APOLLON ET DIONYSOS À NOTRE CHEVET

Et si, pour accéder enfin à la grande santé, il valait le coup d’aller faire un petit tour du côté d’une médecine complémentaire, alternative et holistique ? Car, si la raison, les réflexions à elles seules venaient à bout des névroses, des traumatismes, des blocages, cela se saurait. Pour réellement goûter à une vie nouvelle et cesser de recycler ad nauseam le sempiternel malaise, il ne faut rien de moins qu’une renaissance. Pour l’accouchement, Nietzsche propose une sacrée paire de thérapeutes, un duo de choc, une équipe soignante du tonnerre de Dieu : « Par le mot de dionysiaque est exprimé un élan vers l’unité, une sortie hors de la personne, du quotidien, de la société, de la réalité, par-dessus l’abîme de ce qui passe ; le débordement passionné, douloureux, dans des états plus obscurs, plus forts et plus fluctuants ; une affirmation extasiée de la vie comme totalité, en tant qu’elle est égale à elle-même en tout changement, également puissante, également heureuse ; la grande participation panthéiste à la joie et à la douleur, qui approuve et qui sanctifie même les aspects les plus terribles et les plus énigmatiques de la vie ; l’éternelle volonté d’engendrer, de produire et de reproduire ; le sentiment de l’unité nécessaire de la création et de la destruction. Par le mot d’apollinien est exprimé un élan vers un être pour soi accompli, une “individualité” caractérisée, vers tout ce qui rend unique, ce qui met en relief, renforce, distingue, élucide, caractérise ; la liberté dans la loi1. »

Récapitulons ! Les maux de l’âme sont tenaces. Pour s’y atteler, il faut du cran, de la persévérance et une douceur sans limite. Le progressant doit se montrer plus rusé que les fantômes qui le tiennent par la gorge. Un pan de la cure consiste donc à voir un peu plus clair, à mettre de l’ordre, à sérier, délimiter les problèmes pour se lancer dans la sculpture de soi, dans la construction d’une individualité qui tienne la route, stable, solide, forte, apte à traverser les hauts et les bas de l’existence. Dans le même temps, pour grandir et ne pas rester boulonné à son petit moi, il s’agit d’oser l’extase, de nous donner à la vie, de cesser de nous replier sur nous-mêmes, d’arrêter de nous prendre pour une entité séparée du grand tout, unique, exceptionnelle.

Une cure intégrale ne saurait se borner à rafistoler un ego fatigué, ni à s’embourber dans un interminable développement personnel. Soigner ses bobos et sortir de soi, voilà deux défis majeurs de la grande santé !

Pour avancer, deux chantiers : sous l’impulsion d’Apollon, la thérapie s’emploie à s’occuper de soi, à réguler, organiser, essayer de tirer au clair et donner forme, sens, au chaos. L’ascèse ici consiste dans la recherche d’un équilibre, la maîtrise de soi, du recul, de la réflexion. De son côté, Dionysos nous incite à lâcher les concepts, à nous jeter à l’eau, à épouser sans réserve le monde, à renoncer à tout comprendre et à tout maîtriser. C’est le dieu de la perte d’identité, de l’extase, de l’oubli de soi. C’est lui qui nous emporte et vient balayer notre individualité. Oui, je claquerai, mais pas cette vie immense et généreuse qui nous anime tous et fait danser l’univers entier. À la limite, grâce à ce dieu guérisseur, je peux commencer à me foutre de mon propre sort et de mes occlusions de l’âme pour courir nu, les bras grands ouverts. Ce dieu de la jubilation fait descendre en nos cœurs un enseignement redouté : plonge dans la vie, abîme-toi dans l’existence, il n’y a rien à conserver.

Apollon, quant à lui, divinité de la beauté, nous invite à un brin de recul et semble nous souffler à l’oreille : « Arrête-toi deux secondes, contemple la splendeur de la vie, vois comme c’est magnifique : regarde, observe, réjouis-toi. » Et quand on traverse une épreuve ou que, bêtement, on patauge en plein souci, en sa limpide raison, il nous dit : « Ouvre les yeux, n’en fais pas une montagne, le monde continue à tourner, et toi avec lui. » Quel tonique expédient que de ralentir, apprécier et élever le regard vers le beau ! À Delphes, sur le temple qui lui était consacré, voyageurs et pèlerins pouvaient lire mêden agan : rien de trop, rien de plus. Lumineuse invitation à fuir l’excès et à repérer calmement les psychodrames. Loin de nous taper sur les doigts, il coupe court à cette avidité qui ne jouit jamais et circonscrit les problèmes quand on a tendance à en faire tout un plat.

Si seul Apollon nous conseillait, la vie risquerait de s’abîmer dans un mortel ennui ; en donnant libre cours à Dionysos, nous perdrions sans doute tout jalon, toute borne propre à canaliser la démesure qui peut bouillir au fond d’un cœur. Un psy nietzschéen excelle à jongler avec ces deux forces : tendant la main à son patient quand celui-ci, pris dans le tourbillon de ses excès, a besoin de point d’appui, de repère, de cadre. Et dès qu’il s’enferme dans une hyper-rationalisation, il est aussi là pour le rappeler à la vie.

Les Grecs, dans leur génie, savaient bien que pour se réconcilier avec le monde, y aller carrément et dire un grand oui, ces deux forces devaient se marier. Il faut croire qu’un chemin de crête est possible, que l’on peut donner la main à Dionysos sans tout à fait fausser compagnie à Apollon.

Dans la pharmacopée, Dionysos et Apollon se côtoient. Le premier nous donne un petit coup de pouce pour nous laisser nous emporter dans le torrent de la vie jusqu’au, nous dit Nietzsche, complet oubli de soi. Il nous apprend à nous réconcilier avec le monde, la nature, les hommes, le chaos, en nous fondant dans le tout. Pourquoi s’acharner à être exceptionnel, se démarquer, se replier sur soi et s’introspecter à tort et à travers ? Apollon, garant de la mesure, fait régner l’ordre de la connaissance de soi, du rien de trop.

Les mots de Nietzsche, sublime prescription, résonnent comme un appel à « chercher l’anéantissement de l’individu par un sentiment d’unité mystique2 ». Dès à présent, avec tous les boulets que je traîne, je peux me jeter dans le grand tout, m’oublier un peu et me laisser porter par la vie…Voilà peut-être le sommet d’une thérapie espiègle ! Se perdre en route, se réconcilier avec le tout, s’y oublier carrément.


1. Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, Gallimard, 1977, tome XIV, p. 30 (printemps 1888).

2. Friedrich Nietzsche, Œuvres, Robert Laffont, Bouquins, 1993, tome I : La naissance de la tragédie ou Hellénisme et pessimisme, chap. 2, p. 39.