7
Il était épuisé à la fois par l’heure tardive et par les tensions de la nuit qu’il venait de passer. Il était trois heures dix et les chœurs des Carmina Burana retentissaient encore dans ses oreilles. L’image de la jeune femme aux seins nus et de son mari secoué d’un rire de chacal, tous deux se tordant sur le sol, mêla de répulsion le goût écœurant qu’il avait dans la bouche.
Mais ce qui l’ennuyait le plus, c’était que le nom de Lucas Herron ait été prononcé dans le contexte d’une telle soirée.
C’était inconcevable.
Lucas Herron. Le « grand et vieil oiseau », comme on le surnommait. Il avait toujours fait partie du paysage du campus de Carlyle, même si c’était un peu contre son gré. Ce président du département des langues romanes était la personnification même de l’érudit tranquille, empreint d’une profonde et constante compassion. Il y avait une lueur dans ses yeux, une sorte d’étonnement venant se mêler à de la tolérance.
L’associer, même de loin, au monde des stupéfiants semblait relever de la plus pure absurdité. Qu’un toxicomane hystérique – car Archer Beeson était fondamentalement drogué, psychologiquement, sinon chimiquement – fît appel à lui, comme si Lucas détenait un pouvoir quelconque en pareille circonstance, était au-delà de toute compréhension rationnelle.
Il fallait certainement rechercher l’explication dans l’immense capacité à partager les problèmes des autres qui caractérisait Lucas Herron. Il était l’ami de tous, le refuge pour ceux qui avaient des ennuis, même graves. Sous son air placide, rassis, pondéré, Herron était un homme fort, un chef. Vingt-cinq ans auparavant, il avait passé des mois dans l’enfer des îles Salomon comme officier d’infanterie. Voilà bien des années, Lucas Herron avait été un véritable héros en une période terrible, durant la sauvage guerre du Pacifique. A présent qu’il avait dépassé les soixante-dix ans, Herron était une institution.
Matlock tourna au coin de la rue et aperçut son appartement au centre du pâté de maisons. Le campus était sombre. A part les réverbères, la seule lumière qu’il repéra venait de chez lui. Avait-il oublié d’éteindre une lampe ? Il ne s’en souvenait plus.
Il remonta l’allée qui menait à la porte et introduisit la clé dans la serrure. Au même instant, il entendit le clic de cette dernière et un grand fracas à l’intérieur du bâtiment. Il sursauta, mais sa première réaction fut l’amusement. Son chat à poils longs, si maladroit, avait dû renverser un verre qui traînait ou l’une de ces œuvres d’art que Patricia Ballantyne lui avait infligées. Puis il se rendit compte que cette pensée ridicule était le pur produit d’un cerveau épuisé. L’effet sonore avait été trop puissant pour avoir été provoqué par la chute d’une poterie, le bruit du bris de verre était trop violent.
Il se précipita à l’intérieur. Le spectacle qui l’attendait chassa toute fatigue de son esprit. Il resta immobile, incrédule.
La pièce était sens dessus dessous, les tables renversées, les livres n’étaient plus en place sur leurs étagères. Les pages déchirées étaient éparpillées sur le sol. Sa chaîne stéréo et ses baffles étaient en morceaux, les coussins du canapé et des fauteuils lacérés, le rembourrage et le caoutchouc mousse répandus un peu partout, les tapis retournés et ramassés en vrac, les rideaux arrachés de leurs tringles et jetés sur les meubles en une vaste pagaille.
Il comprit alors l’origine du vacarme. La croisée de la fenêtre sur le mur de droite, qui donnait sur la rue, n’était plus qu’une masse de métal tordu et de verre brisé. Il se souvenait parfaitement d’avoir ouvert les deux battants avant de partir chez les Beeson. Il aimait sentir les brises printanières, et il était trop tôt dans la saison pour qu’il y eût du feuillage. Il n’y avait donc aucune raison pour que la fenêtre ait été fracassée. Le sol était à environ un mètre cinquante sous la croisée. C’était une hauteur suffisante pour dissuader un intrus, mais pas assez importante pour qu’un cambrioleur paniqué puisse prendre la poudre d’escampette par là.
Cependant, la quasi-explosion de la fenêtre n’avait pas permis à quiconque de s’enfuir. C’était voulu.
On l’avait surveillé, le signal en avait été donné.
C’était un avertissement.
Matlock savait qu’il ne pouvait pas en tenir compte. S’il le faisait, c’était admettre qu’il y avait là plus qu’un simple vol. Il n’y était pas préparé.
Il traversa rapidement la pièce en direction de sa chambre, et regarda à l’intérieur. Le désordre qui y régnait était encore plus grand. On avait balancé contre le mur le matelas, éventré et en lambeaux. Tous les tiroirs de son bureau avaient été jetés à terre et leur contenu éparpillé tout autour de la pièce. Son placard était comme le reste – costumes et vestes arrachés à la penderie, chaussures sorties de leur recoin.
Même avant d’y pénétrer, il était certain que sa cuisine ne serait pas en meilleur état. Les diverses boîtes n’avaient pas été vidées de leur contenu, simplement déplacées, mais tous les objets avaient été mis en pièces. A nouveau, Matlock comprit. Les quelques bruits qui étaient venus du pillage de la salle de séjour et de la chambre ne dépassaient pas le seuil du tolérable. Mais si le ramdam s’était poursuivi dans la cuisine, cela aurait pu réveiller l’une des familles habitant dans l’immeuble. Il entendit des pas au-dessus de lui. Un dernier bris de verre avait tiré quelqu’un du lit.
L’avertissement était on ne peut plus clair. En fait, on avait fouillé son appartement.
Il croyait connaître l’objet de cette fouille. Une fois de plus, il se rendit compte qu’il ne pouvait pas en parler. Il en tira les mêmes conclusions que chez les Beeson. Il devrait inventer des explications convaincantes qui lui permettraient de déguiser la réalité. Cela, il le savait d’instinct.
Mais avant de commencer à feindre, il lui fallait découvrir si ses visiteurs étaient repartis bredouilles ou non.
Matlock chassa toute trace de léthargie de son corps et de son esprit. Il jeta un second coup d’œil dans le salon, regarda avec un peu plus d’attention. Toutes les fenêtres étaient ouvertes, et il y avait assez de lumière pour qu’un individu muni d’une paire de jumelles puissantes, installé dans un immeuble voisin ou debout sur la pelouse en pente du campus de l’autre côté de la rue, puisse observer chacun de ses mouvements. S’il éteignait les lampes, un geste aussi peu naturel n’accréditerait – il pas les conclusions qu’il devait rejeter pour son salut ?
Sans l’ombre d’un doute. Quand on entre dans une maison ravagée, on ne commence pas par éteindre la lumière.
Il fallait pourtant qu’il se rende dans la salle de bains. C’était pour le moment la pièce la plus importante de l’appartement. Il n’aurait pas besoin de plus de trente secondes, une fois à l’intérieur, pour déterminer le succès ou l’échec du saccage et le faire de façon que sa conduite paraisse exempte de toute préoccupation extraordinaire. Si on le surveillait.
Tout était une question d’allure, de geste, pensa-t-il. Il vit que la platine de sa chaîne stéréo était l’objet le plus proche de la porte de la salle de bains, à moins de deux mètres. Il s’avança, se pencha, ramassa plusieurs morceaux, y compris le bras en métal. Il l’examina, le laissa soudain tomber, puis porta son doigt à sa bouche, comme s’il s’était piqué. Il pénétra dans la salle de bains.
Il ouvrit l’armoire à pharmacie et saisit une boîte de pansements qui se trouvait sur une étagère en verre. Puis il se pencha brusquement sur la gauche du lavabo où il avait placé la caisse en plastique jaune du chat, et souleva un coin du journal sous les granulés de la litière. Sous la feuille imprimée, il sentit la rude trame des deux morceaux de toile qu’il avait introduits et en tira le bord.
L’invitation découpée était intacte. Ils n’avaient pas trouvé le papier argenté ni le message qui se terminait par l’avertissement mortel : Venerare Omerta.
Il replaça le journal, étala la litière et se redressa. Il s’aperçut que la vitre opaque de la petite fenêtre au-dessus des toilettes était entrouverte. Il jura.
Ce n’était pas le moment de penser à ça.
Il retourna dans la salle de séjour et ôta le carré de plastique qui recouvrait le sparadrap.
La fouille avait été un échec. Il n’aurait plus qu’à ignorer l’avertissement, qu’à nier les conclusions qui auraient pu en être tirées. Il traversa la pièce pour atteindre le téléphone et appela la police.
– Pouvez-vous me donner la liste de ce qui vous manque ?
Un policier en civil se tenait au milieu des débris. Un second membre de la patrouille faisait le tour de l’appartement en prenant des notes.
– Je ne suis sûr de rien. Je n’ai pas encore vraiment vérifié.
– C’est tout à fait compréhensible. Quelle pagaïe ! Vous devriez chercher quand même. Plus vite nous aurons cette liste, mieux ce sera.
– J’ai l’impression que rien ne manque. Je veux dire que je n’ai rien de particulièrement précieux pour tout autre que moi. A l’exception peut-être de la chaîne stéréo... et elle est en pièces. Il y a un poste de télévision dans la chambre. J’ai quelques livres qui ont une certaine valeur, mais les voici.
– Pas d’argent, de bijoux, de montre ?
– Mon argent est à la banque, le liquide dans mon portefeuille, ma montre à mon poignet et je n’ai pas de bijoux.
– Et les copies d’examen ? Nous avons souvent des effractions de ce genre.
– Dans mon bureau. Au département d’anglais.
L’agent de police écrivit quelques mots dans un petit carnet noir, puis il appela son collègue qui était resté dans la chambre.
– Hé, Lou, le commissariat a-t-il appelé le type des empreintes ?
– Ils le réveillent. Il sera là dans quelques minutes.
– Avez-vous touché quoi que ce soit, monsieur Matlock ?
– Je ne sais pas. C’est possible. J’ai reçu un tel choc.
– En particulier les objets cassés, le tourne-disques par exemple ? Ce serait bien si nous pouvions relever les empreintes sur des choses que vous n’avez pas touchées.
– J’ai ramassé le bras, pas le coffret.
– Bon. Nous pourrons commencer par là.
La police demeura une heure et demie sur place. Le spécialiste des empreintes arriva, fit son travail et repartit. Matlock pensa téléphoner à Sam Kressel, mais il se dit que celui-ci ne pourrait rien faire à une heure pareille. Et si quelqu’un surveillait l’immeuble, il ne fallait pas qu’il aperçoive Kressel. Des gens habitant dans d’autres appartements avaient été réveillés et étaient descendus lui proposer soutien moral, aide et café.
Quand les policiers furent sur le point de s’en aller, un agent apparut sur le seuil de la porte.
– Désolé d’avoir été si long, monsieur Matlock. En général, nous ne relevons pas les empreintes en cas d’effraction à moins qu’il n’y ait blessure ou vol, mais il y en a eu pas mal récemment. Personnellement, je pense que ce sont ces hurluberlus avec leurs cheveux longs et leurs colliers. Ou les nègres. Nous n’avions jamais eu d’ennuis de ce genre avant l’arrivée des zozos et des nègres.
Matlock regarda le policier en civil qui semblait convaincu de la justesse de son analyse. Il aurait été inutile de le contredire. Et Matlock était trop fatigué.
– Merci de m’avoir aidé à remettre de l’ordre.
– Ça, c’est sûr ! L’agent de police s’avança dans l’allée cimentée, puis il se retourna. Oh, monsieur Matlock !
– Oui ?
Matlock tira de nouveau la porte.
– Une chose nous a frappés. Peut-être quelqu’un cherchait-il quelque chose. A cause du lacérage des fauteuils, de l’état des livres, etc... Vous me comprenez ?
– Oui.
– Vous nous le diriez si c’était le cas, n’est-ce pas ?
– Bien entendu.
– Oui. Ce serait stupide de dissimuler un renseignement comme celui-ci.
– Je ne suis pas stupide.
– Sans rancune. Mais parfois on se met martel en tête et on oublie des trucs.
– Je ne suis pas distrait. Très peu d’entre nous le sont.
– Oui. L’agent de police se mit à rire d’un air ironique. Je voulais juste vous en parler. Nous ne pouvons pas faire notre boulot sans avoir tous les éléments en main, vous en êtes bien conscient ?
– Je comprends.
– Bon.
– Bonne nuit.
– Bonne nuit, professeur.
Matlock ferma la porte et se dirigea vers la salle de séjour. Il se demanda si son assurance rembourserait la valeur discutable de ses livres et de ses éditions les plus rares. Il s’assit sur le sofa défoncé et contempla la pièce. Il y régnait encore un capharnaüm impressionnant. Un ravage minutieux. Il ne suffirait pas de ramasser les débris et de réparer les meubles. L’avertissement était clair, brutal.
Le plus étonnant, c’était l’existence même de cet avertissement.
Pourquoi ? Qui ?
L’appel hystérique d’Archie Beeson ? C’était possible, à la limite préférable. Cela pourrait signifier que cette destruction n’avait pas de rapport avec Nemrod. Le cercle des toxicomanes et des ravitailleurs autour de Beeson voulait lui faire assez peur pour qu’il laisse Archie tranquille. Qu’il les laisse tous en paix. Loring avait bien spécifié qu’il n’avait aucune preuve que les Beeson appartenaient au réseau Nemrod.
Il n’existait pas non plus de preuve du contraire.
Néanmoins, si c’était Beeson, l’alarme serait donnée dès le lendemain matin. Il n’avait plus le moindre doute quant à la conclusion de cette soirée. Le « quasi-viol » par un « vieux » dégueulasse et drogué. C’était le tremplin de la carrière universitaire de Beeson.
Sinon, et c’était beaucoup moins agréable, il fallait chercher l’origine de la menace et de la fouille dans le message corse. Que lui avait murmuré Loring sur le trottoir ?
– ... Il n’y a qu’une chose qu’ils désirent plus que cette mallette, c’est le papier qui est dans votre poche.
Il était donc raisonnable de supposer qu’il avait un lien avec Ralph Loring.
Washington, en estimant que sa panique devant le corps de Loring l’avait dissocié de l’agent fédéral, avait commis une erreur. C’était le fruit de l’assurance absolue et en la matière erronée de Jason Greenberg.
Ou alors, comme Greenberg l’avait suggéré, on le testait. On lui faisait subir une épreuve avant de le déclarer bon pour le service.
Possible, probable, ou bien...
Des conjectures.
Il fallait garder la tête froide. Il ne pouvait pas se permettre d’en faire trop, s’il voulait être de quelque utilité, il devait jouer les innocents.
Possible, probable, vraisemblable.
Son corps lui faisait mal. Il avait les yeux gonflés et, dans la bouche, l’arrière-goût amer de comprimés de Séconal, de vin et de marie-jeanne. Il était épuisé, tendu, à force de chercher des conclusions impossibles à atteindre. Il se souvint de ses premiers jours au Viêt-nam et du meilleur conseil qu’il ait reçu pendant ces semaines de combats imprévisibles. Se reposer dès qu’il en aurait l’occasion. C’était un sergent d’infanterie qui, à ce qu’on disait, avait survécu à plus d’attaques que quiconque dans le delta du Mékong. Toujours d’après la rumeur publique, ce dernier avait dormi pendant une embuscade qui avait coûté la vie à la majeure partie de sa compagnie.
Matlock s’étira sur le canapé désormais méconnaissable. Il était inutile d’aller dans la chambre puisque son matelas était éventré. Il défit sa ceinture et ôta ses chaussures. Il avait quelques heures de sommeil devant lui. Ensuite il contacterait Kressel. Demanderait à Kressel et à Greenberg de forger une histoire pour expliquer l’invasion de son appartement. Une histoire qui serait approuvée par Washington et, qui sait ? par la police de Carlyle.
La police.
Il se redressa soudain. Cela ne l’avait pas frappé sur le moment, mais à présent cela lui revenait à l’esprit. Cet agent, à la fois grossier et exagérément poli, que ses premières investigations avaient conduit à accuser « les hurluberlus et les nègres » s’était adressé à lui en l’appelant « monsieur » pendant les deux heures qu’avait duré son enquête. Pourtant, en partant, quand il avait évoqué l’éventualité que Matlock dissimule un renseignement, il avait utilisé le mot « professeur ». Le « monsieur » était normal. Le « professeur » tout à fait étrange. Personne en dehors du campus – et même rarement sur celui-ci – ne l’appelait « professeur », n’appelait jamais aucun agrégé « professeur ». Ceux qui possédaient ce genre de diplômes trouvaient cela prétentieux, et seuls les prétentieux l’exigeaient.
Pourquoi le policier avait-il choisi ce terme ? Il ne le connaissait pas, il ne l’avait jamais vu. Comment cet homme savait-il qu’il avait ce titre ?
Tout en restant assis, Matlock se demanda s’il était en train de payer les efforts et les tensions des dernières heures. Cherchait-il une signification déraisonnable là où il n’y en avait pas ? N’était-il pas plausible que la police de Carlyle ait une liste des membres de la faculté et qu’un sergent au commissariat ou quiconque prenant les appels d’urgence ait vérifié que son nom appartenait bien à la liste en question et lui ait ainsi donné son titre ? N’était-il pas, peut-être, en train de taxer ce policier d’ignorance parce que celui-ci ne lui plaisait pas.
Tout était envisageable.
Et dérangeant.
Matlock se laissa retomber sur le canapé et ferma les yeux.
Le bruit ressembla d’abord à un faible écho lui parvenant du bout d’un long tunnel étroit. Puis il devint identifiable : des coups rapides et répétés. Des coups qui ne s’arrêtaient pas, des coups de plus en plus forts.
Matlock souleva ses paupières et aperçut la lumière tamisée des deux lampes qui se trouvaient en face du divan. Il avait les pieds repliés. Son cou transpirait contre la surface rêche du velours côtelé qui recouvrait le sofa. Et pourtant une brise fraîche venait de la fenêtre, au cadre métallique, fracassée.
Les coups ne cessèrent pas, un bruit de poings contre le bois. Dans le vestibule, devant sa porte d’entrée. Il fit décrire un cercle à ses jambes avant de les poser sur le sol. Elles étaient ankylosées. Il lutta pour tenir debout.
On tapait des pieds, des poings, encore plus fort. Puis il y eut une voix.
– Jamie ! Jamie !
Il s’avança maladroitement vers l’entrée.
– J’arrive !
Quand il se retrouva devant la porte, il l’ouvrit aussitôt. Patricia Ballantyne, vêtue d’un imperméable qu’elle avait visiblement enfilé sur son pyjama de soie, se précipita à l’intérieur.
– Jamie, pour l’amour du Ciel, que se passe-t-il ? J’ai essayé de t’appeler ?
– J’étais ici. Le téléphone n’a pas sonné.
– Je le sais. J’ai fini par obtenir l’opératrice qui m’a dit qu’il était en panne. J’ai emprunté une voiture et je suis venue aussi vite que j’ai pu...
– Il n’est pas en panne, Pat. La police – la police était là et, si tu jettes un coup d’œil, tu comprendras pourquoi – l’a utilisé une bonne dizaine de fois.
– Oh, mon Dieu !
La jeune femme passa devant lui et pénétra dans le salon toujours sens dessus dessous. Matlock se dirigea vers le téléphone et décrocha. Il l’éloigna rapidement de son oreille. La tonalité perçante d’un appareil en dérangement sortait du récepteur.
– La chambre, dit-il en reposant le téléphone et en se ruant vers la porte.
Sur le lit, parmi des lambeaux du matelas, se trouvait un second poste, sur la table de chevet. Le récepteur était décroché, et l’oreiller étouffait le bruit du signal occupé. Quelqu’un avait décidé que le téléphone ne devait pas sonner.
Matlock essaya de se remémorer qui avait pénétré dans cette pièce. En tout, plus de douze personnes. Cinq ou six policiers – en civil ou en uniforme – les maris et les femmes des appartements voisins, quelques badauds couche-tard qui, ayant aperçu la voiture de police, étaient montés jusqu’à sa porte. Ils étaient trop nombreux pour que son souvenir ne fût pas flou. Il ne se rappelait pas tous leurs visages.
Matlock regarda le téléphone sur la table de nuit et aperçut Pat dans l’embrasure de la porte. Il était persuadé qu’elle ne l’avait pas vu déplacer l’oreiller.
– Quelqu’un a dû le renverser en remettant un peu d’ordre, dit-il, feignant une certaine irritation. C’est bête, je veux dire, que tu aies dû emprunter une voiture... Pourquoi as-tu fait ça ? Que se passait-il ?
Elle ne répondit pas. Elle se retourna et contempla la salle de séjour.
– Qu’est-il arrivé ?
Matlock se souvint de l’expression de l’officier de garde.
– Ils appellent ça une « entrée par effraction », une formule policière pour désigner les tornades humaines, d’après ce que j’ai compris... Vol. C’est la première fois de ma vie que je me fais cambrioler. Tu parles d’une expérience. Je suppose que ces petits salauds étaient furieux de ne rien trouver qui ait de la valeur. C’est pour ça qu’ils ont tout esquinté... Pourquoi es-tu venue ?
Elle parla lentement, mais l’intensité de sa voix fit prendre conscience à Matlock qu’elle était au bord de la panique. Comme d’habitude, elle cachait son émotion derrière une rigoureuse maîtrise d’elle-même. C’était l’une des caractéristiques essentielles de la personnalité de la jeune femme.
– Il y a deux ou trois heures environ – à quatre heures moins le quart pour être précise – mon téléphone a sonné. L’homme – c’était un homme – t’a demandé. Je dormais et je suppose que je n’ai pas dû répondre très clairement. J’ai réagi comme si j’étais offusquée à l’idée que l’on pouvait penser que tu étais là... Je ne savais que faire. Mes idées étaient très embrouillées...
– Bon. Je comprends. Alors ?
– Il m’a dit qu’il ne me croyait pas. Que j’étais une menteuse. J’étais tellement surprise qu’on me téléphone à une heure pareille pour me traiter de menteuse... Tout était confus...
– Qu’est-ce que tu as dit ?
– L’important n’est pas ce que j’ai dit, mais ce qu’il a dit. Il m’a chargée de te conseiller de ne pas rester « derrière le globe » ni d’« éclairer le monde d’en bas ». Il m’a répété ceci deux fois. Il a ajouté que c’était une plaisanterie, mais que tu comprendrais. C’était effrayant... Tu... ? Tu comprends ?
Matlock passa devant elle et pénétra dans le salon. Il cherchait ses cigarettes et essayait de rester calme. Elle le suivit.
– Qu’est-ce que cela signifie ?
– Je n’en suis pas certain.
– Est-ce que ça a quelque chose à voir avec... ceci ?
Elle pointa le doigt sur le désordre de l’appartement.
– Je ne pense pas.
Il alluma sa cigarette et se demanda ce qu’il allait lui raconter. Les gens de Nemrod n’avaient pas perdu de temps à trouver le lien. S’il s’agissait de Nemrod.
– Qu’a-t-il voulu dire par « se tenir derrière le globe » ? Ça ressemble à une énigme.
– C’est une citation, je crois.
Matlock ne le croyait pas. Il le savait. Il se rappelait avec précision les vers de Shakespeare : Ne sais-tu pas que lorsque l’œil scrutateur du ciel est caché derrière le globe et qu’il éclaire le monde d’en bas... alors les brigands et les voleurs sortent invisibles... semer le meurtre et répandre le sang.
– Qu’est-ce que cela signifie ?
– Je n’en sais rien ! Je ne me souviens pas... Il a dû me confondre avec quelqu’un d’autre. C’est la seule chose que je puisse envisager... Quel était le son de sa voix ?
– Normal. Il était en colère, mais il ne criait pas.
– Tu n’as reconnu personne ? Pas précisément, mais avais-tu déjà entendu cette voix ?
– Je n’en suis pas certaine. Je ne crois pas. Personne que je puisse situer, mais...
– Mais quoi ?
– Eh bien, c’était une voix travaillée. Un peu comme celle d’un acteur, j’imagine.
– Un homme habitué à faire des conférences.
Matlock affirmait, il ne s’interrogeait pas. Sa cigarette avait un goût amer. Il l’écrasa.
– Oui, je suppose qu’on pourrait la décrire ainsi.
– Et probablement pas dans un labo de sciences... ce qui réduit notre échantillon de coupables éventuels à près de quatre-vingts personnes sur le campus.
– Tu émets des hypothèses que je ne comprends pas ! Ce coup de fil avait certainement un rapport avec ce qui s’est passé ici !
Il savait qu’il parlait trop. Il ne voulait pas impliquer Pat dans cette affaire. Il n’en avait pas le droit. Pourtant quelqu’un d’autre l’avait fait, ce qui compliquait singulièrement la situation.
– C’est possible. D’après une source bien informée – je me réfère naturellement aux détectives de la télévision – les voleurs s’assurent que les gens ne sont pas chez eux avant de piller leur domicile. Ils vérifiaient probablement que j’étais ailleurs.
La jeune femme lui lança un regard hésitant.
– Tu n’étais pas à la maison ? A quatre heures moins le quart ?... Ce n’est pas un interrogatoire, mon chéri, je m’informe, c’est tout.
En silence, il pesta contre lui-même. C’étaient l’épuisement, l’épisode chez les Beeson, le choc devant le saccage de son appartement. Bien sûr, la question de Pat n’avait rien d’inquisitorial. Il était libre. Bien sûr, il était chez lui à quatre heures moins le quart.
– Je n’en suis pas certain. Je ne me suis pas vraiment préoccupé de l’heure. J’ai passé une soirée terriblement longue. Il rit doucement. J’étais chez Archie Beeson. Quand on propose la création d’un séminaire à un jeune professeur, cela déclenche une grande consommation d’alcool.
Elle sourit.
– Je n’ai pas l’impression que tu me comprennes. Je me fiche de savoir ce que Papa Ours était en train de faire... En fait, non, je ne m’en fiche pas, mais pour l’instant, je ne vois pas pourquoi tu me mens... Tu étais ici il y a deux heures, et ce coup de téléphone, ce n’était nullement un cambrioleur vérifiant que tu étais sorti. Tu le sais très bien.
– Maman Ourse approche. Elle sort des limites de son territoire.
Matlock devenait grossier. Cela sonnait faux, tout comme son mensonge. Quelles qu’aient pu être ses précédentes rébellions ou sa rudesse, il était gentil et elle le savait.
– D’accord. Je te présente mes excuses. Je te pose encore une question, et je m’en irai. Que veut dire Omerta ?
Matlock fut glacé sur place.
– Qu’est-ce que tu as dit ?
– L’homme au téléphone. Il a employé le mot « Omerta ».
– Comment ?
– Très naturellement. Juste pour que tu t’en souviennes, a-t-il dit.