Après avoir parcouru quelques mètres à pied, ils purent mieux distinguer ce qui était en train de se passer dans le petit village, à la lueur des incendies. La population, guère plus d’une dizaine de familles, avait été regroupée sur une placette délimitée par des habitations en bois et la façade d’une église inachevée. Sur le côté se dressait un bout de clocher, incomplet lui aussi.
Il y avait une vingtaine de soldats à cheval, chargés d’armes, y compris des arbalètes. Ils ne portaient pas d’insignes mais leurs cheveux en broussaille blonds ou roux tenus par des manchons ou des bandeaux indiquaient qu’ils venaient du Nord. Ils avaient probablement été choisis parmi les mercenaires incapables qui s’étaient mis au service d’Avignon.
François Borrel était descendu de son cheval et tournait au milieu d’eux. Il dévisageait les paysans, sans distinction de sexe ni d’âge. Il donna une claque à un gamin qui pleurnichait, le faisant pleurer encore plus. Le petit enfouit son visage dans les jupes de sa mère. Réveillées en plein sommeil, des centaines de chèvres, enfermées dans les étables adossées aux baraques, s’étaient mises à bêler. On entendait également des mugissements et des hennissements.
Eymerich murmura au père Corona :
— Vous voyez maître Gombau ?
— Oui. Il est en bas, dans le coin le plus sombre de la place. Sous le fragment de clocher. On dirait qu’il est attaché à Hélis et au cagot.
— Marcel aussi ?
— D’ici je ne le vois pas. Non, il n’est pas avec eux.
Arnoul de Laborde rejoignit tête baissée la position des dominicains, derrière un des talus qui séparaient les parcelles des paysans.
— Que fait-on, magister ? Nous ne pouvons pas attaquer. Ils ont des arbalètes, malgré les interdictions.
Quinze ans plus tôt, une ordonnance papale avait interdit cette arme, trop meurtrière. La guerre entre la France et l’Angleterre avait fait oublier la prohibition et l’excommunication pour celui qui la violait. Des arbalètes étaient réapparues un peu partout. Ce n’était pas une arme ordinaire, elle était difficile à charger, mais on l’utilisait souvent. En particulier chez les mercenaires.
— Attendons de voir quelles sont les intentions de Borrel, dit Eymerich. On décidera après.
Le franciscain cria en langue occitane :
— Lequel d’entre vous est le barbe ? Qu’il fasse preuve de courage et s’avance. Si sa foi est sincère, il ne devrait pas redouter le martyre.
Aucun des paysans terrorisés ne bougea ni ne dit mot. Les femmes et les enfants continuaient de pleurer en silence.
François Borrel les dévisagea et s’avança vers un vieux berger qui portait une longue barbe blanche. Il tendit l’index vers lui.
— Je pense que c’est toi, le prêtre de ces hérétiques. Ne dis pas le contraire. Nous avons des informations dignes de foi sur les croyances vaudoises pratiquées par votre communauté. Tu as vraiment l’allure d’un prêtre de la secte. Si tu ne parles pas, je fais jeter tes compagnons dans les flammes. Y compris les enfants. Mieux vaut tuer un jeune hérétique que laisser la dépravation s’étendre dans ces vallées.
Le vieux, presque totalement édenté, parvint à dire :
— Je ne suis pas le barbe, monsieur. Je ne sais même pas à quoi vous faites allusion. Nous sommes de pauvres bergers et paysans. Quand le curé vient nous voir, nous allons tous à la messe.
— Ah oui ? répliqua Borrel. Faites avancer le tavernier. Celui qui a envoyé la dénonciation.
Un petit homme, plus très jeune, sortit des rangs. Il était chauve et portait un tablier.
— Me voici, mon père, dit-il d’une voix tremblante. J’ai l’impression que la lettre que j’ai envoyée à l’évêque Amiehl a été mal interprétée. Ils suivent tous ici la doctrine de Valdo. Ils croient cependant qu’il s’agit du catholicisme romain. Ils n’ont ni barbe, ni chef de secte.
— Vous avez entendu des conversations dans votre taverne ?
— Je n’ai pas vraiment de taverne. J’importe du vin de la plaine et je le vends à domicile. Je n’ai pas la possibilité d’écouter les conversations des paysans.
Borrel durcit le ton. Peut-être également le regard, mais de son poste d’observation, Eymerich ne pouvait en être certain.
— Tu es en train de te rétracter. Dans ta dénonciation, tu parlais de quelqu’un qui incitait les paysans à se conformer à l’hérésie.
— Il s’agissait d’un étranger, un Catalan, qui était monté jusqu’ici. Il n’y est resté que quelques heures. Il cherchait l’allégeance de ceux qui professent le christianisme des origines, celui de saint Jean Baptiste, pour renverser l’Église satanique de Pierre. C’est ainsi qu’il l’appelait, “satanique”.
— C’était lui, le barbe ?
— Il n’était pas vaudois. Bien que laïque, il était lié à votre ordre.
Borrel devint furieux.
— Tu ne voudrais tout de même pas dire, misérable…
— L’ordre franciscain. L’ordre pauvre. D’après l’étranger, les franciscains fidèles à la règle originelle, les vaudois et d’autres hérétiques ont un but commun. Se débarrasser du pape et de sa vénalité.
Eymerich avait écouté cette conversation avec attention. Elle confirmait certaines hypothèses qu’il avait à peine osé esquisser. Il ne fut pas surpris par l’explosion de colère de Borrel.
— Emparez-vous de ce menteur, cet espion, et jetez-le dans les flammes ! ordonna le franciscain à ses soldats. Faites pareil avec le vieillard ! Et ce n’est que le début !
Les mercenaires s’exécutèrent aussitôt. Ce genre d’ordre leur était familier. Ils saisirent le tavernier, qui implorait la pitié. Le traînèrent jusqu’à la première maison incendiée et le jetèrent à l’intérieur. Il essaya d’en sortir, les vêtements en flammes. Ils le repoussèrent dans le bûcher de la pointe de l’épée. On entendit des hurlements, puis seulement le crépitement du bois.
— Quel imbécile, ce Borrel ! grommela Eymerich au père Corona. Le marchand de vin aurait pu avouer bien plus de choses sous la torture. Les espions sont toujours fragiles, ils ne résistent pas aux supplices savamment distillés.
Ce fut au tour du vieux barbu. Les soldats l’entourèrent. Borrel lui demanda :
— Tu nies encore ta fonction de curé de la secte de Valdo ?
L’homme, nullement intimidé, répliqua :
— Je n’ai aucune charge ecclésiastique. Et j’en suis fier. Si l’Église romaine est celle que je vois à l’œuvre, en blâmer la cruauté me ravit.
— Des phrases bien trop élaborées pour un simple berger des montagnes.
Borrel ricana.
— Tu t’es dénoncé tout seul. Le feu va te purifier. Meurs, vieille barbe !
Un des mercenaires s’était emparé d’une fourche. Il la pointa contre la poitrine du vieillard pour le pousser vers une cabane en flammes. Il n’eut pas besoin d’insister. L’ancien marcha seul vers son tombeau ardent et disparut. On n’entendit ni cris ni gémissements.
Borrel s’adressa aux paysans survivants, que l’horreur rendait muets. Il parla avec l’accent froid d’un comptable de la mort.
— Deux des vôtres ont eu le sort qu’ils méritaient. C’est maintenant votre tour. Je sais que vous portez la marque collective de l’hérésie. De remarquables inquisiteurs sont morts dans ces vallées pour avoir combattu le mal. Vous en êtes tous responsables. Je ne garantis la vie sauve qu’à ceux qui, dans un élan de sainte repentance, révéleront quel paysan faisait du prosélytisme hérétique.
Seul le silence suivit, brisé par les sanglots et par les cris du bétail. Borrel attendit, les mains croisées dans le dos.
Au bout d’une longue minute, il dit :
— Très bien. On ne vous a pas encore convaincus. Vous avez besoin d’un autre exemple. Qu’on m’amène les trois espions hérétiques. La gamine, le jeune crasseux et la brute.
— Ce sont les nôtres ! murmura Laborde, resté aux côtés d’Eymerich. Je dois faire quelque chose, magister ?
— Non, c’est à moi de jouer. Seul. Restez à l’abri.
L’inquisiteur se leva et enjamba la tranchée du pas incertain qui lui était à présent coutumier. Il marcha jusqu’au centre du village, en faisant attention à ne pas tomber. Il arriva juste au moment où les prisonniers étaient conduits devant Borrel.
— Je vous salue au nom du Seigneur, mon frère, dit-il au franciscain. Je suis contraint, par le pouvoir dont m’a investi le saint père, de vous demander de libérer un de vos prisonniers.
Il indiqua Gombau.
— C’est l’un de mes serviteurs.
Borrel était sidéré, mais il se ressaisit rapidement et lança avec ironie :
— Original. Un inquisiteur qui en entrave un autre dans l’exercice de ses fonctions. Qui vous l’autorise, père Eymerich ?
— Un mandat signé par Grégoire XI en personne. Je l’ai avec moi. Vous voulez le voir ?
— Il ne m’intéresse pas. Vous êtes loin de votre diocèse. Alors vous allez m’expliquer comment vous êtes arrivé là.
— Cela ne vous regarde pas. Je suis par ce mandat votre supérieur. Je vous ordonne donc de relâcher mon serviteur. Je vous accorde une minute.
— Vous m’accordez ?
Borrel laissa échapper un rire sec, sans joie.
— Je ne reconnais pas votre autorité. J’obéis à mon évêque et je reste sous ses ordres. Je vous fais remarquer, père Eymerich, que j’ai une bonne escorte. Vous êtes dans la ligne de mire de quatre arbalètes et à la portée d’une vingtaine d’épées.
Ce fut au tour d’Eymerich de ricaner. Lorsqu’on le menaçait, il retrouvait toute son énergie.
— Vous feriez exécuter l’inquisiteur général du royaume d’Aragon, chapelain de la curie d’Avignon, théologien réputé ? Vous risqueriez l’excommunication, l’expulsion de l’Ordre, ou bien pire. Je penche pour le pire.
— Il faudrait des témoins. Ici, il n’en restera aucun.
— Parmi les vilains. Vous oubliez votre escorte. Passible elle aussi d’excommunication.
Bien qu’ils fussent étrangers, un mouvement de nervosité gagna les mercenaires. Ils avaient compris la portée de la conversation.
— Quant à la force, vous ne pensez tout de même pas que je suis venu seul.
Eymerich indiqua l’ombre qui entourait le village. On entendit un bruit de ferraille, comme des armes tirées de leur fourreau et des lances frappées contre des rochers. Probablement une initiative de Laborde. L’inquisiteur loua la perspicacité du sous-officier.
Borrel avait perdu son assurance.
— Très bien. Détachez les amis du dominicain.
Maître Gombau, Hélis et le cagot étaient attachés par la même corde. Un soldat en trancha les liens. Les trois prisonniers coururent vers l’obscurité et disparurent.
— Vous venez de commettre un abus, père Eymerich, dit Borrel. Ne croyez pas que nous en resterons là.
— Je ne le crois pas. Nous nous reverrons. Dominus vobiscum.
Eymerich s’éloigna, sûr de lui. Il retrouva ses compagnons, toujours à l’abri de la butte qui délimitait les parcelles. Gombau, la gamine et Charpentier étaient en train de l’escalader.
— Partons vite d’ici et récupérons nos chevaux, dit-il. Je n’ai pas confiance en Borrel. Il pourrait nous attaquer pendant que nous nous retirons.
— Nous avons des défenseurs inattendus, magister, répondit le père Corona. Il montrait les ténèbres entre les dernières maisons du village.
Eymerich plissa les yeux. Il reconnut Marcel qui, au loin, empoignait une fourche. Il y avait autour de lui un petit groupe de paysans et de bergers qui brandissaient leurs outils de travail, des faux, des bêches. La lune montante et le ciel étoilé les éclairaient à peine. On comprenait qu’il s’agissait d’hommes, de femmes et d’enfants vêtus de haillons. Ils scrutaient le village.
— Ils sont arrivés il y a peu de temps, en silence, tandis que vous parliez avec le franciscain, expliqua Arnoul de Laborde. Ils ne se sont pas intéressés à nous. Juste aux autres montagnards. Ils ont dû être alertés par les incendies.
— Ça ne nous regarde pas, siffla Eymerich. Maintenant, à cheval.
— Pour aller où ?
— Je ne le sais pas encore. Loin d’ici.
Il y avait un problème avec Hélis et le cagot. Personne ne voulait partager sa selle avec eux.
— Laissez-les ici, suggéra Eymerich. Une hérétique et un jeune aussi crasseux qu’une porcherie. S’ils les tuent, la chrétienté et l’hygiène nous en seront reconnaissants.
— Raymond de Turenne exige que les cagots soient protégés. Je me charge de Charpentier, dit Laborde.
— Et moi de la gamine, ajouta le père Corona.
— Comme vous voulez, pourvu qu’on s’en aille.
Une demi-heure plus tard, le groupe progressait sur un large sentier bordé de très grands arbres. La clarté lunaire rendait la progression facile. Ils se dirigeaient vers de lointaines lumières, visibles dans la vallée. Il faisait très froid, mais l’air pur faisait du bien à l’esprit et aux poumons.
Eymerich avait à ses côtés le seigneur de Berjavel.
— Magister, fit observer le notaire, j’ai quelques doutes sur la légitimité de notre intervention. Nous avons empêché l’action d’un autre inquisiteur. Nous avons, de fait, défendu certains adeptes de l’obscène hérésie vaudoise. Sommes-nous sûrs de la validité de notre action ?
Eymerich pouffa, dégageant un nuage de vapeur.
— Celui que vous appelez “autre inquisiteur” était un frère mineur. Un franciscain.
— Et alors ?
— Je crois qu’il n’existe pas de pire hérésie. Ce sont des rats nichés dans le fromage. Tôt ou tard ils sortiront du placard.