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Sous la sonnette de la maison appartenant à l’université, on pouvait lire cet incroyable nom : Mr. et Mrs. Archer Beeson. Matlock n’avait pas eu grand mal à se faire inviter à dîner. Le professeur d’histoire avait été flatté par son projet de séminaire coordonnant leurs deux cours. Il aurait du reste suffi qu’un membre de la faculté lui demande comment sa femme se comportait au lit pour que Beeson se sente flatté et surpris à la fois. Et puisque Matlock était apparemment très viril, Archer Beeson pensa que prendre l’apéritif et dîner tandis que son épouse évoluerait en jupe courte l’aiderait à cimenter une amitié avec un professeur de littérature anglaise très estimé.
Matlock entendit une voix essoufflée crier depuis le palier du premier étage :
– Une seconde !
C’était la femme de Beeson. Elle avait un accent étranger, cultivé jusqu’à la caricature, celui des filles sortant des meilleures écoles. Matlock l’imagina courant à droite et à gauche, vérifiant les assiettes de hors-d’œuvre au fromage – des hors-d’œuvre très originaux, de véritables natures mortes – tandis que son mari mettait la dernière touche au rangement artistique de sa bibliothèque, en disposant quelques volumes rares, soigneusement et négligemment à la fois, de sorte que le visiteur ne puisse pas ne pas les remarquer.
Matlock se demanda si ces deux êtres ne cachaient pas aussi de petites tablettes d’acide lysergique ou des capsules de méthédrine.
La porte s’ouvrit et la femme de Beeson, vêtue de la minijupe attendue et d’un chemisier de soie transparent qui flottait autour d’une poitrine avantageuse, lui sourit ingénument.
– Salut ! Je suis Ginny Beeson. Nous nous sommes vus à deux ou trois cocktails déments. Je suis contente que vous soyez venu. Archie est en train de terminer un papier. Montez avec moi. Elle précéda Matlock dans l’escalier, lui laissant à peine le temps de répondre. Cet escalier est épouvantable ! C’est le prix à payer lorsque l’on part du bas de l’échelle.
– Je suis certain que cela ne durera pas, fit Matlock.
– C’est ce que dit toujours Archie. J’espère qu’il ne se trompe pas. Sinon j’aurai des jambes beaucoup trop musclées.
– Il ne se trompe certainement pas, déclara Matlock en contemplant les longues jambes lisses qu’il avait devant lui.
A l’intérieur de l’appartement des Beeson, les hors-d’œuvre au fromage étaient disposés sur une table basse d’une forme bizarre. Le livre à l’honneur attendu était une œuvre de Matlock en personne. Les Interpolations dans Richard III. Il était posé sur un guéridon, sous une lampe à franges.
Impossible de le rater.
Dès que Ginny eut refermé la porte, Archie émergea de ce que Matlock supposa être son bureau et pénétra dans la salle de séjour. Il n’était pas grand. Il tenait une pile de feuillets dans la main gauche. Il tendit la droite.
– Parfait ! Je suis ravi que vous ayez pu venir, mon vieux !... Asseyez-vous donc. Il est largement temps de boire ! Je suis mort de soif !... Je viens de passer trois heures à lire cinq versions de la guerre de Trente Ans !
– Ce sont des choses qui arrivent. J’ai reçu hier une étude sur Volpone avec la plus étrange fin que j’aie jamais lue. J’ai découvert que le type ne l’avait même pas parcouru mais qu’il avait vu le film à Hartford.
– Avec une fin nouvelle ?
– Complètement !
– Mon Dieu ! C’est fantastique ! intervint Ginny, sur un ton semi-hystérique. Que désirez-vous, Jim ? Je peux vous appeler, Jim, n’est-ce pas, professeur ?
– Du bourbon et une goutte d’eau. Vous pouvez m’appeler Jim, Ginny. Je n’ai jamais pu m’habituer à « professeur ». Mon père trouve que cela fait très prétentieux.
Matlock prit place dans un fauteuil confortable, couvert d’un châle indien à rayures.
– A propos, je m’attelle à ma thèse. Il me faudra encore deux étés d’un travail de titan pour terminer tout ça !
Beeson prit le seau à glace des mains de sa femme et se dirigea vers une longue table placée sous une fenêtre où étaient disposés verres et bouteilles, dans un désordre minutieusement conçu.
– Ça en vaut la peine, fit Ginny Beeson avec emphase. N’est-ce pas, Jim ?
– Essentiel. Ce sera rentable.
– Il y a ça et l’édition.
Ginny Beeson saisit le plateau de fromage et de crackers pour l’apporter à Matlock.
– Voici un petit fromage irlandais très intéressant. Le croiriez-vous ? ça s’appelle du « bobard ». Je l’ai trouvé dans une boutique de New York, il y a deux semaines.
– Ça a l’air très bon. Je ne connaissais pas.
– Puisque nous parlons livres, je suis tombé sur vos Interpolations, l’autre jour. Absolument fa-sci-nant ! Vraiment !
– Mon Dieu, je l’avais presque oublié. J’ai écrit ça il y a quatre ans.
– Ça devrait être un texte inscrit au programme ! C’est ce qu’Archie dit, n’est-ce pas, Archie ?
– Tout à fait ! Voilà votre poison, mon cher, fit Beeson en tendant son verre à Matlock. Avez-vous un agent littéraire, Jim ? Ce n’est pas que je sois curieux. Je n’écrirai rien avant des années.
– Ce n’est pas vrai, et tu le sais très bien, déclara Ginny avec une moue.
– Oui, j’en ai un. Irving Block, à Boston. Si vous avez écrit quelque chose, je peux le lui montrer.
– Oh non ! Je ne voudrais pas... Ce serait affreusement présomptueux de ma part...
Beeson recula vers le divan avec un air de fausse humilité, son verre à la main. Il s’assit à côté de sa femme et, involontairement, pensa Matlock, ils échangèrent des regards satisfaits.
– Allons, Archie. Vous êtes très brillant. Vous vous êtes imposé sur ce campus. Pourquoi croyez-vous que je vous ai demandé de faire ce séminaire ? Vous me rendriez ce service. Je pourrais faire venir Block pour vous lancer. Donnant, donnant, vous savez.
L’expression peinte sur le visage de Beeson était celle de la gratitude. Matlock se sentit embarrassé en le regardant jusqu’à ce qu’il aperçoive autre chose dans les yeux de Beeson. Il ne parvenait pas à définir ce que c’était. Un léger désarroi, une trace de panique.
L’allure d’un homme dont le corps et l’esprit connaissaient la drogue.
– C’est très gentil de votre part, Jim. Je suis réellement touché.
L’apéritif, les zakouskis et le dîner passèrent. Par moments, Matlock eut l’impression d’être le spectateur d’un vieux film dont il était pourtant l’un des protagonistes. Peut-être à bord d’un yacht ou dans un appartement new-yorkais, élégant et désordonné, où ils porteraient tous trois des vêtements conventionnels et de bonne coupe. Il se demanda pourquoi il avait imaginé une telle scène. Il le comprit tout à coup. Les Beeson-avaient un côté « années trente », comme dans la série télévisée qu’il avait vue la veille. Ils avaient quelque chose d’anachronique, un petit air de ce temps-là, maniérés, sans paraître trop affectés. Il ne savait pas exactement. Ils n’étaient pas réellement artificiels, mais il y avait une certaine fausseté dans l’emphase de leur conversation, dans les expressions qu’ils employaient. Ils étaient pourtant de purs représentants de la génération actuelle.
Acide lysergique et méthédrine.
Cerveaux embrumés par l’acide. Avaleurs de pilules.
Les Beeson s’efforçaient de donner d’eux-mêmes l’image de gens appartenant à une époque révolue et insouciante. Peut-être parce qu’ils refusaient leur temps et les conditions de vie qui étaient les leurs.
Archie et sa femme avaient quelque chose d’effrayant.
A onze heures, après avoir ingurgité une honnête quantité de vin qui accompagnait « l’original-sauté-deveau – confectionné-à-partir-d’une-recette-trouvée-dans-un – ancien-livre-de-cuisine-indienne », ils s’installèrent au salon. On n’entendit plus parler du séminaire. Matlock savait que son heure était venue. Instant terrible, étrange. Il n’était plus très sûr de lui. Le mieux était encore de suivre ses instincts de néophyte.
– Écoutez, vous deux... J’espère que ce ne sera pas un trop grand choc pour vous, mais ça fait longtemps que je n’ai pas fumé un joint.
Il sortit un étui à cigarettes très plat de sa poche et l’ouvrit. Il se sentait stupide, maladroit, peu à l’aise. Mais il était conscient qu’il ne devait pas le laisser paraître.
– Avant que vous ne me jugiez, il faut que je vous dise que je ne suis pas d’accord avec les lois interdisant le hasch et que je ne l’ai jamais été.
Matlock choisit une cigarette parmi la douzaine qui se trouvait dans l’étui et posa celui-ci, ouvert, sur la table. Était-ce ce qu’il fallait faire ? Il n’en était pas certain. Archie et sa femme se regardèrent.
En allumant son briquet, Matlock surveilla leurs réactions. Elles étaient prudentes mais positives. C’était peut-être l’alcool. Ginny avait un sourire hésitant comme si elle était soulagée de trouver un ami. Son mari ne semblait pas réagir aussi bien.
– Allez-y, mon vieux, fit le jeune professeur non sans une certaine condescendance. Nous ne sommes pas appointés par le ministère de la Justice.
– Pas vraiment ! intervint sa femme avec un petit rire.
– Ces lois sont archaïques, poursuivit Matlock, en inhalant la fumée. A tout point de vue. Ce qui compte, c’est la maîtrise de soi et un sens complet de la discrétion. Refuser l’expérience, voilà le vrai crime. Dénier à tout individu intelligent le droit de se réaliser, c’est... merde, c’est répressif !
– Bon. Je crois que le mot clé, c’est « intelligent », Jim. L’usage sans discrimination par des êtres inintelligents conduit au chaos.
– Socratiquement parlant, vous n’avez qu’à moitié raison. Le second élément, c’est la maîtrise. Un contrôle réel du « fer » et du « bronze » libère enfin l’or. C’est ce que dit La République. Si l’on empêchait en permanence les êtres intellectuellement supérieurs de penser, de faire des expériences parce que le cheminement de leurs idées dépasserait de loin la compréhension de leurs concitoyens, il n’y aurait jamais de chefs-d’œuvre artistiques, techniques ou politiques. Nous en serions encore au Moyen Age.
Matlock tira une bouffée et ferma les yeux. Avait-il été trop affirmatif ? Était-il allé trop fort ? Passait-il pour un faux prosélyte ? Il attendit. Son attente ne s’éternisa pas. Archie parla calmement, mais néanmoins avec insistance.
– On fait des progrès tous les jours, mon vieux. Croyez-moi. C’est la vérité.
Matlock, soulagé, entrouvrit les paupières et regarda Beeson à travers la fumée de sa cigarette. Il le fixa sans ciller, avant de se tourner vers la femme de Beeson. Il ne prononça que quelques mots.
– Vous êtes des enfants.
– C’est une hypothèse toute relative, étant donné les circonstances, répondit Archie Beeson toujours à voix basse, mais en détachant chaque syllabe.
– Et ce ne sont que des paroles.
– Oh, ce n’est pas si sûr que ça !
Ginny Beeson avait assez bu pour abandonner toute réserve. Son mari lui saisit le bras. C’était un avertissement. Il prit de nouveau la parole sans regarder Matlock, les yeux dans le vide.
– Je ne suis pas certain que nous soyons sur la même longueur d’onde.
– Non, probablement pas. Ça ne fait rien... Je termine ça et je m’en vais. Je vous contacterai pour le séminaire.
Matlock s’arrangea pour que son allusion à leur future collaboration parût désinvolte, presque désintéressée.
Archie Beeson, trop désireux d’accélérer sa carrière universitaire, ne put supporter ce détachement.
– Puis-je en prendre un ?
– Si c’est votre premier, d’accord... N’essayez pas de m’impressionner. Ça n’a pas d’importance.
– Mon premier ?... Quoi ?
Beeson quitta le divan et s’avança vers la table où se trouvait l’étui à cigarettes. Il le saisit et le porta à ses narines.
– C’est correct comme herbe. Je pourrais ajouter, tout juste correct. Je vais en essayer un... pour commencer.
– Pour commencer ?
– Vous avez l’air tout à fait sincère mais, pardonnez-moi, vous êtes un peu loin du compte.
– Comment cela ?
– Quant à notre situation.
Beeson sortit deux cigarettes et les alluma à la manière d’un vieux routier. Il inhala profondément, hocha la tête et haussa les épaules en signe d’approbation muette, puis il en tendit une à sa femme.
– Disons que nous appellerons ça un hors-d’œuvre. Un amuse-gueule.
Beeson se dirigea vers son bureau. Il en revint avec une boîte chinoise en laque, puis montra à Matlock une minuscule tirette qui, lorsqu’on la poussait, faisait remonter une fine plaquette de bois au fond du coffret, découvrant un double fond. Au-dessous se trouvaient environ deux douzaines de tablettes blanches enveloppées de plastique transparent.
– Voilà le plat principal... si vous vous sentez d’attaque.
Matlock se félicita du travail intensif qu’il avait accompli chez lui au cours des dernières quarante-huit heures, et qui lui avait appris pas mal de choses. Il sourit, mais parla d’une voix ferme.
– Pour que j’accepte les « trips » à l’acide, deux conditions doivent être réunies : il faut soit que cela se passe chez moi avec de très bons et très vieux amis, soit avec les mêmes amis requérant les mêmes qualités, et chez eux. Je ne vous connais pas assez bien, Archie. C’est une question de discrétion... Je ne suis pas contre un petit voyage. Seulement voilà, je ne m’y suis pas préparé.
– N’en dites pas plus. Je pourrais aussi...
Beeson remit la boîte chinoise dans son bureau, revint avec une blague à tabac en cuir comme en utilisent les fumeurs de pipe et s’approcha du fauteuil de Matlock. Ginny Beeson ouvrit de grands yeux. Elle détacha un bouton de son chemisier déjà à moitié entrebâillé et étendit les jambes.
– Le Dunhill est le meilleur.
Beeson souleva le couvercle et donna l’objet à Matlock pour qu’il puisse le regarder. De nouveau, il aperçut le plastique transparent autour des tablettes. Celles-ci étaient d’un rouge vif, et un peu plus grandes que celles du coffret précédent. Il y avait cinquante ou soixante doses de Séconal.
Ginny bondit de son fauteuil et se mit à glapir.
– J’adore ! Du super-rose !
– Ça vaut tous les cognacs, ajouta Matlock.
– Nous allons nous payer un bon voyage, mon vieux. Pas trop quand même. Cinq au plus. C’est la règle de la maison pour les nouveaux amis.
James Matlock passa les deux heures qui suivirent dans le brouillard, un brouillard pas tout à fait aussi épais que celui dans lequel nageaient les Beeson. Le professeur et sa femme atteignirent le septième ciel avec les cinq tablettes, tout comme Matlock l’aurait fait s’il n’avait réussi à cacher les trois dernières dans sa poche, tout en faisant semblant de les avaler. Une fois le premier palier atteint, il ne fut pas difficile à Matlock d’imiter ses compagnons et de convaincre Beeson de prendre une autre dose.
– Où est passée votre sacro-sainte réserve, professeur ? ricana Beeson, assis sur le sol devant le divan, caressant de temps à autre une des jambes de sa femme.
– Nous sommes meilleurs amis que je ne le pensais.
– Ce n’est que le début d’une belle, très belle amitié.
La jeune femme s’allongea sur le canapé et pouffa. Elle se tordit et posa sa main droite sur la tête de son mari, rabattant ses cheveux en avant.
Beeson se mit à rire et se leva. La maîtrise de soi dont il avait fait preuve un peu plus tôt s’était quelque peu évanouie.
– Ça va être magique.
Quand Beeson pénétra dans son bureau, Matlock observa sa femme. Son comportement n’avait rien d’ambigu. Elle regarda Matlock, ouvrit lentement la bouche et passa sensuellement la langue sur ses lèvres. L’un des effets secondaires du Séconal était en train d’apparaître. Tout comme la véritable personnalité de Virginia Beeson.
On décida que la seconde dose serait de trois cachets, et Matlock n’eut plus aucun mal à faire semblant de jouer le jeu. Beeson alluma sa chaîne stéréo et mit un enregistrement des Carmina Burana. Un quart d’heure plus tard, Ginny Beeson était sur les genoux de Matlock et se frottait contre son sexe. Son mari était allongé devant les baffles qui se trouvaient de chaque côté de la platine. Matlock parla, simulant une profonde expiration, assez fort pour que sa voix couvrît la musique.
– Ce sont les meilleurs que je connaisse, Archie... Quelle est votre source ?
– Probablement la même que vous, mon vieux ! Beeson se retourna et observa Matlock et sa femme. Oh ! Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Ni si c’est l’effet de la magie ou celle de la fille sur vos genoux. Regardez-la, professeur. C’est une sacrée friponne.
– Je ne plaisante pas. Vos tablettes sont de meilleure qualité que les miennes, et mon hasch ne valait pas tripette. Où les trouvez-vous ? Soyez sympa.
– Vous êtes drôle, vous. Vous me demandez ça. Est-ce que je vous demande quoi que ce soit ? Non... Ce n’est pas poli... Amusez-vous avec Ginny. Laissez-moi écouter.
Beeson roula de nouveau, la face contre le sol.
La fille sur les genoux de Matlock mit les bras autour de son cou et plaqua ses seins contre la poitrine de Matlock. Elle commença à lui embrasser les oreilles. Matlock se demanda ce qui se produirait s’il la prenait dans ses bras et s’il la portait dans la chambre. Il se le demandait mais ne tenait pas à le savoir. Pas encore. Ralph Loring n’avait pas été tué pour lui permettre à lui, Matlock, d’élargir le champ de sa vie sexuelle.
– Laissez-moi essayer l’un de vos joints. Que je voie quels sont vos goûts. Vous n’êtes peut-être qu’un farceur, Archie.
Beeson se redressa soudain et fixa Matlock. Ce n’était pas sa femme qui l’inquiétait. Quelque chose dans la voix de Matlock avait soulevé en lui un doute instinctif. Étaient-ce les mots ? Ou bien était-ce le caractère un peu trop banal du discours du professeur de littérature ? Il pensait à tout cela en observant Beeson à son tour, par-dessus l’épaule de sa femme. Archie Beeson se méfiait, et Matlock ne savait pas très bien pourquoi. Beeson parla avec hésitation.
– Certainement, mon vieux... Ginny, n’ennuie pas Jim.
Il se leva.
– Sensass... Du super-rose.
– J’en ai plusieurs dans la cuisine... Je ne sais pas très bien où, mais je vais chercher. Ginny, je t’ai dit de ne pas agacer Jim... Sois gentille avec lui.
Beeson ne quittait pas Matlock des yeux, les prunelles agrandies par le Séconal, les lèvres entrouvertes, les muscles du visage totalement relâchés. Il recula en direction de la porte de la cuisine qui n’était pas fermée. Une fois à l’intérieur, il fit une chose étrange. Étrange aux yeux de James Matlock.
Il poussa lentement le battant et le maintint dans cette position.
Matlock fit descendre rapidement la fille droguée qui s’allongea tranquillement sur le sol. Avec un sourire angélique, elle tendit les bras vers lui. Il lui rendit son sourire et passa au-dessus d’elle.
– Je reviens dans une seconde, murmura-t-il. J’ai quelque chose à demander à Archie.
La fille roula sur le ventre tandis que Matlock s’avançait avec précaution vers la porte de la cuisine. Il ébouriffa ses cheveux et, volontairement, en silence, tituba, s’accrocha à la table de la salle à manger en se rapprochant de l’entrée. Si Beeson sortait brusquement, il voulait avoir l’air égaré d’un drogué. La musique était encore plus forte, mais Matlock entendit la voix d’Archie, qui parlait nerveusement au téléphone, dans la cuisine.
Il s’appuya contre le mur le plus proche et essaya d’analyser les différentes phases qui avaient conduit Archer Beeson à la panique, au point qu’il avait jugé nécessaire de contacter quelqu’un.
Pourquoi ? De quoi s’agissait-il ?
Était-il flagrant que ce n’était qu’un rôle de composition pour lui ? Avait-il loupé son premier rendez-vous ?
Si c’était le cas, le moins qu’il pût faire, c’était de découvrir qui se trouvait à l’autre bout de la ligne, vers qui Beeson, dans son anxiété, s’était tourné.
Une chose lui parut claire. Qui que ce fût, c’était quelqu’un de plus important que Beeson. Lorsqu’il panique, un homme – même un toxicomane – ne contacte pas quelqu’un qui lui est inférieur dans sa propre hiérarchie.
Après tout, cette soirée n’avait peut-être pas été un échec, ou bien cet échec était-il – inversement – une nécessité. Dans son désespoir, Beeson pouvait laisser échapper un renseignement qu’il n’aurait jamais révélé s’il avait été plus maître de lui. Il n’était pas inconcevable non plus de l’obtenir du professeur, par la force effrayé et drogué comme l’était celui-ci. Ce n’était pas, cependant, la méthode idéale. S’il échouait encore, il aurait terminé sa mission avant même de l’avoir commencée. La mise au courant méticuleuse de Loring n’aurait servi à rien. Les bourdes d’un amateur auraient fait de sa mort une farce macabre, et rendu inutile cette terrible couverture, si pénible pour sa famille, si inhumaine aussi.
Il n’y avait rien d’autre à faire, pensa Matlock, que de tenter le coup. Essayer de découvrir qui Beeson avait averti et revenir à un moment de la soirée où Beeson ne se méfierait pas. Pour une raison saugrenue, il imagina la mallette de Loring et la fine chaîne noire qui pendait de la poignée. Pour une raison plus saugrenue encore, cela lui redonna confiance. Un peu, du moins.
Il prit une pose le plus proche possible de l’effondrement, puis il approcha la tête de l’embrasure de la porte et, lentement, centimètre par centimètre, la poussa vers l’intérieur. Il s’attendait à croiser le regard étonné de Beeson. Mais le professeur lui tournait le dos. Il était penché comme un petit garçon essayant de contrôler sa vessie, le téléphone coincé entre son menton et son cou maigre, la tête penchée sur le côté. De toute évidence, Beeson pensait que les crescendo saccadés des Carmina Burana couvraient sa voix et la rendaient indistincte. Mais le Séconal lui jouait des tours. L’oreille de Beeson et son discours n’étaient plus synchronisés. Ses paroles n’étaient pas seulement claires. Elles étaient d’autant plus compréhensibles qu’il espaçait chaque mot et le répétait.
– ... Vous ne me comprenez pas. Je veux que vous me compreniez. Je vous en supplie. Il n’arrête pas de poser des questions. Il n’était pas au parfum. Pas au parfum ! Je vous jure que c’est un coup monté. Contactez Herron. Dites à Herron de s’occuper de lui, pour l’amour du Ciel. Chargez-vous de lui, s’il vous plaît. Je pourrais tout perdre !... Non, non, je vous l’assure. Je vois bien ce qui se passe, mon vieux ! Quand cette salope devient lascive, j’ai des problèmes, je veux dire, il y a les apparences, mon vieux... Appelez Lucas... Pour l’amour de Dieu, contactez-le ! J’ai des ennuis et je ne peux...
Matlock laissa la porte se refermer lentement. Il avait reçu un tel choc qu’il était incapable de réfléchir, d’avoir le moindre sentiment. Il s’aperçut que sa main était toujours sur la poignée de la porte de la cuisine. Pourtant il ne la sentait plus contre ses doigts. Ce qu’il venait d’entendre n’était pas moins horrible que le spectacle du corps sans vie de Ralph Loring dans la cabine téléphonique.
Herron. Lucas Herron !
Un homme légendaire de soixante-dix ans. Un savant tranquille révéré autant pour sa perspicacité quant à la nature humaine que pour son brio. Un homme adoré, honoré. Il devait y avoir une erreur, une explication.
Il n’avait pas le temps de réfléchir à l’inexplicable.
Archie Beeson était persuadé qu’il était infiltré. A présent, quelqu’un d’autre connaissait son opinion. Il ne pouvait pas se permettre une chose pareille. Il fallait cogiter, se forcer à réagir.
Il eut une soudaine illumination. Beeson lui-même lui avait indiqué ce qu’il devait faire.
Aucun informateur – aucun non-toxicomane – n’aurait tenté cela.
Matlock regarda la fille dont le visage était tourné vers le sol de la salle de séjour. Il fit rapidement le tour de la table et courut vers elle, en détachant la boucle de sa ceinture. En deux ou trois mouvements, il retira son pantalon et la retourna sur le dos. Il s’allongea à côté d’elle et défit les deux derniers boutons de son corsage, tira sur son soutien-gorge jusqu’à ce que l’agrafe cède. Elle gémit, gloussa et, quand il toucha ses seins, elle gémit à nouveau et posa sa jambe sur la hanche de Matlock.
– Du super-rose...
Elle respirait fort tout en avançant son bassin entre les cuisses de Matlock. Les yeux mi-clos, les mains en avant, elle lui caressa les jambes de ses doigts agiles.
Matlock ne quittait pas des yeux la porte de la cuisine, en priant le Ciel qu’elle s’ouvre.
Enfin sa prière fut exaucée. Il ferma les paupières.
Archie Beeson se tenait dans le coin salle à manger, et regardait sa femme et son hôte. Matlock, en entendant le bruit des pas de Beeson, renversa la tête en arrière et feignit à la fois la terreur et la confusion. Il se releva et retomba aussitôt. Il saisit son pantalon et le mit devant son caleçon, se releva plus vacillant encore que la première fois, avant de s’écrouler sur le divan.
– Oh, mon Dieu ! Mon Dieu, Archie ! Mon jeune ami ! Je ne pensais pas être à ce point dans les vaps !... Je plane, Archie. Qu’est-ce que je fais ? Je suis complètement parti, mon vieux, je suis désolé. Vraiment désolé.
Beeson s’approcha du canapé. Sa femme à moitié nue était à ses pieds. Il était impossible, en le regardant, de deviner ses pensées. Ni le degré de sa colère.
Était-ce de la colère ?
Sa réaction apparente fut totalement inattendue : il se mit à rire. D’abord doucement, puis de plus en plus fort, jusqu’à l’hystérie.
– Oh, mon vieux, je vous l’avais bien dit que c’était une friponne !... Ne vous inquiétez pas. Pas de ragots. Pas de viol ni de vieux libidineux dans cette faculté. Mais nous aurons notre séminaire. Et quel séminaire ! Vous leur direz que vous m’avez choisi ! N’est-ce pas ? Oh, oui ! C’est ce que vous allez leur dire, n’est-ce pas ?
Matlock regarda le toxicomane droit dans les yeux.
– Bien sûr, bien sûr, Archie. Comme vous voudrez.
– Et comment, mon vieux ! Et ne vous excusez pas. Les excuses ne sont pas de mise. C’est moi qui vous présente les miennes !
Archie Beeson s’effondra en riant. Il tendit le bras et prit le sein gauche de sa femme dans sa main. Elle gémit et gloussa, d’un rire fou et incontrôlé.
Matlock sut qu’il avait gagné.