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Entre ses deux cours, Matlock prit sa voiture, se rendit chez l’agent de change de la ville de Carlyle et en ressortit avec un chèque de sept mille trois cent douze dollars. Cela représentait le fruit de ses placements en bourse principalement issus de ses droits d’auteur. L’agent de change avait essayé de le dissuader. Ce n’était pas le moment de vendre, surtout au comptant. Mais Matlock avait pris sa décision. Le caissier lui avait remis le chèque non sans réticence.

De là, Matlock se dirigea vers sa banque où il transféra la totalité de ses économies sur son compte courant. Les sept mille trois cent douze dollars ainsi ajoutés au solde, il regarda la somme de ses avoirs immédiatement disponibles.

Ces derniers se montaient à 11 501,72 dollars.

Matlock contempla ce chiffre quelques minutes, ce qui lui inspira des sentiments contradictoires. Cela prouvait d’une part sa solvabilité. D’autre part il lui sembla quand même effrayant de pouvoir, à trente-trois ans, faire un inventaire aussi précis de sa situation financière. Il n’avait ni maison, ni terres, ni investissements cachés. Rien qu’une automobile, quelques objets de peu de valeur et les droits d’auteur de quelques publications si spécialisées que leur intérêt commercial était quasi nul.

A bien des égards, cela faisait beaucoup d’argent.

Mais pas assez et de loin. Il en était conscient. Voilà pourquoi Scarsdale, New York, était au programme de la journée.

Le rendez-vous chez Sealfont avait été exaspérant, et Matlock ne savait plus très bien ce que ses nerfs à vif seraient encore à même de supporter. La colère froide du président de Carlyle n’avait d’égale que l’ampleur de son anxiété.

L’étonnant royaume d’ombre de la violence et de la corruption était un monde qu’il ne parviendrait jamais à appréhender parce que cela dépassait son entendement. Matlock avait été sidéré d’entendre Sealfont déclarer, en s’asseyant dans son fauteuil et en regardant par la fenêtre la plus belle pelouse du campus de Carlyle, qu’il pourrait bien donner sa démission.

– Si cette histoire sordide, incroyable, est vraie- et qui peut en douter – je n’ai pas le droit de m’asseoir dans ce fauteuil.

– Absolument pas, lui avait répliqué Matlock. Si c’est vrai, vous y serez encore plus utile qu’auparavant.

– Un aveugle ? Personne n’a besoin d’un aveugle. Pas dans cette fonction.

– Pas aveugle. Non contaminé.

Sealfont avait fait pivoter son fauteuil et tapait du poing sur son bureau avec une force indescriptible.

– Pourquoi ici ? Pourquoi ici ?

En face de Sealfont, Matlock contemplait le visage anxieux du président de Carlyle. Il crut même que celui-ci allait pleurer.

Le retour par la rocade de Merritt se fit à grande vitesse. Il fallait se dépêcher. C’était indispensable. Cela l’aidait à chasser de son esprit l’image de Pat Ballantyne telle qu’il l’avait vue quelques minutes avant de partir. Il s’était rendu à l’hôpital en quittant Sealfont. Il n’avait pas encore pu lui parler. Personne n’y était parvenu.

Elle s’était réveillée à midi, lui avait-on dit. Elle avait fait plusieurs crises de nerfs. Le médecin de Litchfield lui avait administré un cocktail de calmants. Il était inquiet et Matlock savait que c’était la santé mentale de Pat qui était en cause. Le cauchemar que l’on avait infligé à son corps avait atteint son cerveau.

Chez ses parents, dans l’immense maison de Scarsdale, il y eut un premier moment de gêne. Son père, Jonathan Munro Matlock, avait passé des décennies dans les hautes sphères de la finance, et reconnaissait d’instinct tout homme qui venait à lui en position de faiblesse.

En position de faiblesse, mais par nécessité.

Matlock annonça à son père, aussi simplement et impassiblement que possible, qu’il était venu lui emprunter une somme d’argent. Il ne pouvait pas lui en garantir le remboursement. Elle serait utilisée pour aider, en ultime secours, des jeunes gens comme son frère défunt.

Le fils mort.

– Comment ? demanda calmement Jonathan Matlock.

– Je ne peux pas te le dire.

Il regarda son père droit dans les yeux, et celui-ci fut convaincu de la véracité des propos de son fils.

– Très bien. As-tu les qualifications requises pour cette entreprise ?

– Oui.

– Y a-t-il d’autres personnes que toi engagées dans cette affaire ?

– Par nécessité, oui.

– As-tu confiance en eux ?

– Oui.

– T’ont-ils demandé cet argent ?

– Non. Ils ne sont même pas au courant.

– Sera-t-il mis à leur disposition ?

– Non. Pas que je sache... J’irai même plus loin. Il ne faudrait pas qu’ils l’apprennent.

– Je ne te mets pas de bâtons dans les roues, je m’informe.

– Voilà ma réponse.

– Et tu crois que ce que tu vas faire sera d’une utilité quelconque pour des garçons comme David ? Une aide pratique, non théorique, pas d’utopie ni de charité.

– Oui. Il le faut.

– Combien désires-tu ?

Matlock respira profondément, en silence.

– Quinze mille dollars.

– Attends ici.

Quelques minutes plus tard, Jonathan Matlock sortit de son bureau et remit une enveloppe à son fils.

Celui-ci se garda bien de l’ouvrir.

Dix minutes après cet échange – et Matlock était conscient qu’il s’agissait d’un échange – il partit sous le regard de ses parents qui, à l’abri du gigantesque porche, attendaient qu’il passe le portail.

 

Matlock pénétra dans l’allée de sa résidence, coupa les phares et le moteur, et sortit avec prudence. En approchant de la vieille bâtisse de style Tudor, il s’aperçut que toutes les lumières de son appartement étaient allumées. Jason Greenberg ne prenait pas de risques, et Matlock présuma qu’un membre de l’armée silencieuse et invisible de Greenberg surveillait sa demeure à distance, sans s’en éloigner.

Il tourna la clé dans la serrure et poussa la porte. Il n’y avait personne. Du moins, personne en vue. Pas même son chat.

– Bonjour. Jason ? Il y a quelqu’un ici... ? C’est Matlock.

Il n’y eut aucune réponse, et Matlock fut soulagé. Il n’avait plus qu’une envie, se mettre au lit et dormir. Il était passé à l’hôpital pour voir Pat, mais on le lui avait interdit. Du moins avait-il appris qu’« elle se reposait et que son état était jugé satisfaisant ». C’était un point positif. Elle faisait encore partie des cas critiques dans l’après-midi. Matlock la verrait à neuf heures, le lendemain matin.

A présent il était temps de dormir, en paix si possible. Il aurait fort à faire dans la matinée suivante.

Il pénétra dans sa chambre en passant devant les pans de murs et la fenêtre qui portaient encore les traces de la dernière explosion. Des outils de charpentier et de maçon étaient soigneusement rangés dans un coin. Il retira sa veste et sa chemise, puis il pensa, non sans ironie à son propre égard, qu’il était en train de devenir trop confiant. Il sortit rapidement de la pièce et entra dans la salle de bains. Une fois que la porte fut fermée, il s’approcha de la litière et souleva le journal pour découvrir la couche de toile. L’invitation corse était là, l’argent terni reflétant la lumière.

De retour dans la chambre, Matlock prit son portefeuille, de l’argent liquide et les clés de sa voiture, et les posa sur sa commode. Il se souvint alors de l’enveloppe.

On ne s’était pas moqué de lui. Il connaissait son père, peut-être mieux que ce dernier ne l’imaginait. Il supposa qu’un petit mot accompagnerait le chèque, qui lui indiquerait clairement que cet argent était un cadeau, non un prêt, et qu’on n’attendait aucun remboursement.

Il y avait effectivement une note, pliée à l’intérieur de l’enveloppe, mais les mots qu’elle contenait n’étaient pas ceux que Matlock attendait :

 

Je crois en toi. J’ai toujours cru en toi.

Avec toute mon affection,

Papa.

 

En haut de ces lignes, agrafé à l’envers de la feuille, se trouvait le chèque. Matlock le détacha et en lut le montant.

Cinquante mille dollars.