Ce matin, il reste vissé à son écran. Quand il est heureux, il s’envoie un shoot pour tenter d’aller encore plus haut. Et dès qu’il entrevoit l’insatisfaction, il court à ses webcams. Cycle infernal ! Aujourd’hui, de l’autre côté du poste, Marius, frêle Russe aux dents longues apparemment. Physique d’athlète, peau d’une blancheur laiteuse. On dirait que le gars n’a aucune émotion, un automate. Il se déshabille avec des gestes précis et s’agenouille sur une chaise de bureau, les fesses à l’air. Stupéfait, l’addict ne sait que dire. Pendant une dizaine de minutes, Marius se mate un film sur son téléphone portable, immobile dans sa périlleuse posture. Glauque comme thérapie quand même ! Thérapie ? En tout cas, devant le postérieur de Marius, il est peu à peu délivré du manque, il fait péter le monopole. Il tente d’arracher le pouvoir absolu qu’il a mis dans les mains de Léonard. Face à cet acrobate peu glorieux, il s’oublie, il se perd et se dit même que demain il commencera une nouvelle vie. C’est peut-être cela que bien des gens cherchent dans l’apaisement du sexe, le simple oubli des tracas quotidiens, comme si l’on pouvait déposer loin de soi le poids des problèmes, de l’ego.
Il a croisé, sur sa route, une cohorte de professeurs de yoga, une armée d’instructeurs de méditation, pléthore de philosophes. Il se sent tiraillé. D’un côté, il voit bien que ce type callipyge ne pourra le réconforter, et qu’à ce rythme, dans mille ans, il reluquera toujours ces imposantes statures dans lesquelles il souhaiterait vivre par procuration. De l’autre, il y a tous ces méditants accomplis à qui il n’ose même pas confier son tourment. Que faire ?
Clopin-clopant, il descend malgré tout vers une grande confiance et s’étonne que ce soient des corps qui lui donnent des moments de paix, d’oubli, de vie brute, innocente, sans vernis. Marius se retourne et lui demande s’il souhaite continuer. Il lui fait signe que non, que c’est bon.
« Ça ne t’humilie pas de faire ça ? » s’enquiert le client. Marius rétorque : « Quoi ? Ah ça ! Non, j’ai appris à regarder ce boulot un peu comme un jeu. Je suis au spectacle. Ce n’est pas moi. C’est quelqu’un d’autre qui montre son cul, c’est lui qui est nu, c’est lui qui assure le service. J’observe tout ça à distance. »
Marius lui raconte qu’il est né à Moscou en 1998, que sa mère est femme de ménage, son paternel conducteur de locomotive. Certains jours, à la maison, ils n’ont pas de quoi bouffer, mais ça va mieux. Si son père apprenait qu’il était « modèle », comme il dit, qu’il était gay, il le tuerait sur-le-champ même s’il l’adore, assure-t-il. Il y a des limites à ne pas franchir…
Le « modèle » lui demande ce qu’il fait dans la vie. Lui, sans trop savoir pourquoi, lui balance : « J’aimerais fonder une policlinique !
— Une quoi ?
— Une policlinique, un hôpital, une sorte de dispensaire pour aider ceux qui souffrent, pour prodiguer des soins, être là, écouter celles et ceux qui galèrent.
— Elle soignerait quelle maladie, ta policlinique ?
— Il faudrait ratisser large… le mal-être, la peur, les malaises, les traumatismes, l’insatisfaction, mais surtout essayer de consoler les gens.
— Wouaw, t’es médecin ?
— Non, pas du tout.
— C’est quoi alors ton boulot ?
— Je m’intéresse à la philosophie.
— Il me reste un vague souvenir du lycée mais j’ai dû louper un épisode. On ne m’a jamais dit que ça soignait !
— Pas sûr que ça soigne…
— Ça ne guérit pas ?
— Guérir de quoi ?
— Tu crois que j’aurais besoin de passer dans ta policlinique ?
— Peut-être… Pour moi, en tout cas, ça devient urgent !
— Ce n’est pas encore un truc pour riches ? À propos, appelle-moi sur WhatsApp, je ne voudrais pas que ça te coûte une blinde… Donc admettons, j’arrive, moi, Moscovite, dans ta policlinique… Tu viens d’où, d’ailleurs ?
— De Suisse.
— Le pays des banques ?
— Alors question cliché, toi, tu y vas… Tu vois, dans la policlinique, il s’agirait de commencer par là : faire péter les préjugés, et le plus tôt possible.
— Donc, tu es de Suisse, le pays des banques… Et des… policliniques. Comment se déroulerait au juste une séance ?
— Le Bouddha dit que tout est souffrance. En gros, partout où on pose les pieds, quel que soit le décor extérieur, on traîne avec soi du mal-être, des peurs, des attentes. Notre boulot, c’est de s’évader de la prison du mental, du moi, de l’ego. C’est l’urgence.
— Concrètement, ça donne quoi ?
— Eh bien, je ne sais pas. Poser un diagnostic, voir ce qui coince dans une vie…
— Bon sang, si on commence à se pencher sur les grandes blessures, celles du cœur, j’entends, on n’est pas sortis de l’auberge… j’ai l’impression d’avoir atterri dans un monde sans aucune sécurité, totalement désarmé. Tu sais, ici, si on apprend que je ne suis pas tout à fait comme les autres, tu devines de quoi je parle, ça peut vite mal tourner. Tu vois, montrer son cul à longueur de journée à des clients qui ne s’intéressent à toi que pour ton corps et s’en contrefoutent de ce que tu penses, il y a mieux pour l’image de soi… Pour cette bande de tordus, je ne suis que ça, monsieur Fesses en l’air… Et puis, il y a la solitude. Sur qui on pourra compter si la vie vient à nous secouer ? Les amis Facebook ? Je ne suis pas certain qu’il y aura foule au portillon, le jour où j’aurai vraiment un problème. La famille ? Oui, aujourd’hui elle aime du fond du cœur son garçon chéri, mais le jour où elle apprendra qui est vraiment le fiston, je te garantis qu’elle me foutra dehors à coups de pied au cul. Et ça dans le meilleur des cas. Ici, au boulot, je me débranche, j’arrête de penser, je m’aligne des séries et tâche de contenter le client. Je me débranche. Je me débranche de plus en plus à la maison, dans la rue, partout. T’as pas un remède pour les débranchés ?
— C’est là que d’habitude, on balance : “Tu médites ?”
— Non, j’ai essayé, mais je me suis ennuyé à mort. Tu n’es pas le premier à me faire le coup. Pas mal de clients me baratinent avec la méditation. En général, ce sont des gens pétés de tunes. Mais tu vois, quand tu as quatre mille roubles pour finir ton mois, même pas cent euros, tu n’as guère le loisir de te regarder le nombril… J’ai un service à te demander.
— J’ai peur, ici, toutes les dix minutes, on me réclame de passer à la caisse. J’aimerais bien t’aider mais… j’ai la frousse.
— Non, il ne s’agit pas de ça. Je dois retourner au boulot. Si mon cul est au chômage plus d’une demi-heure, je risque des sanctions. Promets-moi juste de me rappeler. Tu ne peux pas faire ta policlinique à distance, avec moi ?
— Oui, à condition que tu deviennes le soignant…
— Sans rigoler, tu ne penses pas que des types comme moi sont foutus pour la vie, irrécupérables, bons pour la casse ? Tu ne crois pas que je suis sali pour le restant de mes jours ? Comment, après tout ça, quelqu’un pourrait me considérer autrement que pour le cirque que je mène à longueur d’année ? »