Ce matin, j’ai croisé un type qui, intrigué par mon projet de policlinique, me lance à brûle-pourpoint : « De toute façon, c’est Coluche qui a raison ; dans la vie, il y a deux trucs qui importent : le fric et le cul ! Et comme tout le monde a un cul autant s’occuper du fric ! » Il aurait pu ajouter la mort, la maladie, les frictions avec autrui et la gestion de ce mental hyper compliqué. Bref, il est mille et une pâtures pour un esprit tourmenté. Quand on regarde la réalité en face, l’agitation n’allège en rien, au contraire, la situation qui nous effraie. On a beau le savoir, l’angoisse nous saisit et la machine à mouron se met en route à un rythme effréné. Une fois un souci réglé, si on y regarde d’un peu plus près, on remarque que la tonne de ruminations n’a pas changé d’un iota la situation. Les choses se seraient déroulées exactement de la même manière sans les psychodrames, sans ce pathos, ces exagérations, ces délires, d’où une ribambelle de questions : ne peut-on jamais dissiper ces mille et une pensées ? Serait-ce possible de traverser le quotidien sans ces boursouflures psychiques, sans ces analyses, ces présomptions, ces commentaires, ce baratin ? Comment s’en tenir aux faits ? Bien résolu à revenir sur terre et à me la couler douce, j’avise dans le journal le décès d’une connaissance, et c’est reparti pour un tour…
Ça pourrait être le phénomène le plus naturel du monde : tout naît, se manifeste et disparaît. Vivre comme en un immense toboggan, oser glisser sans jamais se fixer…
« Chaque homme est mortel, Caius est un homme donc… je suis aussi mortel. » Pourtant, en moi, ça résiste dur ! Ça ne peut quand même pas m’arriver ! Je ne vais pas crever après avoir tant trimé ! Étrange pressentiment de l’immortalité de soi… Comme si la mort qui sévit autour de nous pouvait nous laisser définitivement en paix, indemnes. Pourtant, inconsciemment ou non, cette perspective fait des ravages. Au fond, la leçon d’Épicure ne guérit pas de la peur de claquer. J’ai beau savoir que, quand je suis là, la mort n’est pas, et lorsqu’elle se pointera, moi je ne serai plus ; je peine à me détendre tout à fait. Il y a comme un léger malaise.
« Va voir Tricia. Elle se repose au fond du couloir, dans la salle en face de l’ascenseur. »
À grande hâte, je cours retrouver mon amie. J’ai huit ans, je me faufile dans la pièce en face de l’ascenseur. Elle est là, allongée dans un petit cercueil, les mains jointes comme en prière. Dans la chambre, nous sommes seuls. J’ignorais que Tricia avait été malade. Je ne savais pas qu’elle s’en était allée. Comme d’habitude, je m’apprêtais à jouer avec elle, à rire. Le plus étrange, c’est que je n’ai même pas eu peur. J’ai compris tout de suite que Tricia, comme des milliards de frères et de sœurs, comme la télé qui s’était brisée dans les cabinets, n’était pas éternelle, que tout passe. Ce qui m’a surpris, c’est qu’elle avait les mains jointes. Naïvement, je croyais qu’elle s’était éteinte en priant, sereine, en paix, sans deviner qu’un croque-mort avait fait sa besogne. Elle dormait là, apaisée, détendue. Le cercueil, les fleurs, la croix et le cierge semblaient grotesques à côté de ce visage rayonnant, de ces yeux clos à jamais, de ce sourire figé et bon. Je quittai la chambre à pas lents. Fallait-il dire au revoir, adieu ? À qui ? Comment ? Je me retrouvai dans ces longs couloirs froids du centre spécialisé pour personnes handicapées, seul, désemparé et serein. J’ai couru vers mon copain Hubert qui prenait son quatre-heures. J’ai mordu le carré de chocolat qu’il me tendait. Puissant contraste entre la douceur de la friandise et la dureté du moment ! De temps en temps, je jetais un coup d’œil du côté du couloir, de l’ascenseur, de la porte. Tricia était morte pour toujours. Finis l’hydrocéphalie, le handicap, l’institut ; terminés la lutte, le combat ! Loin du bal ! Un garçon de petite taille et un infirme moteur cérébral glissaient dans le toboggan sans se poser davantage de questions. Ce jour-là, des messieurs en noir ont surgi, emportant l’amie qu’il m’a été donné de connaître lors de cette singulière escale à l’institut Notre-Dame-de-Lourdes.
La machine à mouron a une mémoire d’éléphant. Elle engrange tout et ne manque pas une occasion de nous resservir l’écho lointain des anciens traumatismes, des blessures mal cicatrisées, ce qui est resté coincé en travers de la gorge. En policlinique, il s’agit de s’attaquer à tous ces mécanismes qui plaquent sur le présent des ombres non dissipées. Serions-nous malades de nos histoires, des incidents de parcours ?
Croiser la mort pour la première fois décape à tous les coups. Quatre rencontres ont servi d’hapax existentiels au Bouddha et l’ont jeté sur les chemins de l’Éveil. Peinard en son palais, il avait plus ou moins échappé à la morsure du tragique, aux menaces et au spectacle de la fragilité jusqu’au jour où il est tombé nez à nez avec un malade, un vieillard, un cadavre et un mendiant en quête de sagesse. Il importe peu de savoir si les faits relèvent de la légende ou de la véritable histoire. Comme le jeune prince, nous pouvons nous bétonner contre la précarité d’une vie. Que bricolons-nous pour ne pas voir cette issue qui nous laisse complètement désarmés ? C’est décidé, Siddhârtha, le futur Bouddha, quittera le palais à moins que son père ne lui garantisse que jamais il ne mourra, qu’il conservera jeunesse et santé et que toute sa vie se déroulera sans revers de fortune. Il n’exige rien de moins qu’échapper au tragique, changer les règles du jeu qui gouvernent ce bas monde.
Pire que la mort, c’est l’esprit de lourdeur, cette machine à mouron, qui rend le toboggan si vertigineux. Et si Dieu nous fait le bonheur d’exister, je le verrais volontiers nous donner des coups de pouce pour nous aider à tout lâcher, pour nous apprendre à glisser comme des gamins dans les pentes du Seigneur.
Hobbes, le philosophe anglais, prétend que la peur de casser notre pipe nous étreint de fond en comble. Que dire de cet état d’alerte coriace qui interdit le moindre laisser-aller ?
Quand ça grince autour de nous, l’ego se précipite vers du permanent. Ne se met-il pas le doigt dans l’œil ? Comment habiter ce monde ? Et d’abord, qu’est-ce que la mort va bien pouvoir nous prendre ? Que va-t-elle voler ?
Qui suis-je ? Pour faire un sort à la machine à mouron, j’arpente parfois le cimetière du coin avec mes enfants, aimant à nous y perdre. Que subsistera de nos titres, de nos rôles, de cette personnalité, de ce corps et de tout le tintouin ? Qu’y a-t-il à protéger contre la grande faucheuse ?
Dans la policlinique, avec le cul comme dirait l’autre, il faut surtout gérer cette donnée : la peur, l’échec, le déclin du corps et cette troublante destination qui nous attend. Notre choix ? Minime mais essentiel : ramer à contre-courant, résister ou oser un petit peu nous laisser aller, entrer dans ce grand fleuve qui nous dépasse et nous emporte.
Un mien ami, croque-mort de son état, m’administre régulièrement de vigoureuses piqûres de rappel lorsque me prend la lubie de vouloir tout maîtriser : « La mort, ce n’est ni un bien ni un mal. Cette échéance implacable peut à la limite t’aider à apprécier l’essentiel. Tu t’imagines s’il n’y avait pas ce compte à rebours, si on traînait ici-bas à perpétuité ? Le plus dur, c’est peut-être le suspense qui pèse sur nos épaules… Quand sonnera l’heure du grand rendez-vous ? Surtout que l’ordre des choses, apparemment, est loin d’être respecté. Il y a des vieux qui ne demanderaient pas mieux que de disparaître et des jeunes dans la fleur de l’âge qui déguerpissent pour le malheur de leurs proches. Lorsque rien ne te paraît juste, il te reste un petit choix : soit la révolte, la rébellion, tu freines des quatre fers, tu cherches un coupable au ciel ou sur la terre, soit tu te dis : “Oui, il y a une injustice et des plus criantes”, et tu t’appliques à l’apprivoiser. En ce qui me concerne, je préfère dissimuler cet épais mystère sous le voile du hasard et penser qu’il ne nous appartient pas de juger ni de connaître. Ce que je constate par mon métier, c’est que la foi, la croyance aident. Si tu es un catholique digne de ce nom, tu te dis que le paradis t’attend, que certes tu dois un peu ramer mais qu’à la fin, tu seras accueilli. »
Rien, absolument rien ne nous appartient. Vivre à partir de cette intuition, de cette expérience, pourrait nous rendre éminemment libres, déchargés du poids d’un monde et du souci de l’éternité. Un peu comme ces kid’s cafés que l’on rencontre à Séoul, ces bars pour enfants qui regorgent de jouets à disposition pour une heure ou deux : « Eh, les gars, prenez votre temps, éclatez-vous ! Faites la fête, on s’occupe du reste. » La gestion de la vie, les problèmes métaphysiques empêcheraient-ils de s’amuser sans retenue ?
C’est là qu’il nous faudrait des boute-en-train de la sagesse pour nous dérider un peu et nous apprendre à nous lâcher carrément. Comme cet étrange sage qui rendit un jour visite à une famille. Les parents demandèrent au saint homme qu’il fît une prière, ils implorèrent sa protection. Celui-ci, sans hésiter, finit par dire : « Grands-parents meurent, parents meurent, enfants meurent. » Eh oui, après tout, que souhaiter de mieux que la mort advienne naturellement, suivant l’ordre des choses…
S’il est vrai que je n’ai qu’une vie et qu’il s’agit d’en profiter, il en va de même pour les autres au grand complet. Tâchons donc de partager, de rendre cette glissade joyeuse pour tout le monde. Que pèse ce souci pour une vie de mortels ? Avons-nous réellement le loisir de nous livrer aux remords, à la rumination, à la haine ? La mort nous accule à notre liberté, souveraine et fragile. À la différence des objets, nous ne sommes pas déterminés, achevés une fois pour toutes.
Comment profiter de cette poignée de jours qui nous est donnée ?