14

Matlock s’éveilla dans la blancheur aseptisée d’une chambre d’hôpital. Le store était relevé et le soleil éclairait brutalement les trois murs qu’il apercevait. A ses pieds, une infirmière écrivait avec efficacité et solennité sur la pancarte attachée au barreau du lit par une chaînette. Il tendit les bras, puis ramena le gauche en arrière, sous l’effet d’une violente douleur dans l’avant-bras.

– On a toujours ces sensations le lendemain matin, monsieur Matlock, fit l’infirmière avec un accent traînant, sans relever les yeux. Les fortes doses de calmants en injections intraveineuses sont terribles. Je peux vous le dire. Non que j’en aie déjà eu, mais Dieu sait que j’en ai vu.

– Est-ce que Pat... Miss Ballantyne est ici ?

– Eh bien, pas dans la même chambre ! Vous alors, les universitaires !

– Elle est ici ?

– Bien sûr. Dans la chambre voisine. Que j’ai l’intention de maintenir fermée à double tour ! Vous alors, les gens de là-haut... ! Voilà ! Tout est vérifié. L’infirmière laissa retomber la pancarte qui vibra en se balançant. Maintenant, vous bénéficiez de certains privilèges. Vous allez avoir droit à un petit déjeuner, bien que l’heure en soit dépassée, largement dépassée ! C’est probablement parce qu’ils veulent que vous payiez votre note... Après midi, vous n’êtes pas tenu de payer.

– Quelle heure est-il ? On m’a pris ma montre.

– Il est neuf heures moins huit, dit l’infirmière en regardant son poignet. Et personne n’a pris votre montre. Elle est avec les autres objets de valeur que vous aviez quand vous êtes arrivé.

– Comment va Miss Ballantyne ?

– Nous ne parlons pas de nos autres patients, monsieur Matlock.

– Où est son médecin ?

– C’est le même que le vôtre, d’après ce que j’ai compris. Pas l’un des nôtres. Elle fit en sorte que sa remarque parût désapprobatrice. D’après votre feuille, il passera à neuf heures et demie, à moins que nous l’appelions d’urgence.

– Appelez-le. Je veux le voir dès que possible.

– Vraiment, il n’y a aucune urgence...

– Bon Dieu, faites-le venir !

Tandis que Matlock élevait la voix, la porte de sa chambre s’ouvrit. Jason Greenberg entra aussitôt.

– Je vous entendais du couloir. C’est bon signe.

– Comment va Pat ?

– Une minute, monsieur. Nous avons un règlement.

Greenberg sortit sa carte officielle et la présenta à l’infirmière.

– Cet homme est sous ma protection, mademoiselle. Vérifiez à la réception si ça vous fait plaisir, mais laissez – nous tranquilles.

L’infirmière, plus professionnelle que jamais, examina minutieusement la carte avant de se retirer.

– Comment va Pat ?

– Dans un état épouvantable, mais toujours là. Elle a passé une sale nuit. Et si elle demande un miroir, ça ne va pas s’arranger ce matin.

– Foutez-moi la paix avec ça ! Est-elle hors de danger ?

– Vingt-sept points de suture, le corps, la tête, la bouche et, pour varier les plaisirs, un sur le pied gauche. Cela dit, elle se remettra. La radio n’a révélé que des contusions. Pas de fracture, ni de rupture de vaisseaux, ni d’hémorragie interne. Les salauds ont fait leur boulot en professionnels, comme d’habitude.

– A-t-elle été capable de parler ?

– Pas vraiment. Et le médecin n’y tient pas. Elle a surtout besoin de dormir... Vous avez également besoin d’un peu de repos. C’est pourquoi nous vous avons laissé ici hier soir.

– Y a-t-il eu quelqu’un de blessé dans la maison ?

– Personne. Une explosion complètement dingue. Ceux qui l’ont organisée n’avaient pas l’intention de tuer. La première bombe se composait d’un petit bâton d’explosif de cinq centimètres placé sous la fenêtre, à l’extérieur. La seconde, activée par la première, n’était pas plus puissante qu’une fusée de Quatorze Juillet. Vous vous attendiez à la seconde explosion, n’est-ce pas ?

– Oui. Je crois... tactique d’intimidation, non ?

– C’est ce que nous imaginons.

– Puis-je voir Pat ?

– Il vaut mieux que vous attendiez. Les médecins pensent qu’elle dormira toute la matinée. Il y a une infirmière auprès d’elle avec de la glace, au cas où une douleur locale la réveillerait. Laissez-la récupérer.

Matlock s’assit précautionneusement au bord du lit. Il plia les jambes, les bras, le cou et les mains, constata qu’il n’était pas dans son état normal.

– J’ai l’impression d’avoir la gueule de bois, mais sans mal de tête.

– On vous a administré une forte dose de sédatif. Vous étiez... ce qui est compréhensible... dans un état de choc.

– Je m’en souviens parfaitement. Je suis plus calme, mais je ne retire pas un mot de ce que j’ai dit... J’ai deux cours aujourd’hui. Un à dix heures et le second à deux heures. Je voudrais les donner.

– Vous n’êtes pas obligé. Sealfont veut vous voir.

– Je lui parlerai après mon dernier cours... Puis je rendrai visite à Pat.

Matlock se leva et marcha lentement jusqu’à la grande fenêtre de sa chambre d’hôpital. C’était une belle matinée, ensoleillée. Le Connecticut traversait une période de temps agréable. En regardant dehors, Matlock se souvint qu’il avait regardé par une autre fenêtre, cinq jours plus tôt, la première fois qu’il avait rencontré Jason Greenberg ; il avait pris alors une décision tout comme il était en train d’en prendre une.

– Hier soir, vous avez dit que vous ne les laisseriez pas me tenir en dehors de tout ça. J’espère que vous n’avez pas changé d’avis. Je n’attraperai pas le vol de la Pan Am demain.

– On ne vous arrêtera pas. Je vous le promets.

– Pouvez-vous l’empêcher ? Vous m’avez également annoncé que vous alliez être remplacé.

– Je n’y peux rien... J’ai la possibilité de m’y opposer moralement, phrase énigmatique qui signifie plus simplement que je peux mettre certaines personnes dans l’embarras. Mais je ne veux pas vous induire en erreur. Si vous créez des problèmes, on vous placera sous bonne garde.

– S’ils parviennent à me trouver.

– Voilà une condition qui ne me plaît pas.

– Oubliez-la. Où sont mes vêtements ?

Matlock s’avança vers l’unique porte de placard et l’ouvrit. Son pantalon, sa veste et sa chemise étaient sur des porte-manteaux. Ses mocassins se trouvaient sur le sol, ses chaussettes soigneusement pliées à l’intérieur. Sur l’unique commode, il y avait son caleçon et la brosse à dents fournie par l’hôpital.

– Voulez-vous descendre pour informer qui de droit que je vais sortir d’ici ? J’aurai aussi besoin de mon portefeuille, de l’argent liquide et de ma montre. Pouvez-vous faire cela pour moi ?

– Que voulez-vous dire... S’ils parviennent à me trouver ? Quels sont vos projets ?

Greenberg ne manifestait nulle intention de quitter les lieux.

– Rien de bien extraordinaire. Je continuerai tout bonnement ces enquêtes... de caractère mineur. C’est bien l’expression employée par vos patrons, n’est-ce pas ? Loring l’a dit. Quelque part se cache l’autre moitié de ce papier. Je la dénicherai.

– Écoutez-moi d’abord ! Je ne vous dénie pas le droit...

– Vous ne me déniez pas... ! Matlock se tourna vers l’agent fédéral. Sa voix reflétait son sang-froid, mais également une certaine méchanceté. Ça ne suffit pas. C’est une approbation négative ! J’ai tous les droits ! Y compris un frère cadet dans un voilier, un salaud de Noir appelé Dunois ou je ne sais quoi, un homme du nom de Lucas Herron et la fille d’à côté ! Je vous soupçonne, vous et le médecin, de savoir ce qui lui est arrivé hier soir, et je le devine ! Alors ne me parlez pas de droit !

– En principe, nous sommes d’accord. Ce que je ne veux pas, c’est que vos « droits » vous amènent à rejoindre votre frère. C’est un travail de professionnel, pas d’amateur ! Si vous continuez, j’exige que vous le fassiez avec mon remplaçant, quel qu’il soit. C’est important. J’exige votre parole.

Matlock ôta le haut de son pyjama et sourit à Green-berg, un petit sourire embarrassé.

– Vous l’avez. Je me vois mal en commando solitaire. Connaissez-vous celui qui prendra votre place ?

– Pas encore. Probablement quelqu’un de Washington. Ils ne prendront pas le risque d’utiliser un homme de Hartford ou de New Haven... La vérité, c’est que... Ils ne savent pas qui a été acheté. On le contactera. Il faudra que je le mette au courant moi-même. Personne d’autre ne le pourra. Je lui donnerai des instructions pour qu’il se fasse reconnaître... Quel message aimeriez-vous lui transmettre ?

– Dites-lui d’utiliser le proverbe : Quand les vieux sages se suicident, meurent les cités.

– Ça vous plaît, n’est-ce pas ?

– Je n’aime ni ne déteste. Ce n’est que la vérité. N’est-ce pas ce que ça devrait être ?

– Et tout à fait réalisable. Je vois ce que vous entendez par là.

– Parfait.

– Jim, avant de partir cet après-midi, je vais vous donner un numéro de téléphone. C’est dans le Bronx, chez mes parents. Ils ne sauront pas où je suis, mais je les contacterai tous les jours. Utilisez-le si c’est nécessaire.

– Merci, je le ferai.

– Je veux que vous me le promettiez.

– Promis.

Matlock se mit à rire, un petit rire reconnaissant. Greenberg ajouta :

– Bien sûr, étant donné les circonstances, il se peut parfaitement que je me trouve à l’autre bout de la ligne quand vous appellerez.

– Retour au privé ?

– Cette éventualité est moins impensable que vous ne l’imaginez.