CHAPITRE V
L’Évangile de la Lune – Fragment 1

Les cinq fragments restants du prétendu Évangile de la Lune furent retrouvés, en 3105, lors de fouilles archéologiques dans une ancienne base terrestre du Lacus Doloris. La base n’existait plus depuis près d’un siècle. Ils retracent une conversation entre un mystérieux personnage très puissant, appelé Magister (parfois mentionné comme Jaldabaoth), et sa fille, nommée Lilith ou Sophia. Ces fragments se trouvaient dans un conteneur de platine qui recelait d’autres documents d’une extrême importance pour comprendre l’évolution de la foi chrétienne. On doit la présente traduction intégrale de l’anglo-latin III à une entité spirituelle qui a choisi de rester anonyme et a rejoint depuis peu la Lumière. Que le voyage lui soit agréable.

 

Lilith demanda :

— Père et Maître, explique-moi le mystère de la résurrection des corps. De tous les dogmes de la foi, c’est celui qui me paraît le plus incompréhensible.

— Quels sont tes doutes, ma fille ?

— S’agit-il vraiment de corps physiques ? Comme lorsqu’ils étaient en vie ?

Le Magister sourit.

— Oui, avec une petite différence. Qu’est-ce qui te perturbe ?

— Il y a parmi les vivants, y compris chez les justes, des éclopés, des boiteux, des manchots, des fous. Comment peuvent-ils être heureux de retrouver l’apparence qui les rendit malheureux ?

Le Magister plissa le front, mais ne manifesta aucune colère.

— Ta demande n’est pas ridicule, ma fille. L’explication en est simple. Pense à la résurrection de Jésus-Christ. Son corps devait être ravagé par les clous, les coups de fouet et de lance. Quand il réapparut devant les apôtres et passa quarante jours avec eux, il était indemne, sans aucun signe de blessure.

— Oui, mais Jésus était le fils de Dieu. Il endossait un corps comme on endosse un habit. Tu me l’as expliqué en citant la première lettre de saint Paul aux Corinthiens. En vérité, il était incorporel. Revenir à sa forme première, pour ainsi dire changer d’habit en adoptant des vêtements intacts, entrait dans ses prérogatives. Est-ce la même chose pour les hommes ?

— Non, Lilith. Seule la Trinité peut être totalement incorporelle. Origène l’a expliqué dans son Traité des principes. L’âme d’un être mortel a besoin d’une enveloppe physique. Sinon l’homme serait identique à la Divinité. Ce qui est impossible, même au moment de l’appel final des justes à la béatitude. Être dans la lumière de Dieu ne signifie pas être Dieu.

— Nous nous retrouverons donc dans nos corps imparfaits. Le manchot sera manchot, l’éclopé sera éclopé, l’aveugle sera aveugle.

Le Magister eut un geste d’irritation.

— Tu ne comprends toujours pas. Référons-nous encore à Origène, malgré ses nombreuses erreurs de doctrine. La matière est changeante, contrairement à l’âme. Cette dernière est liée à un corps ; il peut changer tout en gardant la même âme. (À cet endroit certaines phrases du texte sont manquantes.) Dans l’élévation vers la lumière infinie, la ressemblance physique, de ciel en ciel, se fait de plus en plus subtile. À l’apogée de l’ascension, elle devient impalpable. Ni bossue, ni sourde, ni aveugle. L’âme informe la matière, changeante, qui s’adapte, lors du contact avec Dieu.

— Et dans l’Amenthes ?

Lilith utilisait le mot égyptien désignant l’enfer des damnés.

— Là, c’est exactement le contraire. Le corps s’alourdit et l’âme se réduit. Les souffrances du premier vont faire gémir la seconde, écrasée par le poids de la matière.

Lilith resta silencieuse un moment avant de poser la question suivante.

— Père, nous gardons ici, sur la Lune, de nombreuses âmes prisonnières de leurs cages de Faraday. Sont-elles maîtresses d’un corps matériel si subtil qu’il demeure invisible à nos yeux ?

Le Magister leva la main droite en signe d’indulgence.

— Tu es près de la vérité, ma fille, et je suis fier de toi. Tu ne l’as cependant pas encore atteinte. Les pièges installés par les hommes mauvais ont capturé des âmes qui venaient juste d’entamer leur voyage à travers le ciel. Elles n’avaient pas d’apparence physique, mais subissaient encore l’attraction de leur matérialité perdue, avant sa décomposition définitive.

— Elles sont restées compactes, je crois.

— Un contenu lumineux ne disparaît pas. L’âme est lumière comme la Lumière, avec divers niveaux de pureté.

— Si on ouvrait les cages, que se passerait-il ?

— Les âmes des justes, légères, s’envoleraient dans le ciel. En atteignant la sphère de Dieu, elles récupéreraient leur apparence, régénérée pour jouir de la béatitude. Les âmes des pécheurs, alourdies, subiraient au contraire l’attraction de la chair et reviendraient en arrière. Soit sous leur forme charnelle, même morte, soit, si le poids est trop important, dans l’Amenthes.

— Il n’y a aucune région intermédiaire entre l’océan lumineux et l’Amenthes ?

— Elle existe, et se nomme Cherudek. Elle est terrestre et ne l’est pas. Là, celui qui est mort dans le péché récupère un corps, mais pas forcément son corps d’origine. Tout dépend de la souffrance qu’il doit endurer pour s’alléger et reprendre son vol à travers les cieux, attiré par la Lumière.

— Chacune de tes réponses, père et maître, engendre de nouvelles questions.

— C’est normal, ce sont des mystères que peu de gens connaissent.

Le Magister posa l’index sur ses lèvres.

— Maintenant, tais-toi. Je vois venir les disciples. Les douze.

— J’en ai laissé trop de vivants, murmura Lilith, courroucée.

 

(Ici se termine le premier fragment de l’Évangile de la Lune.)