Ouvrir une policlinique, c’est partir à la rencontre de la santé, sans détaler devant le chaos et les blessures qui résistent. Qu’est-ce qui nous rend malades ? Aux yeux de qui passe-t-on pour incurable, détraqué ? Le quotidien tient d’un énorme dispensaire où patients et soignants se croisent au carrefour de la vie, s’épaulent et se donnent la main. Mais qui soigne qui ?
Désœuvré, j’emprunte la tortueuse pente qui me reconduit à la maison. Petite halte devant les urgences de la ville. Je jette un coup d’œil par les fenêtres : des bras cassés, des goutte-à-goutte, une foule qui attend. Soudain, une femme au regard hagard, aux cheveux hirsutes, au cœur bouillonnant m’accoste : « Tu t’es aussi payé une attaque, toi ? » Suivent un intarissable flot de paroles et une anamnèse bien chargée : « J’ai tout perdu. J’avais un mec, un gosse, et voilà qu’ils me disent que je suis complètement camée. Mais, moi, je sais que ça n’a rien à voir. Ça fait trois ans que je n’ai plus rien touché. Je me suis tapé un AVC, c’est tout. Maintenant, je ne contrôle plus grand-chose. Même mon anus ne peut pas se fermer tout seul… Avec ça, il m’a plaquée, je suis à nouveau célibataire et pour longtemps, crois-moi ! Aux yeux de mon ex, je suis définitivement la droguée de service. Affaire classée ! Tu vois, des soirs comme aujourd’hui, je suis à deux doigts de me faire péter le caisson… J’aimerais crever, en finir. Tu irais où, toi, pour chercher de l’aide ? J’ai tout essayé. J’ai même fini sur des forums de rencontres mais dès que tu annonces la couleur, ça jette un léger froid… Franchement, qui s’encombrerait d’une nana qui traîne la patte et qui a le visage comme si elle venait de se prendre une beigne ? J’ai chatté avec un handicapé comme moi mais lui non plus il ne s’est pas pressé au portillon… Aussitôt que je montre ma bobine de déglinguée, les mecs, ils détalent. Et le pire dans l’histoire, c’est que je les comprends. Je ne demande pas grand-chose, j’ai juste envie de pouvoir faire la cuisine pour quelqu’un, d’avoir un homme qui m’aime. » Elle s’éloigne. Puis, revient à la charge : « Parce que toi, tu fais quoi dans la vie ? Tu as des amis, tu as quelqu’un qui t’aime ? Parfois, je veux carrément me foutre en l’air. »
C’est là qu’une policlinique, qu’un guichet serait bienvenu. Comment prêter attention, se rendre disponible sans balancer le prêchi-prêcha, mon kit spirituel d’urgence ? L’ironie dans cette combine, c’est qu’en marchant ce soir, j’écoutais une émission sur Schopenhauer. J’apprends que, très vite, le philosophe s’était attaqué à résoudre le dur problème de la vie. À ses yeux, la cause de nos tourments, c’est le vouloir-vivre, cette soif acharnée qui tourne à vide.
Pour l’heure, face à cette femme un brin fantomatique, deux options : se blinder et passer son chemin ou lui prêter sérieusement l’oreille, y aller à fond dans la solidarité, la soutenir pour de bon. Hésitations, oscillations, redoutable choix. La laisser sur le carreau ou lui venir en aide. C’est quand même dingue, en être réduit à errer dans une solitude si extrême. Elle me fixe, le regard suppliant : « Et toi, avant ton attaque, tu faisais quoi ? » L’être humain tentera-t-il toujours de rechercher un paradis perdu ou de courir vers une Terre promise ? Que vaut le discours de la grande santé devant ces yeux qui me dévisagent ? Par lâcheté, démuni, désarmé, sans ressources, je continue mon chemin, je remonte clopin-clopant la pente. Je songe aux atomes des épicuriens qui n’en finissent pas de tomber dans le néant, qui s’entrecroisent, se choquent et se dispersent. J’ai passé mon chemin devant cette dame. Soudain, derrière moi, un cri : « T’en connais, toi, des médecins qui peuvent nous guérir ? »
Guérir… encore un de ces mots piégés qui traîne avec lui tant d’illusions, tant d’espoirs vains, tant d’atterrissages forcés. Progresser, voilà qui est déjà beaucoup plus accessible. Millimètre après millimètre, un pas après l’autre, tous nous cheminons vers une santé régénérée. Dans le lointain, le néon des urgences disparaît peu à peu. Où est la priorité dans une vie ? Qu’est-ce qui pèse vraiment ? Toujours bien distinguer le psychodrame du tragique, la part du mental dans notre malheur.
Rentré au bercail, je ne puis m’empêcher de penser à toutes ces femmes et tous ces hommes qui se démènent sans remède, sans aucun soutien, sans la moindre consolation. Comment, sans se blinder, écouter ces misères, ces découragements, l’humanité ? Si seulement j’avais eu le culot de lui dire : « Viens avec moi, je vais m’occuper de ton cas. »
Quel acte poser quand toute la vie est assiégée par le désespoir ? Je ne pouvais tout de même pas lui sortir le coup d’Épictète, que nous sommes tous des esclaves en voie de libération ! Qu’est-ce qui, en moi, a écouté cette femme ? La peur, la pitié, la compassion, l’empathie, une curiosité, ce vague sentiment de supériorité que l’on ressent dès que l’on tend la main ou qu’on a affaire à plus malheureux que soi ? Pour devenir policlinicien, il faut déraciner de son cœur toute volonté de puissance. Agir gratuitement, sans pourquoi, simplement…
C’est fou comme cette femme s’est immiscée dans ma vie par sa pathologie, sa carte d’identité réduite à un diagnostic, à une faiblesse, à une fêlure, à sa misère. Et quel regard portait-elle sur ce gars qui traînait ses guêtres en écoutant Schopenhauer pour remonter sa pente ?