DE TOUTE ÉTERNITÉ (SUB SPECIE ÆTERNITATIS)

Comment se coltiner en permanence l’épée de Damoclès ? Tous, nous sommes sur les starting-blocks, en partance pour un grand voyage à la destination inconnue… Justement, petite piqûre de rappel à la maison des morts…

Dans l’ascenseur, trois gaillards conversent à qui mieux mieux. Dans la rue, un klaxon retentit, des rires d’enfants éclatent à tout-va. Je me tais, j’écoute les bruits du monde… Quitter son point de vue, sortir de l’étroitesse d’un esprit par trop borné… Et réaliser qu’une infinité de vies autres que la nôtre frémissent en cet instant où l’ego se braque, se recroqueville sur son timide quant-à-lui.

Je flotte dans un large costard, noir. Je rode des chaussures couleur cendre. Aujourd’hui, au programme, un service funèbre.

Nous croisons le corps de Mme Blanc, enfermé dans un sac bleu roi. J’aperçois sa main frêle portant un mince bracelet muni d’un nom et d’un prénom. Ainsi s’achève le destin de la défunte, décédée aujourd’hui à l’âge de quatre-vingt-dix ans, dans un modeste hameau du Gros-de-Vaud. L’employé des pompes funèbres raconte que les infirmières du foyer pour personnes âgées ont regardé s’en aller le convoi en disant : « Au revoir, chère madame », avec une immense gratitude et les yeux en larmes. On n’est pas loin de l’essentiel. On y est même carrément. Qu’est-ce qui compte à la fin ? Les plans de carrière, les succès, les réussites, les performances, les tiraillements de la chair, la rancœur, la rancune ou ce « au revoir, madame Blanc » qui couronne une vie consacrée à l’autre, donnée tout entière, et renvoie aux oubliettes les étiquettes, les rôles et tout vernis social.

Dans le monte-charge – cela ne s’invente pas – on glisse à l’ami dans le bien qui effectue le stage avec nous un lourd volume des Cahiers de Cioran, 998 pages de thérapie de choc, d’autodérision, d’un vigoureux nettoyage à sec de l’ego et de ses mille velléités. En voilà un qui nous rendrait presque accro au tragique memento mori que tout bon philosophe qui se respecte doit, paraît-il, se prescrire chaque jour : « Le pape Innocent IX avait commandé un tableau où il était figuré sur son lit de mort, et qu’il regardait toutes les fois qu’il lui fallait prendre quelque décision importante1. »

Au milieu des cercueils, l’ami croque-mort me fait essayer un autre costume : « Celui-là est trop large, il va te tomber sur les chevilles, en plein vin d’honneur ! », « Putain, t’as pris du bide ! Tu n’as pas une ceinture ? ». Sub specie æternitatis, de toute éternité, et pour l’instant, éclats de rire, reconnaissance énorme… Je savoure mon bonheur de n’être pas encore mis dans ces grotesques boîtes adossées au mur. Tant qu’on n’est pas tranquillement allongé entre quatre planches, tout espoir reste permis. Et pourquoi s’acharner à s’incarcérer dans les affaires du moment, dans les tracas du jour sans s’évader un peu et vivre selon l’éternité ? Que pèse cette contrariété, cette moquerie, ce stress face à l’horizon de notre mort ?

Étrange métier tout de même que celui de croque-mort ! Comment rester sensible sans se blinder, accablé devant l’assurance que jamais la clientèle ne viendra à manquer ? Faut-il osciller entre, d’un côté, la fuite, un divertissement blasé, de l’autre, cette routine tout oublieuse du miracle de la vie, ce taylorisme de la mise en boîte ?

Et nous, comment accueillir dans la policlinique cette glaciale certitude que, comme Caius, nous allons tous y avoir droit ? Chaque seconde, certifient les statistiques, deux personnes environ passent l’arme à gauche, soit 158 857 décès par jour. Et combien de drames, de larmes, de déchirements ? Comment s’en sortir indemne ? Comment se rassurer, même à bas prix, face à semblable hécatombe ? Certes, il ne suffit pas de se rappeler qu’heureusement il y a encore plus de bébés qui naissent pendant ce temps !

À quelques pas de la morgue, un tailleur algérien s’entretient au téléphone avec un sien cousin : « Oui, ça va, il n’y a pas à se plaindre ; au final c’est une bonne journée. Je viens de vendre une ceinture à quarante euros à un handicapé. » Sub specie æternitatis, par rapport à l’éternité sa remarque n’a vraiment pas d’importance, mais là tout de suite, j’ai envie de crier : « Tu sais ce que tu peux en faire de ta foutue ceinture, gros c… ! »

Que pèsent les tourments du jour, le cortège des psychodrames face à la perspective, la certitude de finir comme Mme Blanc ? Sub specie æternitatis, au fond du fond, il n’y a pas de problème. Tâcher d’imiter la dame sans pourquoi et passer dans la vie sans semer la discorde autour de soi, voilà qui n’est déjà pas si mal !


1. Emil Cioran, Cahiers 1957-1972, op. cit., p. 768.