LA JOIE DU CORPS

Faudrait-il graver au fronton de notre policlinique les mots de Montaigne : « Et de nos maladies, la plus sauvage, c’est mépriser notre être1 » ?

Si la sexualité n’était pas entourée, entachée d’une tonne de tabous, de peurs, d’angoisses, la considérerait-on peut-être davantage comme une célébration de la vie, un vrai partage, un jeu espiègle, comme un besoin innocent loin, très loin des perversions et du vice ? Qui fait l’amour au fond ? Un ego impulsif, hyper tendu, un carencé chronique, un prédateur, un assoiffé d’affection, un mendiant de reconnaissance ?

« J’estime pareille injustice prendre à contrecœur les voluptés naturelles que de les prendre trop à cœur2. » C’est Montaigne qui le dit, dégageant ainsi un chemin immensément fécond. La haine du corps n’a jamais rapproché quiconque de la sagesse…

Comment aimer la vie lorsqu’on méprise le corps, ses lois, ses exigences, ses largesses ? Condamner ses passions ou s’y engloutir, s’y épuiser carrément, voilà ce qui peut nous pendre au nez. Il faut une sacrée dose d’audace pour trouver dans la sexualité non de l’aliénation, du manque, une dépendance à répétition, une volonté d’emprise mais de la joie, l’expression d’une ouverture, d’une disponibilité, d’une générosité sans faille.

Le docteur Freud l’a bien dit. Dans Introduction à la psychanalyse, il met en garde les extrémistes de tous bords : « Le conseil de vivre jusqu’au bout sa sexualité n’a rien à voir avec la thérapeutique psychanalytique, ne serait-ce que pour la raison qu’il existe chez le malade, ainsi que je vous l’ai annoncé moi-même, un conflit opiniâtre entre la tendance libidineuse et le refoulement sexuel, entre son côté sensuel et son côté ascétique. Ce n’est pas résoudre ce conflit que d’aider l’un des adversaires à vaincre l’autre. Nous voyons que chez le nerveux, c’est l’ascèse qui l’emporte, avec cette conséquence que la tendance sexuelle se dédommage à l’aide de symptômes. Si, au contraire, nous procurions la victoire au côté sensuel de l’individu, c’est son côté ascétique qui, ainsi refoulé, chercherait à se dédommager à l’aide de symptômes. Aucune des deux solutions n’est capable de mettre un terme au conflit intérieur ; il y aura toujours un côté qui ne sera pas satisfait3. »

Que de conflits, de luttes, de résistances qui pourraient être atténués avec Apollon et Dionysos… La thérapie ? Rassasier un cœur pour qu’il connaisse le désintéressement, l’inviter à trouver la joie partout, à se relâcher et à se détendre. Bien souvent, un « je t’aime » ne signifie rien d’autre qu’un « j’ai besoin de toi ». Lorsque j’aime une pizza, je la dévore… Y aurait-il des amours cannibales ? Faire la paix entre notre côté sensuel et nos instincts ascétiques, c’est prêter l’oreille à la boussole intérieure, repérer et dissiper les tensions, la frustration. Serrer les dents, cabrer sa volonté, faire mille et un efforts, nous embarque dans une guerre civile aussi intenable qu’harassante.

De la tendresse, bordel… ! Glaner la douceur en tout, épuiser les sentiments de violence, de dureté, d’agressivité, c’est renoncer à venir grossir le rang des insatisfaits et, comme dit un mien ami bien au fait sur la question puisque addictologue de profession : « La grande découverte de Freud, c’est le conflit psychique. Nous sommes en conflit avec nous-mêmes et nous projetons nos divisions sur la scène relationnelle, ce qui fait la fortune des avocats et des fabricants d’armes. » Gageons en tout cas que la question de la sexualité et du corps est autrement plus vaste et plus stimulante que la banale gestion au quotidien des pulsions.


1. Michel de Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 791.

2. Ibid., p. 788.

3. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 527.