Comment gérer cette insécurité, cette peur, la possibilité de « claquer » à chaque instant et cette absence de consolation, dans l’immédiat en tout cas ? Je rêve d’une assurance-vie qui stipulerait : pour vingt ans aucun cancer, pas de risque de maladie, aucun décès dans la famille. Or, personne, pas un médecin, aucun gourou ne peut délivrer un tel certificat. Comment assumer le tragique, trouver la joie, la paix et même une certaine gaieté au cœur de la précarité ?
Pour m’attaquer à la question, j’ai ressorti Malaise dans la culture. Le docteur Freud balise le terrain. Son diagnostic, sans appel, a le mérite de révéler dans quel monde nous avons mis les pieds et ce à quoi il faut dire oui si l’on ne veut pas s’épuiser en route.
Pour la policlinique, résumons ! Il y a trois grandes causes au mal-être1 selon le père de la psychanalyse. D’abord, le déclin, la déchéance du corps qui part irrémédiablement en ruine. Vieillissement, maladies, infirmités, douleurs… Bref, tôt ou tard nous allons tous morfler sévère, si ce n’est pas déjà le cas, et mourir. Cette consternante évidence a du mal à passer. D’où la peur de perdre, l’effroi devant le changement, cet état d’alarme, d’angoisse diffuse et tenace : à tout moment, je peux claquer…
Sans compter que, pour Freud, il faut aussi nous coltiner les forces incontrôlables de la nature qui nous dépassent et qui ne sont pas vraiment là pour nous consoler. C’est un peu comme si nous étions balancés sur une île par une agence de voyages qui tenterait sans nous convaincre de nous rassurer : « Écoutez, les gars, en règle générale, on s’en sort plutôt bien. Mais parfois, il faut l’avouer, se produisent quelques clashs, des avions se crashent. Rarement, mais ce n’est pas exclu, il arrive que des bêtes sauvages dévorent un ou deux touristes. Mais ne vous faites pas de bile, cela reste quand même tout à fait occasionnel ! » On comprend que s’en tirer vivant dans un monde pareil réclame quelques prouesses et une bonne dose d’insouciance. Comment se la jouer parfaitement détendu dans un tel environnement ? Bref, nous ne maîtrisons pas grand-chose en fin de compte et notre équilibre dépend d’une foule de circonstances qui nous échappent.
Et voilà qui se corse encore ! Freud prétend que l’une des plus grandes sources de souffrance réside dans le rapport avec les autres, dans les jeux sociaux et les interdits. Vivre en société, c’est prendre des coups, réprimer, se cacher, se dissimuler, se corriger, s’ajuster, s’adapter sans cesse, sans parler de cet immense carnaval où chacun doit enfiler un costard, se brimer avec plus ou moins de virtuosité. Là, sévissent la dictature du « on », les attentes jamais comblées, la foule de malentendus, la montagne de projections, les paquets de préjugés et la violence mal canalisée, la méchanceté. Dès lors, certains matins, comment ne pas se réveiller avec un calamiteux « j’en ai marre » et un sentiment de panique au fond du cœur ?
Le monde, le psychisme, la société font souffrir. On peut presque s’estimer heureux de s’en sortir plus ou moins indemnes, de tenir debout, d’avancer malgré les coups qui fusent de tous côtés.
Le diagnostic du docteur Freud a pourtant de quoi réjouir, vraiment. Il en va de la vie comme d’une immense partie d’échecs. Pour bien jouer et même carrément s’éclater, il s’agit de maîtriser sur le bout des doigts les règles qu’on ne saurait changer à sa guise. De même, repérer tous les déterminismes qui agissent sur nos émotions est une avancée considérable vers la libération.
Au sein même de nos maladies, de nos traumatismes, des mille et une blessures qui gangrènent une âme, nous attendent peut-être d’immenses possibilités. La grande santé est le défi des incurables…
1. Sigmund Freud, Malaise dans la culture, PUF, 1995, chap. III, p. 28.