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Matlock appuya sur l’accélérateur de la Triumph, et l’automobile au châssis surbaissé se mit à vibrer quand l’indicateur de vitesse atteignit les cent kilomètres à l’heure. Il n’était pas vraiment pressé – Pat Ballantyne n’allait nulle part – mais il était en colère. Ce n’était pas le mot juste. Irrité serait plus exact. Il était toujours irrité après un coup de fil de ses parents. Le temps n’y faisait rien. Ni l’argent, si toutefois il gagnait un jour des sommes suffisantes pour que son père les juge respectables. Ce qui causait sa fureur, c’était la condescendance paternelle. Plus ses parents vieillissaient, plus leurs rapports s’envenimaient. Au lieu d’accepter la situation, ils s’appesantissaient sur leur désaccord. Ils insistaient pour qu’il passe les vacances de printemps à Scarsdale, afin d’accompagner quotidiennement son père à la ville. Voir les banques, les avocats. Se préparer à l’inévitable, quand il se produirait, s’il se produisait.
– Tu as beaucoup de choses à ingurgiter, mon fils, lui avait déclaré son père d’un ton sépulcral. Tu n’es pas tout à fait prêt, tu sais...
– Tu es tout ce qui nous reste, mon chéri, avait ajouté sa mère, visiblement peinée.
Matlock savait qu’ils aimaient évoquer leur départ de ce monde, se poser en martyrs. Ils avaient, son père du moins, pris des dispositions. Le côté comique de l’histoire, c’était qu’ils étaient solides comme des rocs, fringants comme des chevaux sauvages. Ils lui survivraient sans aucun doute quelques décennies.
En vérité, ils désiraient que Matlock reste auprès d’eux bien plus que celui-ci ne le souhaitait. Telle était la situation depuis trois ans, depuis la mort de David, au Cap Cod. Peut-être, pensait Matlock en se dirigeant vers l’appartement de Pat, les causes profondes de son irritation reposaient-elles sur son propre sentiment de culpabilité. Jamais il ne s’était vraiment remis de la mort de David. Jamais il ne s’en remettrait.
Il ne voulait pas passer ses vacances à Scarsdale. Il ne voulait pas de souvenirs. A présent, il avait quelqu’un qui l’aidait à oublier ces années terribles de mort et d’indécision, sans amour.
L’auberge s’appelait le Chat du Cheshire et, comme son nom l’indiquait, elle avait un aspect de pub anglais. La table était correcte, les boissons abondantes, ce qui en faisait un des endroits les plus courus des citadins du Connecticut en mal de campagne. Ils avaient terminé leur second Bloody Mary et commandé une grillade et du Yorkshire pudding. Il y avait à peu près une dizaine de couples et quelques familles dans la vaste salle de restaurant. Dans un coin, un homme seul était assis, qui lisait le New York Times, les pages pliées verticalement, à la manière des banlieusards dans les transports en commun.
– C’est probablement un père furibard qui attend son fils, qui est sur le point de faire une regrettable folie. Je connais ce genre d’individu. Ils prennent le train de Scarsdale tous les matins.
– Il est trop détendu.
– Ils ont appris à dissimuler leur tension. Il n’y a que les pharmaciens qui soient au courant. Tout ce Tranxène...
– Il y a toujours des signes qui transparaissent, et il n’en présente aucun. Il a l’air extrêmement content de lui. Tu te trompes.
– Tu ne connais pas Scarsdale. Le contentement de soi y est une marque déposée. Cela suffit pour acheter une maison.
– A propos, que vas-tu faire ? Je pense que nous devrions renoncer à St. Thomas.
– Moi pas. L’hiver a été dur. Nous méritons un peu de soleil. De toute façon, ils ne sont pas raisonnables. Je ne veux rien apprendre des manœuvres des Matlock. Je perds mon temps. Au cas improbable où ils nous quitteraient, d’autres prendraient la relève.
– Je croyais que c’était une excuse. Nous étions d’accord sur ce point. Ils veulent t’avoir auprès d’eux. C’est touchant qu’ils s’y prennent ainsi.
– Ce n’est pas touchant. De toute évidence, mon père essaie de me corrompre... Regarde. Notre banlieusard a renoncé.
L’homme au journal avait fini son verre, et il était en train d’expliquer au serveur qu’il ne déjeunerait pas.
– Je te parie, à dix contre un, qu’il a aperçu les cheveux et la veste de cuir de son fils – peut-être même ses pieds nus – et qu’il a paniqué.
– J’ai l’impression que tu souhaites qu’il en soit ainsi pour ce pauvre type.
– Pas du tout. Je compatis. Je ne supporté pas l’agacement qui va de pair avec la rébellion. Ça me donne mauvaise conscience.
– Tu es quelqu’un d’étrange, soldat Matlock, fit Pat, faisant allusion à la carrière militaire sans gloire de son ami. Quand nous aurons terminé, allons à Hardford. Il y a un bon film.
– Oh, je suis désolé ! J’ai oublié de t’en parler. C’est impossible aujourd’hui... Sealfont m’a appelé ce matin pour une conférence qui doit avoir lieu tôt dans la soirée. C’est important, paraît-il.
– Quel est le sujet ?
– Je n’en suis pas certain. Les études africaines posent quelques problèmes. Le Noir que j’ai recruté à Howard s’est révélé un drôle de zouave. Il ne se prend pas pour de la petite bière.
Elle sourit.
– Tu es vraiment terrible.
Matlock lui prit la main.
La demeure du professeur Adrian Sealfont était imposante comme il se devait : une grande bâtisse blanche, de style colonial, au large escalier de marbre qui menait à une double porte, épaisse et sculptée. La façade était ornée de colonnes ioniques sur toute sa longueur. Des projecteurs, disposés sur la pelouse, s’allumaient au coucher du soleil.
Matlock gravit les marches qui conduisaient à la porte d’entrée et appuya sur la sonnette. Trente secondes plus tard, il fut accueilli par un domestique qui lui fit suivre un corridor pour l’amener à l’autre bout de la maison, dans l’immense bibliothèque du professeur Sealfont.
Adrian Sealfont était au centre de la pièce, en compagnie de deux autres hommes. Comme toujours, Matlock fut frappé par l’aspect imposant de son hôte. Un peu plus d’un mètre quatre-vingts, mince, des traits aquilins. De son être se dégageait une chaleur qui ne pouvait laisser indifférents ceux qui se trouvaient en sa présence. Une sorte d’humilité véritable dissimulait son charisme à ceux qui ne le connaissaient pas. Matlock l’aimait énormément.
– Bonjour, James. Sealfont tendit la main à Matlock. Monsieur Loring, puis-je vous présenter le professeur Matlock ?
– Comment allez-vous ? Bonjour, Sam.
Matlock venait de s’adresser au troisième homme, Samuel Kressel, le doyen de l’université de Carlyle.
– Bonjour, Jim.
– Nous nous connaissons, je crois ? demanda Matlock en regardant Loring. J’essaie de me souvenir.
– Si vous y parvenez, vous allez me mettre dans l’embarras.
– Je parie que oui ! plaisanta Kressel avec son sens de l’humour sarcastique et quelque peu agressif.
Matlock aimait aussi Sam Kressel, plutôt parce qu’il connaissait les difficultés de sa tâche et les problèmes avec lesquels il était aux prises que pour l’homme lui-même.
– Que voulez-vous dire, Sam ?
– Je vais vous répondre, l’interrompit Adrian Seal-font. M. Loring travaille dans l’administration centrale, au ministère de la Justice. J’ai accepté d’organiser une rencontre entre vous trois, mais non pour ce à quoi Sam et M. Loring ont fait allusion. Apparemment, M. Loring a trouvé bon de vous mettre – comment dire – sous surveillance. J’ai élevé de vives protestations.
Sealfont regarda Loring droit dans les yeux.
– Vous m’avez quoi ? demanda tranquillement Matlock.
– Je vous présente toutes mes excuses, répondit Loring sur un ton de persuasion. C’est une manie chez moi. Cela n’a rien à voir avec notre affaire.
– Vous êtes le banlieusard du Chat du Cheshire ?
– Le quoi ? s’étonna Sam Kressel.
– L’homme au journal.
– C’est ça. Je savais que vous m’aviez remarqué tantôt. Je pensais que vous me reconnaîtriez à la minute où vous me reverriez. J’ignorais que j’avais l’air d’un banlieusard.
– A cause du journal. Nous vous avons même pris pour un père en colère.
– Cela m’arrive. Pas souvent, toutefois. Ma fille n’a que sept ans.
– Je vous suggère de commencer, dit Sealfont. A propos, James, je suis soulagé que vous vous montriez si compréhensif.
– Je suis surtout curieux. J’ai aussi une saine trouille. Pour être franc, je meurs de peur. Matlock sourit, hésitant. De quoi s’agit-il ?
– Si nous prenions un verre en bavardant ?
Adrian Sealfont lui rendit son sourire et se dirigea vers le bar en cuivre qui se trouvait dans un coin de la pièce.
– Vous êtes bourbon à l’eau, n’est-ce pas, James ? Sam, un double whisky et des glaçons ? Et vous, monsieur Loring ?
– Un whisky sera parfait. Avec juste un peu d’eau.
– Venez me donner un coup de main, James.
Matlock s’avança vers Sealfont pour l’aider.
– Vous m’étonnerez toujours, Adrian, dit Kressel en s’asseyant dans un fauteuil de cuir. Comment vous souvenez – vous des goûts de vos collaborateurs ?
Sealfont éclata de rire.
– C’est extrêmement logique. Et cela ne s’arrête pas à mes... collègues. J’ai récolté plus de fonds pour cette institution avec de l’alcool qu’avec des centaines de rapports préparés par les meilleurs esprits analytiques et spécialisés dans ce type de besogne.
Adrian Sealfont s’interrompit, eut un petit rire, autant pour lui que pour les autres personnes présentes dans la pièce.
– Il m’est arrivé de faire un discours devant l’Organisation des présidents d’université. Parmi les questions qui suivirent mon exposé, on m’a demandé à quoi j’attribuais les succès financiers de Carlyle... J’ai malheureusement dû répondre : aux anciens, qui ont développé l’art de la fermentation du raisin... Mon ex-femme s’est beaucoup amusée, mais elle m’a dit plus tard que j’avais retardé le financement d’une dizaine d’années.
Les trois hommes rirent. Matlock distribua les verres.
– A votre santé, fit le président de Carlyle en levant simplement son verre. Le toast qu’il porta fut bref. Tout ceci est un peu étrange, James... Sam. Il y a quelques semaines, j’ai été contacté par le supérieur de M. Loring. Il m’a demandé de venir à Washington pour une affaire de la plus haute importance, concernant Carlyle. J’y suis allé. On m’a exposé la situation, et j’ai refusé. Certains renseignements dont M. Loring vous fera part paraissent indéniables. Mais ce ne sont qu’apparences, rumeurs, déclarations citées hors contexte, écrites ou verbales. Preuves fabriquées qui peuvent se révéler sans la moindre signification. D’autre part, il y a peut-être un élément de vérité. C’est à cause de cet élément que j’ai accepté cette rencontre... Je tiens à être clair. Je ne peux y prendre part. Carlyle non plus. Ce qui se passera dans cette pièce se fera avec mon approbation officieuse, mais pas avec ma bénédiction officielle. Vous agissez en tant qu’individus, non comme membres de la faculté ou du personnel de Carlyle. Si toutefois vous décidez de passer à l’action... Maintenant, James, si cela ne vous effraie pas, je ne sais pas ce qui vous effraiera.
Sealfont sourit à nouveau, mais son message était limpide.
– Cela me fait peur, fit Matlock laconiquement.
Kressel posa son verre et se pencha en avant.
– Devons-nous déduire de ce que vous venez de dire que vous n’approuvez pas la présence de Loring ? Ou ce qu’il est venu faire ?
– Cela reste dans le flou. Si ses accusations sont fondées, je ne peux m’en laver les mains. Aucun président d’université aujourd’hui ne collaborerait ouvertement avec une agence gouvernementale sur une simple hypothèse. Pardonnez-moi, monsieur Loring, mais trop de gens à Washington ont profité des facilités que leur accordaient les facultés. Je pense en particulier à celles du Michigan, de Columbia, de Berkeley... entre autres. Une simple affaire de police est une chose, l’infiltration... enfin, c’est une tout autre histoire.
– Infiltration ? C’est un grand mot ! dit Matlock.
– Peut-être trop grand. M. Loring en jugera.
Kressel reprit son verre.
– Puis-je vous demander pourquoi vous nous avez choisis, Matlock et moi ?
– De nouveau, je laisse le soin de répondre à M. Loring. Cependant, puisque je suis responsable de votre présence ici, Sam, je vous donnerai mes raisons. En tant que doyen, vous êtes le mieux placé pour connaître ce qui se passe sur le campus... Vous saurez vite si M. Loring et ses associés dépassent les bornes fixées... C’est tout ce que j’ai à dire. Je vais me rendre à une réunion. Le cinéaste Strauss y fait ce soir un exposé. Il faut que l’on m’y voie.
Sealfont retourna vers le bar et posa son verre sur un plateau. Les trois hommes se levèrent.
– Une dernière chose avant que vous partiez, fit Sam Kressel en fronçant les sourcils. Supposez que l’un de nous deux refuse d’accepter le... la proposition de M. Loring ?
– Eh bien, refusez ! Adrian Sealfont traversa la pièce en direction de la porte de la bibliothèque. Rien ne vous y oblige. Je tiens à ce que ce soit parfaitement clair. M. Loring comprendra. Bonsoir, messieurs.
Sealfont referma la porte derrière lui.