ROUSSEAU, PANPAN CUCUL ET LA LIBERTÉ

Dans une policlinique, il s’agit de fausser compagnie à l’esprit de sérieux et au découragement qui l’accompagne tôt ou tard. Et si nous procédions à la Rousseau en traquant derrière idées, tentations, désirs, fantasmes, tous les instincts, les craintes, les attentes qui nous bâtissent ? Reconsidérer la vision du monde à laquelle je tiens tant, oser plaquer ces certitudes-prisons, asphyxiantes, et voir ce que je retiens de mon passé. Voilà l’étape décisive vers la grande santé ! Et Rousseau de nous y conduire comme par la main, lui qui, sans fard, nous livre ses tendances exhibitionnistes, ses penchants masochistes et sa difficulté à gérer l’épineux problème du plaisir solitaire.

Et d’entendre claquer cette autre paire de fesses, toute philosophique, rougie par la main innocente de Mlle Lambercier. C’est Jean-Jacques Rousseau lui-même qui rapporte l’incident. Saluons le courage de ce gaillard qui, n’ayant pas froid aux yeux, dit tout, se confie, avance nu. Nous inviterait-il à quitter à notre tour les fausses pudeurs pour envisager notre vie en chair et en os, avec ses blessures, ses troubles, ses complexes ? Lumineux chemin de libération que de déceler derrière chaque humain un mystère, une énigme, et avant de juger qui que ce soit prendre conscience que des tragédies, des peines insoupçonnées peuvent se blottir au fin fond d’une intimité.

Au livre I des Confessions de Rousseau, sacré bonhomme, je savoure une anecdote pour le moins décoiffante. Combien de blessures, d’humiliations tues vont imprégner jusqu’aux recoins de notre personnalité faute d’être repérées, assumées, dites et partagées ? Comment les dénicher ? Tandis qu’il coule des jours dorés à la campagne, le bon Jean-Jacques se fait vertement corriger par la jeune femme qui prend soin de l’enfant prodige. Appelons un chat un chat, le philosophe en herbe se prend une bordée magistrale, se ramasse la fessée du siècle. Mais ô surprise voilà que ce geste ne lui déplaît guère et Rousseau de se lancer dans un aveu : « Je la trouvais moins terrible à l’épreuve que l’attente ne l’avait été : et ce qu’il y a de plus bizarre est que ce châtiment m’affectionna davantage encore à celle qui me l’avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection pour m’empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant ; car j’avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avait laissé plus de désir que de crainte de l’éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m’eût point du tout paru plaisant1. » Décapante lucidité qui devine dans le geste de Mlle Lambercier les prémices qui décideront d’une sensualité, d’un goût, d’un désir. Qu’est-ce qui fait un homme ? une femme ? Après ça, qui prétendrait que nous sommes entièrement libres de nos penchants ? D’où naissent joie, inclinations, vision du monde ? J’aime le franc-parler de Rousseau qui n’hésite pas à dépister dans sa jeunesse ce qui a façonné sa personnalité, ses plus intimes aspirations, ses travers, à tout dire pour désamorcer les automatismes, les conditionnements, les habitudes acquises et s’arracher au déterminisme. Et quoi de mieux dans une policlinique que de se livrer à une méticuleuse anamnèse pour voir, sans se mentir, ce qui pèse aujourd’hui de notre histoire et rejoindre l’ici et maintenant avec reconnaissance, libérés de tout ce fatras ? Il me plaît qu’un penseur de la trempe de Jean-Jacques ose affirmer qu’il ne surgit pas du néant et que le trésor, les dragons et les sorcières de notre enfance peuvent encore régner en maîtres dans l’instant présent.

Voici un vieillard qui contemple sa vie et avoue s’être, dans sa jeunesse, coltiné de tenaces penchants et avoir de haute lutte approché le problème des fantasmes et des choses de l’amour. Qu’on imagine le poids qui peut s’abattre sur une existence qui s’engouffre dans la honte, qui s’accuse et s’accable tout entière prisonnière du passé ? Avoir l’audace de se pencher sur notre histoire sans s’y enfermer. Regarder les héritages, les legs et les séquelles, les conneries et les faux pas, les détours, pour quitter tous les fardeaux, les chaînes et oser une vie nouvelle. C’est peut-être cela suivre notre philosophe. Voilà, en tout cas, une étape essentielle pour la policlinique : lâcher gêne, résistances, laisser la vie circuler, repérer les répercussions et les échos, se faire le généalogiste de notre intériorité.

Emprunter la voie des Confessions, ne plus être dupe de soi-même ou du moins y aspirer, c’est arrêter de se la raconter, de faire le beau, de s’accrocher à une image de soi révolue, périmée.

Une thérapie espiègle ne vise pas à rafistoler un moi détraqué mais carrément à renaître, à foncer dans le présent le cœur léger, à oser la grande vie. Cette naissance intérieure ne saurait advenir à coups de forceps. Elle réclame une douceur absolue, capable de désamorcer une à une les entraves qui nous restent au travers de la gorge. Pour ne pas trop se prendre au sérieux, pour dédramatiser les épisodes d’une vie, rien de tel que la méthode de Jean-Jacques. Quitter les diagnostics boiteux, se départir de toute sévérité, c’est se risquer à une relecture infiniment bienveillante de tout ce qui nous constitue aujourd’hui. Il me plaît que la fessée de Mlle Lambercier invite à une déprise de soi, à la non-fixation. Ce châtiment qui, de l’extérieur, relève sans doute de l’anecdote peut faire un drame à l’intérieur, briser une confiance, brimer les élans, flinguer une innocence. J’aperçois le petit bonhomme que j’ai été en un temps désormais révolu, je considère ce qu’il s’est ramassé dans la figure, ses manques ; je lui donne la main pour que le poids et les fardeaux puissent enfin s’en aller.

Lumineuse leçon d’humilité ! Même un philosophe de premier ordre peut être marqué à vie par un panpan cucul. C’est assez dire que la liberté s’inaugure là où on ne l’attend pas !


1. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Le Livre de Poche, 2012, livre I, p. 61.