LES BOUTE-EN-TRAIN DE LA SAGESSE

« Savez-vous ce qu’est la libération ? Le relâchement complet de toutes les tensions, physiques, émotionnelles et mentales1. » Et Montaigne vient confirmer les mots de Swâmi Prajnânpad : « La plus expresse marque de la sagesse, c’est une éjouissance constante2. » Donc, la sagesse espiègle invite à ranger ces mines renfrognées, ces faces d’enterrement au placard pour faire bon accueil aux joyeux lurons, aux docteurs en gai savoir, aux thérapeutes des zygomatiques. Quel horrible malentendu a fini par associer la sagesse, la paix de l’âme, la liberté à une allée de ronces et de mortifications ! Non, il ne faut pas nécessairement grincer des dents pour se débarrasser des passions tristes.

Je rêve de croiser quelques boute-en-train de la sagesse, des professeurs d’insouciance et boire à larges traits à leur source.

J’ai reçu un jour, dans une file d’attente, une petite leçon de zen. Aux urgences archi-bondées, je faisais la queue avec un maître quand son assistante, lasse de poireauter, s’est emportée contre une infirmière. Et le sage de la regarder avec un calme d’airain et de dire : « Ah, elle est en train de passer en mode émotionnel ! » L’ascèse, l’exercice, je les tenais.

Repérer tranquillement quand nous dégringolons : « Bon sang ! voilà que je me mets à fonctionner en mode stressé ! », « Ah, tiens ! Je suis en train de passer en mode paniqué »… « En mode addict à fond la caisse ! »

À un curieux qui s’enquérait de son identité, Épictète répondit, jadis : « Je suis un esclave en voie de libération. » Et si la liberté, c’était revenir au fond du fond, retrouver derrière tous ces modes d’emprunt un équilibre, et regarder avec tendresse et bienveillance ce « il », ce personnage qui s’agite, court en tous sens et nous enquiquine du matin au soir ? Mais par quel moyen ?

Sur la route, j’ai croisé, perdu au fin fond d’un cloître, une sorte de sage fou, un saint tombé du ciel qui avait pourtant les deux pieds bien sur terre. J’avais accouru à son monastère avec la ferme intention d’y laisser tout le prurit des passions, les angoisses et tout le bordel. Il me regarda, éclata de rire et retroussa ses manches. Le vieillard me pria de m’allonger sur une table de massage et, de ses mains noueuses, il pétrit chaque partie de ce corps bien gourd. C’était assez me montrer où la paix prenait son origine : « Arrêtez de vous pourrir la vie, vous vous minez en permanence avec vos exigences de progrès ! Si la sainteté existe, elle est donnée. Ce n’est pas de notre ressort. Cessez de vouloir devenir quelqu’un d’exceptionnel, de vous démarquer, de compenser quoi que ce soit ! Vous êtes parfait comme ça. Votre boulot, c’est juste de vous lever le matin et de vivre sans aigreur ni retenue, sans rien rejeter. Surtout détendez-vous, sans rien forcer ! Contentez-vous de tout lâcher. Et entre nous, si vous avez des ballonnements, lâchez aussi ! On est ici pour tout lâcher… » En le quittant, je regardais avec reconnaissance ce sagace grand-papa pour lui dire que je ne savais pas comment mettre à profit cette semaine, que je voulais tordre le cou au vieil homme qui était en moi, à ces satanées habitudes, à ce poids et ces fardeaux que je traîne depuis des siècles… Sa prescription fut des plus radicales : « Ne faites rien, mais vraiment rien ! Ou plutôt, apprenez à rire, à vous égayer, à vous amuser. C’est ça la spiritualité ! Quand, tout à l’heure, vous entendrez les moines chanter, prêtez l’oreille, ne vous fiez pas trop au côté solennel ! Ce n’est qu’un éclat de rire reconnaissant au monde. Même sous le sérieux se cache une immense rigolade. » Au réfectoire, j’observais le bénédictin tout occupé à peler une mandarine en éclatant de rire. Je le voyais faire la vaisselle sans se départir de son large sourire. Dans le silence, il me lançait des clins d’œil. En le quittant, il me fit quelques recommandations et m’assura que pour lui la prière tenait ultimement du rire, d’une confiance, d’une détente absolue qui, martelait-il, n’était pas de notre ressort.


1. Swâmi Prajnânpad, Les formules de Swâmi Prajnânpad, La Table Ronde, 2003, p. 199.

2. Michel de Montaigne, Les Essais, Arléa, 2002, livre I, chap. 26.