Pour son second cours au groupe d’étude dirigé par Alli Ray, Frullifer se sentit moins embarrassé. Il avait appris quelque chose de plus sur la vie quotidienne dans l’antre du Large Binocular Telescope.
Ses « élèves » étaient de jeunes chercheurs qui, bien que pour la plupart au service de la Compagnie de Jésus, ne se comportaient pas différemment de tous les jeunes de leur âge. Ils buvaient en cachette, fumaient dans les toilettes et les placards, assiégeaient les rares filles du groupe. Ces dernières faisaient de même avec les rares collègues masculins qu’elles admiraient. Il régnait une parité légèrement déséquilibrée.
Les chercheurs parlaient très souvent entre eux de politique. Ils étaient farouchement opposés au régime du révérend Mallory et à toute forme de dictature ou de théocratie. Certains ne cachaient pas leur sympathie pour l’organisation, classée comme terroriste, des Enfants du Futur. Aloysius Green évitait strictement ce genre de discussions. Il ne pouvait cependant pas les ignorer. Frullifer en avait entendu parler après seulement deux jours à l’observatoire.
Debout devant le tableau, il affronta sans trop d’appréhension une petite assemblée qui lui paraissait maintenant plus sympathique.
— Vous avez lu mes écrits et vous connaissez la théorie des psytrons que j’ai élaborée à partir des hypothèses du mathématicien Dobbs. L’un de vous se sent-il capable de la résumer ?
Il espérait que ce serait Alli Ray. Auquel cas, il lui demanderait de se lever, pour pouvoir contempler son physique parfait. Ce fut en fait la seule autre jeune fille présente dans la salle, une Afro-Américaine, qui leva la main. Jolie elle aussi, mais il la laissa assise.
— Je vous écoute, mademoiselle.
— Les psytrons sont censés être des flux, à mi-chemin entre l’onde et la particule, produits par l’activité cérébrale. Ils devraient être capables de former des champs de pensée, pouvant être projetés à une vitesse superluminique. Ils sortiraient alors des limites de grandeur de l’univers pour entrer dans la sphère de l’imaginaire collectif. Ils reviendraient en n’importe quel point de l’espace-temps.
Frullifer fut étonné par l’esprit de synthèse et la clarté de l’exposé.
— Je vous félicite, mademoiselle. Je n’aurais pas pu m’exprimer mieux en aussi peu de mots. Je vous demande de l’applaudir.
Tout le monde applaudit, puis Frullifer reprit la parole.
— Ce que vient de dire votre collègue est parfaitement exact. J’ai cependant eu un temps presque trop long pour méditer sur mes théories.
Il décida encore une fois de taire les raisons de cette interruption forcée.
— Je ne pouvais pas mener des expériences, mais j’avais le droit de lire. J’ai eu ainsi entre les mains un livre d’un certain Marco Bischof. Il s’intitulait Biophotons. La Lumière de nos cellules. Il illustrait les théories du docteur Fritz-Albert Popp. Je vous avais conseillé de vous renseigner sur lui. Vous l’avez fait ?
Il y eut un murmure coupable.
— Ça n’a pas d’importance, concéda Frullifer, que le beau temps rendait affable. Il s’agit d’un chercheur allemand, professeur à l’université de Marbourg. Sa brillante carrière fut interrompue en 1974 par la démonstration de l’existence des biophotons. C’est-à-dire par la découverte, confirmant ses précédentes intuitions, que, dans les cellules de chaque être vivant, se produit une très faible émission d’ondes électromagnétiques, servant de moyen de communication.
— Ce serait donc ça la “lumière dans les cellules” à laquelle fait allusion le titre du livre ? demanda Alli.
Frullifer la gratifia d’un large sourire, disproportionné face à la modeste pertinence de la question.
— Exactement. Les émissions se glissent dans la bande du spectre lumineux. Elles sont de la lumière. L’important est de savoir d’où elles viennent. De l’ADN, le code qui contient et résume toutes les caractéristiques de l’hôte. Il fut un temps, je suppose que nous l’aurions appelé “âme”, sauf qu’elle inclut également les caractéristiques physiologiques fondamentales.
— Ça a été démontré ?
— On peut en donner la preuve avec les instruments appropriés. Les élèves de Popp les ont construits, dans des laboratoires disséminés à travers le monde. Je peux dire que la démonstration fut on ne peut plus convaincante.
— Vous parlez d’une émission de lumière très faible.
— C’est exact, mais je peux maintenant préciser qu’elle est aussi compacte et cohérente qu’un rayon laser. Vous devez savoir qu’un laser peut parcourir des distances excessivement grandes avant, disons, de “s’effriter”.
Frullifer souhaita à cet instant que les biophotons qu’il émettait atteignent Alli Ray et lui disent combien il la trouvait à son goût. Cela se produisit peut-être, mais la jeune fille ne paraissait guère sensible à la lumière en question. Elle affichait plutôt un air sceptique.
— Si ce que vous dites est vrai, Popp aurait dû avoir le prix Nobel de son vivant.
— Hélas, non. Fritz-Albert Popp a commis l’erreur d’appliquer sa découverte à la médecine avant qu’elle ne soit reconnue par la communauté scientifique. L’empiètement sur un territoire parmi les plus contrôlés qui soient. Il l’a payé en termes de carrière et de crédibilité.
Frullifer baissa la voix.
— Il s’est produit la même chose pour moi avec la théorie des psytrons.
Un chercheur vêtu de noir, un crucifix autour du cou, leva la main, puis se mit carrément debout. Blond, le visage énergique et austère, c’était l’un de ceux que les jeunes filles courtisaient le plus.
— Excusez-moi, docteur Frullifer. Je ne vois pas le rapport entre les psytrons et les biophotons.
— En effet, ce n’est pas la même chose. En tout cas, ça n’a pas été démontré. Les psytrons naissent de la psyché, les biophotons du corps entier. Mais les deux émissions ont des caractéristiques communes. Elles n’ont pas de masse, forment des champs, voyagent de façon compacte à vitesse luminique. Normal : il s’agit de lumière.
— Même les psytrons ?
— Oui. Les psytrons aussi.
— Vous avez évoqué dans vos écrits la possibilité que les psytrons dépassent même la vitesse de la lumière. C’est en contradiction avec ce que vous venez de dire.
Les choses se compliquaient. Frullifer préféra éluder.
— On en parlera lors d’une prochaine rencontre. Le sujet mérite une attention particulière. Je préférerais à présent répondre à d’autres questions. Par exemple sur la théorie de Popp, ses retombées pratiques et ce genre de choses. Mieux vaut avancer un pas après l’autre.
Le jeune au crucifix n’apprécia pas vraiment.
— Vous ne pouvez pas avancer une idée scabreuse et refuser de l’expliquer. Si la lumière pouvait vraiment dépasser sa propre vitesse, la structure de l’espace-temps en serait bouleversée. Avant de se disperser, le laser biophotonique aurait la possibilité de remonter les siècles et d’atteindre sa cible avant même d’avoir été lancé. Ce n’est plus de la science mais du mysticisme !
— Étonnant d’entendre ça de la bouche d’un jésuite ou d’un aspirant jésuite, ironisa Frullifer.
En réalité cette remarque l’avait contrarié et il détestait cet individu bien plus jeune et bien plus beau que lui.
— Voyez-le comme un devoir à faire pour la prochaine fois. Réfléchissez sur la formule de Fantappié et sur une masse égale à zéro, comme celle des photons. Ayez bien à l’esprit que dans l’équation la vitesse de la lumière est, au départ, considérée comme constante. Trois cent mille kilomètres par seconde. Vous me direz ce que vous en avez déduit.
Le jeune en noir n’en démordait pas.
— Excusez-moi, mais j’aimerais avoir une réponse au problème qui vient d’être soulevé. Des vitesses supérieures à celle de la lumière déformeraient l’espace-temps. Einstein ne parlait pas à tort et à travers.
Frullifer fut ravi d’avoir l’occasion d’humilier son contradicteur. Une mauvaise pensée germait dans son esprit : réduire son pouvoir de séduction sur le public féminin (essentiellement Alli Ray, l’autre l’intéressait moins).
— Nous ne parlons pas de la même chose.
— Il me semble pourtant que si.
— Et en fait non. La théorie de la relativité est fondée sur la gravitation, même si elle pervertit les conclusions de Newton. Une masse énorme courberait l’espace-temps jusqu’à ce que les extrémités se touchent comme dans le cas d’une feuille de papier repliée, expédiant ainsi dans le passé un éventuel objet volant. Mais les psytrons et les biophotons n’ont pas de masse.
— Et alors ?
— Aller à rebrousse-temps n’a rien à voir avec la gravité. C’est une propriété intrinsèque à laquelle la lumière est soumise, pas l’objet d’une quelconque distorsion.
Frullifer se prépara à l’estocade finale.
— Jeune homme, quel est votre nom ?
— Hector Delmar.
— Vos questions sont sensées et reflètent de bonnes études. Faites cependant les devoirs que je vous ai conseillés. Vos prochaines interventions seront ainsi plus pertinentes.
Le trublion rougit puis s’assit.
Il y eut ensuite une succession de questions sur Popp, la crédibilité scientifique, les penseurs qui l’avaient précédé. Jusqu’à ce qu’arrive enfin l’heure d’aller à la cafétéria avec Alli.
— Vos explications ont fait naître en moi d’étranges images, dit la jeune fille alors qu’ils posaient leurs plateaux sur une table en formica. Des corps chargés de lumière, dans un univers électromagnétique. Certains pensent que si l’on pouvait franchir l’horizon des événements, on trouverait un océan infini de lumière. Et que tout le cosmos est parcouru de filaments de plasma électrique.
— Peut-être, je ne sais pas.
Frullifer souleva le couvercle de son plateau, découvrant sous les gouttelettes de vapeur une pâle nourriture d’hôpital. Il soupira et planta sa fourchette dans un aliment d’origine incertaine.
— Cela vous pose problème ?
— Oh, non ! Selon ma foi, Dieu et la lumière sont une seule et unique chose. C’est la raison pour laquelle les jésuites ont voulu l’observatoire et l’ont appelé Lucifer. Pour découvrir des traces de Dieu entre les galaxies.
Soudain, une pierre fit exploser une des vitres de la cafétéria. Tous ceux qui étaient présents dans la salle bondirent et s’aplatirent contre les murs. Les jets de pierre continuèrent, une deuxième vitre se brisa. Des cris gutturaux provenaient de l’extérieur.
— Que se passe-t-il ? demanda Frullifer, plaqué lui aussi contre un mur.
— Ce sont les Indiens qui nous attaquent. Ça leur arrive de temps en temps.
Frullifer serra Alli contre lui pour la protéger. Il avait cependant une autre idée en tête. Et, sans les connaître, il remercia mentalement les « Indiens ».