BUKOWSKI, ALCOOLIQUE, LIBRE ET… PHILOSOPHE ?

Qu’est-ce que la santé mentale ? À quoi bon lui courir après quand nous pouvons trouver la joie, là, tout de suite ? Ahuri, dans ma quête, au cœur de mes errances, je tombe sur un certain Charles Bukowski. Nous prêterait-il main-forte en notre policlinique ? Assurément le gaillard vaut le détour. Sa devise : « Don’t try, do ! »… Eh bien, faisons-le ! Je cours à la librairie pour m’envoyer l’intégrale de ce Ricain bien espiègle : Journal d’un vieux dégueulasse, Contes de la folie ordinaire, Souvenirs d’un pas grand-chose, Le postier, Pulp, Au sud de nulle part, L’amour est un chien de l’enfer, Un carnet taché de vin, Avec les damnés, Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau, Le ragoût du septuagénaire… Fascinante, la nonchalance de ce bonhomme qui semble flotter dans l’existence sans s’agripper à rien ! Se foutant du regard d’autrui, il avance clopin-clopant sans se prendre la tête. Et si, à mon tour, je pouvais traverser les zones de turbulences sans en faire des caisses, sans l’ajout, les constructions du mental qui analysent tout, compliquent tout ?

Je suis un bien piètre philosophe de l’après-coup, je m’évertue à donner sens a posteriori à l’épreuve, aux blessures, aux traumatismes. Mais comment me débarrasser de cette armada conceptuelle qui mine toute insouciance et persévérer nu et sans bière ? Aurais-je trouvé un maître ? En tout cas, son franc-parler, sa transparence me touchent et me réveillent.

Sur Internet, je dégotte un documentaire consacré à notre joyeux luron. On le découvre assis sur les toilettes tout occupé à lire une revue Playboy. Et le réalisateur de préciser que cette cocasse mise en scène est une demande expresse de Bukowski qui souhaitait que le téléspectateur ne le prenne pas pour plus fin qu’il ne l’était. Lumineuse liberté que d’accepter d’être filmé sur les chiottes un Playboy à la main, troublante invitation à quitter un mode de vie minuscule, à accepter de prendre des baffes, à oser une indépendance.

Le voilà peut-être, le boute-en-train de mes rêves, le guide spirituel rigolo…

Mon gourou du moment recourt à l’écriture comme à un jeu, à un moyen de casser les préjugés, de s’extraire des étiquettes. Refusant avec panache d’enfiler d’autres costards même les plus affriolants, dont acte.

Et si un type comme lui s’était pointé un jour à la policlinique, quel traitement lui aurait-on administré ? Pourquoi s’acharner à corriger, rectifier un individu, le faire entrer de force dans un moule ? Ne vaut-il pas mieux tendre l’oreille à la leçon qu’il nous suggère ? Parle donc, Bukowski !

C’est au fin fond de la dépendance, il me l’apprend, qu’il faut traquer la liberté. Je le vois infiniment dégagé, à l’aise, détendu dans son addiction. Loin de se précipiter vers une guérison illusoire, sans haïr sa condition, il assume. Magnifique point de départ pour sortir un peu de soi, prendre du large et se détourner des problématiques usées ! Devenir un grand vivant, voilà l’appel qu’il nous lance, accepter le chaos, les tyrannies qui se lèvent en nous, expérimenter que nous sommes infiniment plus vastes que les tragédies de l’existence, que les psychodrames.

Je l’observe sur un podium, devant un auditoire avide de faire le tour du loustic. À ses côtés, on a pris soin d’installer un frigo bourré de bières pour que notre prédicateur itinérant puisse se rincer le gosier à l’envi. Quel regard jetons-nous sur nos bassesses, nos intimes esclavages ? Nous en sortir, n’est-ce pas déjà reconnaître que nous sommes en plein dedans ? Lui, il descend des cannettes et fait son bonhomme de chemin. Un pilier de bar peut être un grand oui et un maître vers la délivrance… Le sage me semble parfois errer dans un monde à part que jamais je ne foulerai. Bukowski, droit dans ses bottes, bien ancré quoique titubant, vit sur notre planète ; il est une porte ouverte sur l’humanité, il nous tend la main là où nous nous dépêtrons.

Le voilà qui traîne ses guêtres dans la rue, quand un quidam le moleste. Le plus calmement du monde, Bukowski lui lance un : « OK, bye ! » Et il se tire sans aigreur, sans agressivité, sans ressentiment. Nulle réaction de haine, aucun désir de se justifier, il est ce qu’il est. Évidemment, la question qui tue : notre coco, serait-il aussi zen s’il n’avait pas avalé ses litres de pinard ? Comme s’il suffisait de s’imbiber d’alcool pour devenir généreux et purger de soi toute violence.

Rencontrer la paix, l’amour, la joie au cœur de nos tiraillements, voilà le défi, la prescription du docteur Bukowski ! Nous pouvons être pleins comme des tonneaux et rester éminemment libres. Liberté et déterminisme ne s’excluent pas, ne s’opposent pas nécessairement. Toujours l’image de la partie d’échecs. Le virtuose n’est pas celui qui remue ses pions à sa guise, mais l’expert qui connaît les règles sur le bout des doigts et invente pas à pas, millimètre par millimètre, la victoire. À nous de jouer à l’intérieur du chaos et des lois !

Si l’addict a besoin d’être guéri de tous ses manques pour s’évader un peu, il risque d’attendre longtemps. Je suis bourré, dépendant, anxieux, triste, et alors ? Il n’est jamais trop tard pour relever le défi de la grande santé ! Chacun se débrouille avec les moyens du bord, ouvre des chemins, démarre où il se démène. La vie ne procède pas d’une maladie, ne tient pas de la tare. Alcoolo notoire, coureur de filles comme il se plaît à dire, voilà qu’il me ramène à la paix. La lutte s’interrompt et il est enfin temps de jouir de l’existence. Quel grand écart entre des types comme Buk, des bonshommes comme vous et moi, et l’idéal, très lointain, du sage qui a réglé la délicate question des passions ! Entre les deux, heureusement, se dégage une place pour une démarche espiègle qui invite à rire de soi, à cesser de jouer un rôle, à avancer. Voici des mois que je tiens un journal, que je me plie à l’écriture. Je ressemble encore à un poltron qui prendrait une pose devant un appareil photo : « Souriez, ne bougez pas ! Présentez votre meilleur profil, montrez-nous votre style ! »

J’ai croisé une sorte de Bukowski repenti. Membre des alcooliques anonymes, abstinent depuis seize ans et accusant quelque cent cinquante kilos, il m’a ramené au bercail dans une décapotable, et tous deux, tandis que nous foncions sur l’autoroute, devisions sur la grande santé : « Chaque jour que Dieu fait, je me libère, je laisse partir l’ancien alcoolo. Je m’ouvre à ce qui vient, minute après minute. Je suis alcoolique pour le reste de ma vie mais un alcoolique sobre. Ce qui me sauve, c’est les groupes, la solidarité. À tout moment, tu lances une dynamique, tu finis par repérer quand tu es vulnérable et alors tu dégaines, tu appelles un pote, tu sors, tu évites les tentations, tu reviens au port, tu t’entoures. Ce n’est pas une lutte. Le combat épuise, tue. C’est plutôt un jeu. Il faut découvrir une habileté à se connaître, deviner l’instant qui précède le faux pas, anticiper un peu. Surtout, ne pas présumer de tes forces ! Si tu regardes l’avenir, te v’là foutu. Tu t’imagines, une vie à résister… Non, ce qui compte c’est goûter l’abstinence maintenant. C’est toujours le maintenant qui compte… »

Je pète de trouille tandis qu’il s’enfile un copieux sandwich, tenant du bout des doigts le volant. C’est là, je me dis, qu’il s’agit de s’abandonner à fond, de lâcher prise, de se la jouer à la Bukowski, cool. Pourquoi toujours s’éreinter à protéger ce petit moi qui claquera tôt ou tard ?

Revenons à l’addiction ! Sommes-nous tous égaux devant la dépendance ? Qu’est-ce qui pousse un homme, une femme, à dégringoler dans cet emprisonnement ? Quelles secrètes blessures se cachent derrière cet esclavage ? Avec Spinoza, pourquoi ne pas considérer nos tares comme s’il s’agissait de courbes, de volumes ou de lignes, sans aucun jugement ? À quoi se bornent nos dépendances ? Où prennent-elles naissance ? D’où tirent-elles leur force ? À quoi sommes-nous attachés par l’amour ? Autant de pistes pour une bonne anamnèse…

Un addictologue m’a appris à distinguer homéostase et allostase. Est homéostatique, celui qui trouve sa stabilité en lui-même. L’allostatique, au contraire, a besoin d’un être, d’une circonstance, d’une substance pour se sentir bien. Et deux allostatiques en bagnole, à cent vingt sur l’autoroute, ça donne quoi ? Un joyeux cocktail d’élucubrations philosophiques, un sentiment de gratitude immense… Et un outil, une interrogation : que réclament mes entrailles pour me laisser en paix ?