CHAPITRE XII
Le prieuré

Eymerich combattit le sentiment d’horreur qui lui nouait la gorge et l’empêchait de respirer. Il mit pied à terre et s’approcha du petit cadavre. Les soldats arrivaient et, malgré leur expérience, étaient aussi horrifiés que les autres. L’inquisiteur leur indiqua la pyramide en pierres sèches d’où était sorti le gamin coupé en deux.

— Explorez la construction ! ordonna-t-il. Si quelqu’un s’y trouve, faites-le sortir !

Les soldats dégainèrent leurs épées et s’exécutèrent, non sans un instant d’hésitation.

Eymerich se pencha sur le petit corps. Le retourna avec précaution.

— On dirait qu’il a été tranché d’un seul coup, porté avec précision, murmura-t-il. Mais il n’existe aucune arme, aucune hache, capable d’effectuer une telle action.

Après avoir surmonté son dégoût, Berjavel s’était penché à son tour sur la portion de cadavre. Il s’exprima d’une voix étranglée, à peine audible :

— Magister, vous aurez du mal à croire ce que je vais vous dire. Vous allez me prendre pour un fou.

— Parlez plus fort, dit Eymerich agacé.

Le notaire répéta la phrase.

L’inquisiteur balaya ses propos d’un geste.

— Allez-y. C’est la situation qui est démente, pas vous.

— Vous avez déjà vu de près Francesc Roma ?

— Non. Je ne l’ai aperçu que peu de fois, et de très loin. Pourquoi ?

— Eh bien… – Berjavel déglutit. – Ce gamin lui ressemble. Ses traits sont juste esquissés, mais je les reconnais. On dirait un Roma très jeune, pas complètement formé. Mais je suis certain de ce que j’avance.

Eymerich, tout comme le père Corona et Gombau, resta sans voix. Au même instant, les soldats sortirent de la borie. Laborde prit la parole :

— Magister, il n’y a personne à l’intérieur. Il y a deux étages construits à la va-vite en dalles de pierre empilées. Le mobilier se réduit à deux bancs, un sac de paille qui fait office de lit, une petite table et quelques étagères. Il y a des vivres qui se conservent, entreposés dans des sacoches : galettes, viande salée. On n’a trouvé aucune arme, ni couteau de cuisine.

— Des traces de sang ?

— Oui, mais uniquement dans la grande salle du bas. Je pense qu’il doit appartenir à ce monstre. À l’étage supérieur, là où se trouve le lit de paille, il n’y a rien.

Eymerich vit Ferragus s’approcher. Il se releva.

— Capitaine, il doit bien y avoir quelqu’un dans ce curieux village. Certaines bories paraissent habitées. Allez les inspecter avec Arnoul et ramenez-moi un habitant vivant.

— À vos ordres, magister.

Quand les mercenaires se furent dispersés entre les cabanes, le père Corona dit :

— L’air est étrange, malsain. Nous sommes entourés d’arbres et de buissons, mais nous n’en respirons pas les effluves. À moins que ce ne soit qu’une impression.

— J’ai, en tout cas, depuis un bon moment la même, confirma Eymerich. Comme si nous nous trouvions dans une zone séparée du reste de notre environnement, dans laquelle ne pénètrent ni les odeurs ni les bruits. Vous entendez des piaillements, des stridulations, des vrombissements, ou n’importe quel cri d’origine animale ? Le bruissement des feuillages ? Moi non.

Le père Corona regarda autour de lui, il avait pâli et ne parvenait pas à masquer le tremblement de ses mains.

— Cet endroit est ensorcelé, balbutia-t-il. Il faut en sortir immédiatement.

Berjavel et Gombau était tout aussi bouleversés que lui.

— Pas question.

Eymerich s’était redressé de toute sa taille. Il insista sur les mots.

— Il n’existe pas d’endroits ensorcelés. Si la nature est altérée, cela signifie qu’un ennemi obscur est en train de la contaminer. Il manipule nos sens pour accomplir une de ses innombrables ruses. Cela vous effraie, Jacinto ?

— Un peu, admit le dominicain.

— Mauvaise réponse. Nous sommes justement en charge de la lutte contre l’ombre malfaisante. Nous sommes mille fois plus forts, car Dieu est infiniment plus fort qu’un ange déchu et pervers, qui aime les facéties malignes… Mes amis, vous allez maintenant vous agenouiller et faire le signe de croix. Récitez avec moi les paroles que je vais prononcer.

Les compagnons d’Eymerich obéirent et se signèrent. Ils joignirent les mains. Les mercenaires arrivèrent avant que l’inquisiteur ne commence sa prière. Ils poussaient devant eux un jeune paysan qui avait les mains liées derrière le dos. Il était maigre et très sale, les cheveux blonds et courts dressés sur la tête. Il était, de toute évidence, terrifié.

Le capitaine Ferragus, le seul resté en selle, descendit de sa monture.

— C’est le seul être humain que nous avons trouvé, magister, expliqua-t-il. Il nous a dit que les autres s’étaient enfuis “quand les miracles ont commencé”. Ce sont ses propres mots. Ce doit être un individu un peu fruste qui vient dans le Luberon pour chercher des herbes comestibles. Il a l’air un peu fou, mais c’est peut-être la peur.

Eymerich fit signe à ses compagnons de se relever. Il s’approcha du prisonnier et le dévisagea. Yeux bleus presque verts. Traits grossiers, mais pas vraiment laids. Peau ravinée par les infections et les maladies, au point de tendre vers le rouge, avec des taches et de l’eczéma. Il dégageait une odeur insupportable.

— Comment t’appelles-tu ? lui demanda Eymerich en provençal.

— Gaston, père.

— Gaston, et puis ?

— Charpentier.

— Tu veux dire que tu es charpentier ?

— Non, c’est le nom de ma famille.

Eymerich observa le jeune les bras croisés.

— Tu es un cagot, n’est-ce pas ?

— Oui, père.

À l’exception de Ferragus et de Jacinto Corona, les personnes présentes reculèrent toutes d’un pas. L’horreur qu’inspirait la race maudite était trop ancrée, même chez les plus sceptiques et charitables. Ce n’était pas le cas d’Eymerich, bien que tout état d’infériorité ou de faiblesse physique et sociale le dégoûtât. Il savait que les cagots étaient somme toute de bons chrétiens, soumis à l’Église. Ils lui devaient les rares manifestations de charité qui les aidaient à vivre et les commandes pour construire des bâtiments religieux. Ils ne choisiraient jamais la voie de l’hérésie.

— Où vis-tu ? demanda-t-il.

— Dans le val d’Enfer, sous Les Baux. Je suis forgeron.

— Que fais-tu ici ?

— Je viens de temps en temps, quand il n’y a plus de travail et que ma famille meurt de faim. Je ramasse des herbes comestibles et des baies. Je chasse les lièvres et les sangliers.

— Quels sont ces miracles dont tu as parlé au capitaine Ferragus ?

Le jeune garçon était intimidé mais s’exprimait avec une certaine assurance. Il parlait un provençal dénaturé, plein de mots extravagants, résultat de l’isolement auquel était condamnée sa race. Malgré cela, ce qu’il dit s’avéra bien compréhensible.

— Après l’arrivée du diplomate venu d’Espagne avec sa suite, des phénomènes incompréhensibles sont apparus dans le ciel. De grandes voiles triangulaires, avec des lumières allumées à chaque extrémité, ont illuminé la nuit. Elles se déplaçaient très rapidement, entre des éclairs qu’aucun nuage ne justifiait. Et ces phénomènes se produisaient sans faire le moindre bruit. Les gens ont pris peur et se sont enfuis.

— C’étaient tous des cagots ?

— Non.

— Pourquoi ne t’es-tu pas enfui avec eux ?

— Ils n’ont pas voulu de moi. Ils m’ont lancé des pierres pour me tenir à distance. C’est moi qui avais parlé avec l’Espagnol à son arrivée, et ils considéraient que ce qui se produisait était en partie de ma faute.

L’intérêt d’Eymerich s’éveilla.

— Il t’a dit pourquoi il était là ?

— Il cherchait la tombe du moine Archinric. Je n’avais jamais entendu ce nom. Mais lorsqu’il m’a dit qu’il s’agissait d’un vieil abbé du prieuré de Carluc, je lui ai indiqué la route qu’il devait prendre pour y arriver. Il est resté encore un moment, le temps que le ciel se calme et que les voiles disparaissent.

— Maintenant, viens voir un petit cadavre sorti d’une borie, lui ordonna Eymerich après avoir réfléchi un instant. Tu vas me dire si ses traits te rappellent le Catalan dont tu parles. Ou l’Espagnol, comme tu l’as appelé.

Eymerich eut juste le temps de terminer sa phrase avant d’être assourdi par un brusque vacarme. Les bruits de la nature étaient tous revenus en même temps : gazouillis, bruissements, ruissellement d’une source, souffle du vent. Ils n’étaient pas très forts, mais après un si profond silence, ils déchiraient les tympans.

Au même instant, Berjavel cria :

— Le monstre a disparu !

Eymerich abandonna le cagot et revint sur ses pas. Le cadavre mutilé n’était plus là. La traînée de sang qu’il avait laissée en rampant avait également disparu. On pouvait même douter qu’il eût jamais existé.

La peur était générale, et même les bras puissants de Gombau et de Ferragus étaient gagnés par la chair de poule. Eymerich était lui aussi bouleversé, mais il était le seul à savoir comment briser les enchantements. Il inspira profondément et parla d’une voix encore plus autoritaire que d’habitude.

— Je veux vous voir tous agenouillés et tête nue. Nous allons réciter le Pater Noster et le Salve Regina. Nous éloignerons les mauvais esprits. Ils hériteront de votre peur et je sais d’expérience qu’ils sont couards.

La prière collective fut efficace. Les dernières phrases furent énoncées rageusement, comme un défi.

Eymerich jugea que ce n’était pas suffisant. Il entonna un chant, fréquent dans les processions. Ses compagnons le reprirent en chœur :

 

Vexilla regis prodeunt

Fulget crucis mysterium

Quo carne carnis conditor

Suspensus est patibulo

 

Quelques strophes suffirent à leur redonner confiance.

Eymerich fit signe à sa troupe de se relever.

— Notre prochaine étape est évidente. Nous allons au prieuré de Carluc. L’un de vous connaît-il la route ?

Tout en se remettant en selle, Ferragus dit :

— Je sais plus ou moins où c’est, père, mais je n’y suis jamais allé. Cela se trouve en dehors des terres du seigneur de Turenne, à l’autre bout du Luberon.

Eymerich s’adressa à Gaston Charpentier.

— Toi, par contre, la route, tu la connais bien. Tu viens avec nous, tu nous serviras de guide.

L’un des mercenaires nordiques du capitaine Laborde, un gaillard balafré et barbu, afficha une moue de dégoût.

— Père, il nous faut vraiment s’encombrer de ce loqueteux infect ? Il pourrait nous donner la lèpre.

— Les dangers qui nous attendent sont d’une tout autre nature, répondit Eymerich.

Il appela Gombau.

— Il doit y avoir un ruisseau près d’ici. On l’entend couler. Emmenez-y ce garçon et obligez-le à se laver de la tête aux pieds. J’espère que vous n’avez pas peur de le toucher.

Gombau sourit.

— Avec vous, magister, je n’ai peur de rien. Mais s’il a des plaies purulentes susceptibles de s’infecter ?

— Dans ce cas, noyez-le. Il vient juste de prier, il mourra dans la grâce de Dieu.

Maître Gombau saisit un bras du cagot, qui le suivit sans protester.

Moins d’une heure plus tard, la petite colonne se remit en route. Elle était précédée à une distance respectable par Charpentier, qui partageait la selle de celui qui l’avait lavé et rasé.

Eymerich regarda le ciel. Il dit au père Corona qui chevauchait à ses côtés :

— Pour l’instant, le soleil descend lentement, mais il va bientôt faire sombre. Je ne sais pas où se trouve Carluc. Mais nous n’y arriverons certainement pas avant la soirée. Nous allons devoir nous arrêter pour la nuit, et donner à manger et à boire aux chevaux et aux hommes.

— Je crains qu’il n’y ait pas trop d’auberges dans le coin, magister.

— Je le vois bien, Jacinto. Mais nous n’avons pas le choix. Nous occuperons s’il le faut des cabanes en pierre. Apparemment il y en a partout.

— Et risquer ainsi de rencontrer de nouveaux monstres ?

— Jacinto, vous devriez maintenant savoir qu’il n’y a de monstres que là ou quelqu’un les crée ou les évoque. Et, aussi perfides soient-ils, ils ne sont que le reflet d’une perfidie plus grande encore, aussi ancienne que le temps. Nous l’avons déjà vaincue. Et nous la vaincrons encore.