Foncer dans l’ascèse espiègle, c’est peut-être oser asséner un énorme coup de pied aux transistors qui diffusent cette infernale radio, mental FM : « Tu n’es pas à la hauteur », « Tu pourrais faire mieux, espèce de minus », « Tu t’es regardé, sacré raté ! », « Ah, si les autres te connaissaient vraiment, ils foutraient le camp, je te jure ». Tout ce bla-bla, ces accusations, ces jugements, ces commentaires sont un luxe. Cette pression intenable ne nous rend même pas meilleurs. Albert Camus a raison, dans La chute, il résume le malaise : « Dieu n’est pas nécessaire pour créer la culpabilité, ni punir. Nos semblables y suffisent, aidés par nous-mêmes1. »
Comment gérer les incidents de parcours, le souvenir ressassé des faux pas ?
Nietzsche, dans Humain, trop humain, en appelle à Épictète. L’esclave philosophe dissipe la montagne de psychodrames : « “On appartient à la populace tant que l’on fait toujours retomber la faute sur les autres ; on est sur le chemin de la vérité lorsque l’on ne rend responsable que soi-même ; mais le sage ne considère personne comme coupable, ni lui-même, ni les autres.”
« — Qui dit cela ?
« — Épictète, il y a dix-huit cents ans.
« — On l’a entendu, mais on l’a oublié2. »
S’arracher aux tourments de l’âme, c’est cesser de tourner en rond. Ce qui est fait, est fait… Désigner un coupable, charger le premier bouc émissaire venu est un plaisir, sadique. Comment jeter le costard de juge, cette ample robe qui embrasse tout sur son passage ? Dans la tradition bouddhiste, on appelle conscience nue cette disponibilité intérieure qui n’étiquette plus rien, qui accueille les événements et les rencontres sans estampiller : « Ah tiens, toi, ta gueule elle ne me revient pas ! », « T’as mauvaise mine aujourd’hui ! »…
Au fond, le mental ne sait que fonctionner de manière binaire. Il aime ou pas, il trouve ça bien ou mal, agréable ou non. D’où un malaise dans la civilisation et partout ce juge qui sanctionne et punit toujours.
Jeter un regard un brin clinique sur les mécanismes de notre mal-être, c’est apprendre à aimer dans l’imperfection et lâcher du lest. Devant quoi frémissons-nous, face à qui tremblons-nous ? Poser un idéal, un dieu sans l’ombre d’un défaut, d’une faille, n’est-ce pas contracter la maladie des remords, du scrupule à perpète ? Comment corriger nos fautes sans convoquer illico le poids du péché ? D’abord, bien distinguer le sentiment psychologique, moral, voire spirituel, éprouvé lors d’un écart, et la culpabilité quasi métaphysique qui entache pour de bon notre nature, quoi que nous fassions. Si nous nous sentons salis, défaillants, défectueux, comment ne pas bientôt accuser avec nous la vie tout entière ?
Une mentalité qui pataugerait dans le mépris de soi tiendrait de la maladie. Angoisse, narcissisme, culte du moi nous conduisent à ne vivre qu’à moitié, coupés en deux, à s’épier de l’extérieur, à se jauger irrémédiablement. Le diagnostic saute aux yeux : peur de claquer, crainte d’un châtiment, esprit de sérieux… Et si, en plus, il faut se trimballer cette tenace culpabilité métaphysique, le regard d’autrui et tout le bastringue, comment être heureux ? Voguons de toute urgence vers l’innocence du devenir, buvons à larges traits à la source de l’amour vrai !
Se dépatouiller des remords, c’est d’abord ne plus voir dans l’ego une faute mais un poids, une charge, un fardeau, un boulet. Le policlinicien rencontre des êtres encombrés, incarcérés dans une étroite vision du monde. Et quant aux éventuels pécheurs, c’est l’amour, l’accueil radical, inconditionnel, qui les convertissent. Assouplir les exigences d’un surmoi, rendre sympathique le juge intérieur, éteindre la radio, allégerait assurément la vie. À force de carburer au devoir, se récoltent la peur, l’insatisfaction, la raideur. Le défi, c’est d’oser une générosité, se donner sans se regarder, sans se fixer nulle part, se déprendre de soi sans calcul et cueillir son bonheur au cœur de la relation à autrui. Retenons la leçon de Freud sans prendre la poudre d’escampette ni nous réfugier dans un bunker. Oui, dès que je me risque à la rencontre, les grincements ne sont pas très loin. Oui, aussitôt que je sors de la maison, je dois peu ou prou jouer un rôle, modérer mes désirs, composer…
Dans Malaise dans la culture, le docteur viennois nous apprend que le chaos, que le conflit règnent en maîtres. La société poursuit un but érotique, altruiste. Elle doit rassembler des hommes et des femmes, quitte à raboter au passage leurs différences et taper sur les doigts du spécimen qui ne rentre pas dans le rang. L’individu, de son côté, cherche son bonheur, à savoir, pour Freud, écarter la souffrance et obtenir d’intenses jouissances de la vie. Comprendre cet antagonisme libère. Je peux déplorer que la société bazarde sur nos frêles épaules des idéaux, des exigences et d’impossibles injonctions et m’en distancer pour grandir.
Freud nous met en garde contre ces figures d’exception érigées en modèles. Comment ne pas nous sentir un brin défectueux par rapport à la figure lumineuse du Christ en croix qui se donne tout entier pour l’humanité ? Il est mille façons de se référer à des parangons de vertu sans sombrer dans le mépris de soi et l’auto-apitoiement. Et nous pouvons très bien nous inspirer de ces illustres devanciers sans nous flageller. Plus que tout, dégommons le narcissisme là où il se cache. Maître Eckhart distingue heureusement deux sortes de repentirs. Le premier, temporel, nous tire vers le bas, il nous plombe à tous les coups et nous coince dans le désespoir. Le second, divin, nous « élève sur-le-champ vers Dieu3 », il nous encourage et nous donne des ailes. Quant à Dieu, Spinoza administre aux âmes chagrines un puissant antidote : « Aucune divinité, nul autre qu’un envieux ne se réjouit de mon impuissance et de ma peine, et nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre peur, et toutes ces manifestations qui sont le signe d’une impuissance de l’âme. Bien au contraire, plus grande est la Joie dont nous sommes affectés, plus grande est la perfection à laquelle nous passons, c’est-à-dire plus il est nécessaire que nous participions de la nature divine4. »
Rien ne contrarie plus une philosophie espiègle que le masochisme intérieur qui nous cloue sur place. Ce n’est pas compliqué : devant une faute, voler immédiatement vers l’action, partir à l’attaque et nous convertir illico sans s’attarder à soi. Nietzsche raconte-t-il un conte de fées ? « La “mauvaise conscience”, la plante la plus inquiétante et la plus intéressante de notre végétation terrestre, n’a pas poussé sur ce terrain – en fait, durant la période la plus longue, la conscience de ceux qui jugent et qui châtient eux-mêmes ne fut nullement effleurée par l’idée que l’on ait affaire à un “coupable”. Mais au contraire à un instigateur de dommages, à une parcelle de fatalité irresponsable. Et celui sur qui s’abattait ensuite le châtiment, de nouveau comme une parcelle de fatalité, n’éprouvait à cette occasion nulle autre “souffrance intérieure” que celle que suscite l’irruption brutale de quelque chose qui n’a pas été calculé, d’un événement naturel terrifiant, d’un roc qui s’écrase, qui broie, contre lequel il n’y a plus à lutter5. »
S’extraire de la culpabilité, c’est maintenir le cap, considérer les accidents de parcours en se jetant dans l’action soit pour réparer, quand c’est possible, soit pour continuer sa route et pratiquer non-fixation et amour inconditionnel.
Ascèse espiègle : ne jamais rajouter une couche au réel. No comment… Une erreur a été commise ? Que puis-je faire pour y porter remède ?
1. Albert Camus, La chute, Gallimard, Folio, 1972, p. 116.
2. Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, Le Livre de Poche, 1995, partie II, § 386, p. 514.
3. Maître Eckhart, Les traités et le poème, Albin Michel, 2011, p. 76.
4. Baruch Spinoza, Éthique, Le Livre de Poche, 2005, IV, scolie de la prop. 45, p. 326.
5. Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, Le Livre de Poche, 2000, traité II, § 14, p. 160.