un autre, en se réorganisant, ou même se recréer d’un instant à un autre). Bref, la basse continue n’impose pas une loi harmonique aux lignes de polyphonie sans que la mélodie n’y trouve une liberté et une unité nouvelles, un flux. En effet, dans la polyphonie, les lignes étaient comme vissées par des points, et le contrepoint affirmait seulement des correspondances bi-univoques entre points sur les lignes diverses : l’occasionnalisme de Malebranche est précisément encore une polyphonie philosophique, où l’occasion joue le rôle de contrepoint, dans un miracle perpétuel ou une intervention constante de Dieu. Dans le nouveau système, au contraire, la mélodie libérée de ce contrepoint modal gagne une puissance de variation qui consiste à introduire toutes sortes d’éléments étrangers dans la réalisation de l’accord (retards, broderies, appogiatures, etc., d’où dérive un nouveau contrepoint tonal ou « luxuriant »), mais aussi une puissance de continuité qui développera un motif unique, même à travers des diversités tonales éventuelles (« continuo homophone »)32. À la limite, l’univers matériel accède à une unité en extension, horizontale et collective, où les mélodies de développement entrent elles-mêmes dans des rapports de contrepoint, chacune débordant son cadre et devenant le motif d’une autre de telle façon que la Nature entière soit une immense mélodie des corps et de leurs flux33. Et cette unité collective en extension ne contredit pas l’autre unité, l’unité subjective, conceptuelle, spirituelle, harmonique et distributive, mais au contraire en dépend, pour autant qu’elle lui donne un corps, exactement comme la monade exige un corps et des organes sans lesquels elle ne connaîtrait pas la Nature. La « conformité des sens » (mélodie) est le signe auquel je reconnais l’harmonie dans le réel34. Il n’y a pas seulement harmonie dans l’harmonie, mais harmonie entre l’harmonie et la mélodie. C’est en ce sens que l’harmonie va de l’âme au corps, de l’intelligible au sensible, et se continue dans le sensible. Par principe et par instinct, dit Rameau de l’harmonie. Quand la maison baroque devient musicale : l’étage du haut comprend les monades verticales harmoniques, les accords intérieurs que chacune produit dans sa chambre respective, la correspondance ou concertation de ces accords ; l’étage du bas s’étend le long d’une infinité de lignes mélodiques horizontales prises les unes dans les autres, où à la fois il brode ses variations et développe sa continuité sensibles ; mais c’est parce que le haut se plie sur le bas, suivant la tonalité, pour y réaliser les accords. C’est dans la mélodie que l’harmonie se réalise.
Il semble difficile de rester insensible à l’ensemble des analogies précises entre l’harmonie leibnizienne et l’harmonie qui se fonde aux mêmes moments dans la musique baroque. Même le concert des monades, invoqué par Leibniz dans la seconde analogie, fait intervenir non seulement l’harmonie, mais un état de la mélodie inexplicable sans référence baroque. Soit les principaux caractères par lesquels les musicologues ont pu définir une musique baroque : la musique comme représentation expressive, l’expression renvoyant ici au sentiment comme à un effet de l’accord (par exemple, une dissonance non préparée, expression du désespoir et de la fureur) ; l’harmonie verticale, première en droit par rapport à la mélodie horizontale, dans la mesure où elle est en accords, non plus par intervalles, et traite la dissonance en fonction des accords mêmes ; le style concertant, qui passe par des contrastes entre voix, instruments ou groupes de densité différente ; la mélodie et le contrepoint qui changent de nature (contrepoint luxuriant et continuo homophone) ; la basse continue, préparant ou consolidant une tonalité que les accords comprennent et dans laquelle ils se résolvent, mais aussi soumettant les lignes mélodiques au principe harmonique35. Il n’y a pas un de ces caractères qui ne témoigne d’un « préétablissement » de l’harmonie, qui n’ait son analogue dans l’harmonie leibnizienne. Leibniz aime à comparer les diverses conceptions âme-corps aux modes de correspondance entre deux horloges : ou bien l’influx, ou bien l’occasion, ou bien l’harmonie (que Leibniz juge supérieure). Ce sont aussi bien les trois « âges » de la musique : monodique, à l’unisson, polyphonique ou de contrepoint, harmonique, en accords, c’est-à-dire baroque.
Entre le texte et la musique, on ne se contentera pas de correspondances binaires, qui seraient forcément arbitraires. Comment plier le texte, pour qu’il soit enveloppé dans la musique ? Ce problème de l’expression n’est pas seulement fondamental pour l’opéra. Les Baroques sont peut-être les premiers à proposer une réponse systématique : ce sont les accords qui déterminent les états affectifs conformes au texte, et qui donnent aux voix les inflexions mélodiques nécessaires. D’où l’idée de Leibniz que notre âme chante d’elle-même et spontanément, en accords, tandis que nos yeux lisent le texte et que notre voix suit la mélodie. Le texte se plie suivant les accords, et c’est l’harmonie qui l’enveloppe. Le même problème expressif ne cessera d’animer la musique, jusqu’à Wagner ou Debussy, et aujourd’hui Cage, Boulez, Stockhausen, Berio. Ce n’est pas un problème de correspondance, mais de « fold-in », ou de « pli selon pli ». Qu’est-ce qui s’est passé pour que la réponse, ou plutôt les réponses très diverses aient beaucoup changé depuis les Baroques ? Les solutions ne passent plus par les accords. C’est que le problème a lui-même changé de conditions : nouveau Baroque, néo-leibnizianisme. La même construction du point de vue sur la ville continue à se développer, mais ce n’est plus le même point de vue, ni la même ville, et la figure et le plan sont en mouvement dans l’espace36. Quelque chose a changé dans la situation des monades, entre l’ancien modèle, la chapelle close aux ouvertures imperceptibles, et le nouveau modèle invoqué par Tony Smith, la voiture hermétique lancée sur autoroute obscure. Nous pouvons assigner sommairement deux variables principales qui ont changé.
Les monades de Leibniz sont soumises à deux conditions, clôture et sélection. D’une part elles incluent un monde entier, qui n’a pas d’existence hors d’elles ; d’autre part ce monde suppose une première sélection, de convergence, puisqu’il se distingue d’autres mondes possibles, mais divergents, exclus par les monades considérées ; et il entraîne une seconde sélection de consonance, puisque chaque monade considérée va se tailler une zone d’expression claire dans le monde qu’elle inclut (c’est cette seconde sélection qui se fait par rapports différentiels ou proches harmoniques). Or c’est la sélection qui tend à disparaître, d’abord et de toute façon. Si les harmoniques perdent tout privilège de rang (ou les rapports, tout privilège d’ordre), non seulement les dissonances n’ont plus à être « résolues », mais les divergences peuvent être affirmées, dans des séries qui échappent à l’échelle diatonique et où toute tonalité se dissout. Mais, quand la monade est en prise sur des séries divergentes qui appartiennent à des mondes incompossibles, c’est bien aussi l’autre condition qui disparaît : on dirait que la monade, à cheval sur plusieurs mondes, est maintenue à demi ouverte comme par des pinces. Dans la mesure où le monde est maintenant constitué de séries divergentes (chaosmos), ou que le coup de dés remplace le jeu du Plein, la monade ne peut plus inclure le monde entier comme dans un cercle fermé modifiable par projection, mais s’ouvre sur une trajectoire ou une spirale en expansion qui s’éloigne de plus en plus d’un centre. On ne peut plus distinguer une verticale harmonique et une horizontale mélodique, comme l’état privé d’une monade dominante qui produit en elle-même ses propres accords, et l’état public des monades en foule qui suivent des lignes de mélodie, mais les deux entrent en fusion sur une sorte de diagonale, où les monades s’entrepénètrent, se modifient, inséparables de blocs de préhension qui les entraînent, et constituent autant de captures transitoires. La question est toujours d’habiter le monde, mais l’habitat musical de Stockhausen, l’habitat plastique de Dubuffet ne laissent pas subsister la différence de l’intérieur et de l’extérieur, du privé et du public : ils identifient la variation et la trajectoire, et doublent la monadologie d’une « nomadologie ». La musique est restée la maison, mais, ce qui a changé, c’est l’organisation de la maison, et sa nature. Nous restons leibniziens, bien que ce ne soit plus les accords qui expriment notre monde ou notre texte. Nous découvrons de nouvelles manières de plier comme de nouvelles enveloppes, mais nous restons leibniziens parce qu’il s’agit toujours de plier, déplier, replier.
1. Cf. François Boucher, Histoire du costume, Éd. Flammarion, pp. 256-259 (la rhingrave « est une culotte d’une extrême largeur, jusqu’à une aune et demie par jambe, aux plis si abondants qu’elle présente absolument l’aspect d’une jupe, ne laissant pas deviner la séparation des jambes »).
2. Cf. Bresc-Bautier, Ceysson, Fagiolo dell’Arco, Souchal, La Grande tradition de la sculpture du XVe au XVIIIe siècle, Éd. Skira. Fagiolo dell’Arco fait un commentaire excellent de la sculpture baroque, et Souchal, du « rococo ». Les exemples que nous invoquons sont tous reproduits et analysés dans ce livre, pp. 191, 224, 231, 266, 270.
3. Wölfflin, Renaissance et Baroque, Éd. Montfort, p. 73 (et tout le chapitre III).
4. Les sculptures planes de Carl Andre, et aussi la conception des « pièces » (au sens de pièces d’appartement) illustreraient non seulement les passages peinture-sculpture, sculpture-architecture, mais l’unité extensive de l’art dit minimal, où la forme ne limite plus un volume, mais embrasse un espace illimité dans toutes ses directions. On peut être frappé par la situation proprement leibnizienne évoquée par Tony Smith : une voiture fermée parcourant une autoroute que seuls ses phares éclairent, et sur le pare-brise de laquelle l’asphalte défile à toute allure. C’est une monade, avec sa zone privilégiée (si l’on objecte que la clôture n’est pas absolue en fait, puisque l’asphalte est au-dehors, il faut se rappeler que le néo-leibnizianisme exige une condition de capture plutôt que de clôture absolue ; et même ici la clôture peut être considérée comme parfaite dans la mesure où l’asphalte de dehors n’a rien à voir avec celui qui défile sur la vitre). Il faudrait un recensement détaillé des thèmes explicitement baroques dans l’art minimal, et déjà dans le constructivisme : cf. la belle analyse du Baroque par Strzeminski et Kobro, L’Espace uniste. Écrits du constructivisme polonais, Éd. L’Âge d’homme. Et Artstudio, no 6, automne 1987 : articles de Criqui sur Tony Smith, d’Assenmaker sur Carl Andre, de Celant sur Judd, de Marjorie Welish sur LeWitt, et de Gintz sur Robert Morris, qui procèdent à une confrontation constante avec le Baroque (on se reportera notamment aux plis de feutre de Morris, pp. 121, 131). Il faudrait aussi une étude spéciale sur les « performances » de Christo : les enveloppements géants, et les plis de ces enveloppes.
5. Cf. non seulement la pyramide de la Théodicée, qui couvre tous les mondes possibles, mais le cône des Nouveaux essais (IV, chap. 16, § 12), qui vaut pour l’ensemble de notre monde : « Les choses s’élèvent vers la perfection peu à peu et par degrés insensibles ; il est malaisé de dire où le sensible et le raisonnable commencent... C’est comme la quantité augmente ou diminue dans un cône régulier. »
6. Sur la formation d’un univers infini qui n’a plus de centre, et le rôle de Bruno à cet égard, cf. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Gallimard ; c’est Michel Serres qui montre qu’une nouvelle unité s’en dégage, à condition de substituer le sommet d’un cône au centre d’une sphère (Le Système de Leibniz, II, pp. 653-657). Sur le thème du théâtre, Yves Bonnefoy a montré la position complexe du Baroque : ni illusion ni prise de conscience, mais se servir de l’illusion pour produire de l’être, construire un lieu de la Présence hallucinatoire, ou « reconvertir le néant aperçu en présence », puisque Dieu a bien fait le monde avec rien. C’est ce que Bonnefoy appelle « le mouvement de l’intériorité » : cf. Rome 1630, Éd. Flammarion.
7. Cf. Benjamin, « Allégorie et Trauerspiel », Origine du drame baroque allemand, Éd. Flammarion. Et Hocquenghem et Scherer, « Pourquoi nous sommes allégoriques », « Pourquoi nous restons baroques », L’Âme atomique, Éd. Albin Michel.
8. Beaucoup d’auteurs du XVIIe siècle, notamment Tesauro, s’efforcent de distinguer les devises (« imprese ») et les emblèmes : ce sont les premières qui renverraient à un individu, tandis que les seconds exprimeraient une vérité morale et auraient le privilège de se développer en cycles. Mais tout le monde reconnaît que la distinction est abstraite, et que la référence personnelle ne cesse pas. Même estompée, il y a toujours appartenance. On se reportera notamment à Cornelia Kemp, « Cycles d’emblèmes dans les églises de l’Allemagne du Sud au XVIIIe siècle » et à Friedhelm Kemp, « Figuration et inscription », in Figures du Baroque, PUF. Cornelia Kemp cite un exemple particulièrement intéressant, le cycle de saint Léonard, à Apfeltrach : le nom propre contient un concept propositionnel double (« leo » et « nardus ») qui inspire les deux parties du cycle d’images.
9. Vanuxem, « Le Baroque au Piémont », in Renaissance Maniérisme Baroque, Éd. Vrin, p. 295.
10. Nouveaux essais, III, chap. 3, § 15 : « Il y a plusieurs définitions qui expriment une même essence, comme la même structure ou la même ville peut être représentée par différentes scénographies, suivant les différents côtés dont on la regarde. » On se rappelle que, si le point de vue est dit varier avec chaque scénographie, c’est seulement par commodité d’expression : en vérité, le point de vue est la condition sous laquelle les « scénographies » forment une série.
11. Serres, II, p. 620 : « Le plan ichnographique de l’Univers, la relation chacun-tous et tous-chacun comme thème systématique du leibnizianisme et de cet ouvrage. »
12. Cf. Théodicée, § 416. Christiane Frémont a montré en quel sens l’histoire de Sextus est un « récit de fondation » de l’empire romain : « Trois fictions sur le problème du mal », in René Girard et le problème du mal, Éd. Grasset.
13. Principes de la Nature et de la Grâce, § 17.
14. Éléments de la piété véritable (Grua, p. 12). Yvon Belaval, notamment, ne pense pas que l’harmonie leibnizienne témoigne d’une inspiration particulièrement musicale (Études leibniziennes, Gallimard, p. 86) ; et, quand il confronte Leibniz à des puissances de musique, il pense à une « musique algorithmique » moderne, et non pas à la musique baroque contemporaine de Leibniz (pp. 381 sq).
15. Éléments de philosophie cachée, Jagodinsky, p. 35-36 (le texte des Éléments de la piété présente un mouvement analogue). Le texte de Nicolas de Cues est le Dialogue sur la pensée, chap. VI : « Il ne peut y avoir qu’un seul principe infini, et celui-là seul est infiniment simple... », Œuvres choisies par Maurice de Gandillac, pp. 274-276.
16. Pour Nicolas de Cues, le nombre irrationnel est « plus simple » parce qu’il doit être lui-même pair et impair, au lieu d’être composé de pair et d’impair. Mais, selon Leibniz, il arrive que l’irrationnel enveloppe une série infinie de nombres rationnels finis, sous forme de nombres inverses : 1/1 – 1/3 + 1/5 – 1/7 ... (Nouveaux essais, IV, chap. 3, § 6 ; et De la vraie proportion du cercle au carré circonscrit, GM, V, pp. 118-122). L’harmonie renvoie à ce type de séries.
17. Sur le triangle harmonique des nombres, Histoire et origine du calcul différentiel, GM, V, pp. 396-406, et Nouvelle avancée de l’algèbre, VII, p. 175 : la base du triangle n’est plus la suite des nombres naturels, mais la série des inverses 1/1, 1/2, 1/3 ... Serres a commenté les caractères et les lois du triangle harmonique, et en a montré toute l’importance dans la théorie de l’harmonie : I, pp. 186-192, et II, pp. 448-477 (rapports avec la musique). Sur la circulation harmonique des planètes, et la loi de la proposition inverse aux carrés par laquelle Leibniz intègre la gravitation newtonienne, cf. Essai sur les causes des mouvements célestes, GM, VI ; et Koyré, Études newtoniennes, Gallimard, pp. 166-179.
18. Lettre à Arnauld, septembre 1687, GPh, II, p. 115 : « ... une des plus fortes preuves de l’existence de Dieu, ou d’une cause commune que chaque effet doit toujours exprimer suivant son point de vue et sa capacité ».
19. Considérations sur la doctrine d’un Esprit universel unique, GPh, VI, p. 535.
20. Abraham Robinson, Non-standard Analysis, Amsterdam, 1966.
21. Lettre à Arnauld, avril 1687.
22. Sur la conciliation des petits éléments d’inquiétude avec les accords de félicité, et la progression infinie qui s’ensuit, cf. Nouveaux essais, II, chap. 21, § 36 ; Profession de foi du philosophe, Vrin, éd. Belaval, p. 87 (et sur le caractère « harmonique » de la félicité, pp. 31-33).
23. Les petites sollicitations de l’inquiétude ne sont pas déjà des douleurs, mais elles peuvent s’intégrer en douleur : Nouveaux essais, II, chap. 20, § 6. La dissonance de la douleur doit être préparée : chap. 21, fin § 36 (« tout consiste dans le pensez-y bien et dans le memento »). Sur l’exemple du chien, cf. Éclaircissement des difficultés que M. Bayle a trouvées dans le système nouveau de l’âme et du corps, GPh, IV, p. 532.
24. Sur la résolution active de la dissonance, Profession de foi, p. 45, 89, 93.
25. Sur la situation des damnés, et la manière dont ils sont inversement symétriques des « bienheureux », Profession de foi, p. 85.
26. Éclaircissement des difficultés... (GPh, IV, p. 549). On se rappelle comment Raymond Ruyer insistait sur la position verticale des monades ou formes vraies.
27. Correspondance avec Clarke, 5e écrit, § 91. Et Lettre à Wagner, mars 1698 (Grua, p. 395) : « sunt monades, non monachae ». Cf. André Robinet, Architectonique..., Éd. Vrin, p. 361.
28. Gueroult, Dynamique et métaphysique leibniziennes, Les Belles Lettres, p. 176 : la dynamique « n’implique nullement quelque chose de plus qu’une simple coordination des spontanéités internes, c’est-à-dire l’harmonie préétablie ».
29. Lettre à Arnauld, avril 1687.
30. Sur les exemples du navire, de la douleur et du mouvement volontaire, cf. Projet de lettre, et Lettre à Arnauld, novembre 1686. Suivant le cas, « l’expression distincte » d’une subtance sera dite « s’augmenter » (action) ou « se diminuer » (passion). Cf. Discours de métaphysique, § 15.
31. Lettre à Arnauld, septembre 1687 : « Ma main se remue non pas à cause que je le veux... mais parce que je ne le pourrais vouloir avec succès si ce n’était justement dans le moment que les ressorts de la main se vont débander comme il faut pour cet effet... L’un accompagne toujours l’autre en vertu de la correspondance établie ci-dessus, mais chacun a sa cause immédiate chez soi. » Et Projet, novembre 1686 : « Une âme ne change rien dans le cours des pensées d’une autre âme, et en général une substance particulière n’a point d’influence physique sur l’autre... »
32. Cf. Manfred Bukofzer, La Musique baroque 1600-1750, Éd. Lattès, pp. 242-244, 390-391. Sur l’apparition d’une basse continue, son rapport avec l’harmonie, la tonalité et un nouveau contrepoint, cf. Monteverdi de Leo Schrade, Éd. Lattès, et une étude à paraître de Pascale Criton.
33. Uexküll a fait un grand tableau, très leibnizien, de la Nature comme mélodie : « Théorie de la signification », in Mondes animaux et monde humain, Éd. Gonthier. Sur les « tonalités vivantes », p. 103, et sur les mélodies et motifs, pp. 145-146 (« la fleur agit comme un ensemble de contrepoints sur l’abeille parce que ses mélodies de développement, si riches en motifs, ont agi sur la morphogenèse de l’abeille, et inversement... Je pourrais affirmer que la nature entière participe comme motif à la formation de ma personnalité physique et spirituelle, car, si tel n’était pas le cas, je n’aurais pas d’organes pour connaître la nature »).
34. Éléments de philosophie cachée : « La marque de l’existence (harmonique), c’est le fait que les sens soient conformes. » La citation précédente d’Uexküll est comme le commentaire de cette formule.
35. Sur la plupart de ces points, cf. Bukofzer, notamment chap. I, et le tableau de comparaison Renaissance-Baroque, p. 24. On peut considérer le livre de Rameau récemment réédité, Observations sur notre instinct pour la musique et sur son principe, 1754 (Slatkine reprints), comme le manifeste du Baroque et du primat de l’harmonie, insistant sur la valeur expressive des accords. La position de Jean-Jacques Rousseau, souvent mal comprise, est très intéressante, parce qu’elle est résolument et volontairement rétrograde : la décadence selon lui ne commence pas seulement avec l’harmonie des accords et leur prétention à être « expressifs », mais déjà avec la polyphonie et le contrepoint. Selon Rousseau, il faut revenir à la monodie comme seule mélodie pure, c’est-à-dire à une pure ligne d’inflexion des voix, qui précède en droit la polyphonie et l’harmonie : la seule harmonie naturelle, c’est l’unisson. La décadence commence lorsque les voix deviennent « inflexibles » sous l’influence du Nord barbare, lorsqu’elles perdent leurs inflexions au profit d’articulations dures. Cf. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Bibliothèque du graphe, chap. 14 et 19. On remarquera que, chez Leibniz aussi (et sans doute chez Rameau), une ligne d’inflexion infinie reste présupposée par l’harmonie et par la mélodie ; mais celles-ci l’expriment adéquatement, et elle n’existe pas sans elles, étant en elle-même « virtuelle ».
36. Sur l’évolution du rapport harmonie-mélodie, et la formation d’une « diagonale », Boulez, Relevés d’apprenti, Éd. du Seuil, pp. 281-293. Et le point de vue sur la ville, Par volonté et par hasard, pp. 106-107. Parmi les commentateurs de l’œuvre de Boulez Pli selon pli, Ivanka Stoïanova s’attache particulièrement à la façon dont les textes de Mallarmé sont pliés, suivant de nouveaux rapports texte-musique : Geste texte musique, 10-18. Et Jehanne Dautrey, La Voix dans la musique contemporaine, étude à paraître. Nous empruntons l’expression « fold-in » à Gysin et Burroughs, qui désignent ainsi une méthode de pliage du texte, en prolongement avec le « cut-up » (de même, Carl Andre définit ses sculptures comme des coupures ou des plis dans l’espace).