18
En approchant de la sortie ouest de Hartford, Matlock ne cessait de penser à la mort de l’animal. S’agissait-il d’un avertissement supplémentaire ou avaient-ils trouvé le papier ? Si c’était le cas, cela n’infirmait pas l’hypothèse de la menace mais ne faisait que la renforcer. Il se demanda s’il devait faire vérifier son appartement par un employé de l’entreprise Blackstone, son appartement et la litière. Il ne savait pas très bien pourquoi il hésitait. Pourquoi ne pas en charger un type de Blackstone ? Pour trois cents dollars par jour, plus les frais divers, ce n’était pas trop exiger. Il allait demander beaucoup plus à la maison Blackstone Incorporated, et celle-ci ne s’y attendait pas. Si l’invitation était en lieu sûr, il risquait de signaler son emplacement en envoyant quelqu’un s’assurer de sa présence.
Il était presque décidé quand il remarqua une berline beige dans le rétroviseur. Elle apparaissait et disparaissait par intermittence depuis qu’il avait pris la route 72 une demi-heure plus tôt. Tandis que les autres véhicules tournaient, le doublaient ou restaient derrière lui, la berline beige ne s’éloignait jamais. Passant de droite à gauche dans le flot de la circulation, elle s’arrangeait toujours pour se trouver à trois ou quatre voitures de celle de Matlock. Il y avait un moyen de vérifier qu’il ne s’agissait pas d’une coïncidence. A la sortie suivante, celle de Hartford-ouest, se trouvait une voie étroite qui n’était qu’une ruelle pavée servant surtout aux livraisons. Un après-midi où les embouteillages étaient particulièrement terribles, Pat et lui l’avaient prise pour un raccourci, et ils y étaient restés bloqués cinq minutes.
Il s’engagea dans l’embranchement et descendit la rue principale en direction de la ruelle. Il tourna brusquement à gauche et se retrouva dans l’étroite rue pavée. Le samedi après-midi, il n’y avait pas de camions de livraison, et la voie était dégagée. Il appuya sur le champignon et arriva sur un parking bondé, qui débouchait sur une grande artère parallèle. Matlock se dirigea vers un emplacement libre, coupa le moteur, et se baissa sur le siège. Il orienta son rétroviseur latéral pour surveiller l’entrée de la ruelle. Trente secondes plus tard, la berline beige apparut.
Le conducteur avait l’air troublé. Il ralentit, observa des dizaines de véhicules. Soudain, derrière la berline, une autre voiture se mit à klaxonner. Un chauffeur s’impatientait, la berline beige lui barrait le passage. A contrecœur, l’homme au volant redémarra. Mais avant il tourna la tête, tendant le cou au-dessus de son épaule droite, de sorte que Matlock qui observait l’automobile le reconnut.
C’était le policier. L’agent de police qui était venu dans les débris de son appartement après l’épisode chez les Beeson, l’homme qui s’était caché le visage dans une serviette et qui avait filé dans le couloir du court de squash, deux jours auparavant.
La « coïncidence » dont avait parlé Greenberg.
Matlock était perplexe. Il avait peur.
Le policier en civil poursuivit son chemin au ralenti vers la sortie du parking, regardant de droite et de gauche. Matlock vit sa voiture s’enfoncer dans le flot des autres véhicules et disparaître.
Les bureaux de Blackstone Security Incorporated, Bond Street, Hartford, ressemblaient plus à ceux d’une compagnie d’assurances prospère et paisible qu’à ceux d’une agence de détectives. Il y avait un lourd mobilier colonial, un papier peint à rayures. Des gravures de chasse anciennes au-dessus des lampes de cuivre. Cela donnait aussitôt une impression de force, de virilité et de solidité financière. Pourquoi pas ? pensa Matlock en s’asseyant dans le canapé deux places de style américain qui se trouvait dans le vestibule. A trois cents dollars par jour, Blackstone Security rivalisait probablement avec la Providence quant au ratio investissements/bénéfices.
Quand on introduisit Matlock enfin dans le bureau de Michael Blackstone, ce dernier se leva de son fauteuil et fit le tour de sa table de merisier pour le saluer. C’était un homme de petite taille, râblé, bien habillé. Il avait la cinquantaine. C’était visiblement quelqu’un de sportif, très actif, dur à cuire.
– Bonjour, dit-il. J’espère que vous n’êtes pas venu jusqu’ici uniquement pour les papiers. Ils auraient pu attendre. Ce n’est pas parce que nous travaillons sept jours sur sept que nous nous attendons à ce que le reste de l’humanité fasse de même.
– De toute façon, je devais me rendre à Hartford. Ça ne m’a posé aucun problème.
– Asseyez-vous, je vous en prie. Puis-je vous offrir quelque chose ? Un verre ? Du café ?
– Non, merci.
Matlock prit place dans un confortable fauteuil de cuir, de ceux que l’on trouve en général dans les vieux clubs composés de gens respectables. Blackstone retourna derrière son bureau.
– En réalité, je suis assez pressé. J’aimerais signer le contrat, vous payer et m’en aller.
– Certainement. Le dossier est là. Blackstone prit un classeur sur la table et sourit. Comme je vous en ai parlé au téléphone, il y a certaines questions auxquelles nous aimerions que vous répondiez. En plus des instructions que vous nous avez données. Cela nous aiderait à les respecter. Ça ne prendra que quelques minutes.
Matlock attendait cette requête. Cela faisait partie de son plan. C’était aussi pour cela qu’il voulait voir Blackstone. Il avait le pressentiment – depuis que ce dernier était entré en scène – qu’il pourrait lui faciliter la tâche. Peut-être en se faisant tirer l’oreille. Mais si ce n’était qu’une question de supplément, s’il parvenait à acheter Blackstone, il gagnerait beaucoup de temps.
– Je vous répondrai quand cela me sera possible. Comme vous l’avez très certainement vérifié, cette fille a été sérieusement maltraitée.
– Nous le savons. Ce qui nous rend perplexes, c’est la réticence de tous ceux que nous avons interrogés à nous dire pourquoi. Personne ne nous a parlé d’une agression gratuite. Oh, c’est possible, mais ce genre d’affaires est en principe rondement mené par la police. De toute évidence, vous détenez des renseignements que celle-ci n’a pas.
– C’est vrai.
– Puis-je vous demander pourquoi vous ne les leur avez pas communiqués ? Pourquoi nous avez-vous engagés ? La police locale l’aurait volontiers protégée si vous aviez des motifs valables, et pour beaucoup moins cher.
– Vous avez l’air de refuser l’affaire.
– Cela nous arrive souvent. Blackstone sourit. Jamais de bon cœur, je vous l’avoue.
– Alors pourquoi... ?
– Vous nous avez été chaudement recommandé, l’interrompit Blackstone. Fils d’un homme très en vue. Nous voulons connaître vos possibilités. Tel est notre raisonnement. Et vous ?
– Vous êtes direct. J’apprécie cela. Je suppose que vous essayez de me faire comprendre que vous ne souhaitez pas que votre réputation soit ternie.
– C’est à peu près ça.
– Parfait. C’est également ainsi que j’envisage les choses. Seulement, ce n’est pas de ma réputation qu’il s’agit, mais de celle de cette jeune femme. Miss Ballantyne... Disons qu’elle a fait preuve de peu de discernement dans le choix de ses amis. C’est une fille brillante, de grand avenir, mais malheureusement cette intelligence ne s’applique pas à tous les domaines.
A dessein, Matlock fit une pause et sortit un paquet de cigarettes. Sans se presser, il en prit une et l’alluma. L’interruption produisit l’effet désiré. Blackstone prit la parole.
– A-t-elle tiré financièrement profit de ces relations ?
– Pas du tout. A mon avis, on l’a utilisée. Mais je comprends pourquoi vous me demandez ça. On peut gagner des fortunes sur les campus de nos jours, n’est-ce pas ?
– Je n’en sais rien. Les campus ne relèvent pas de ma compétence.
Blackstone sourit de nouveau, et Matlock sut qu’il mentait. Par discrétion professionnelle, bien entendu.
– Je l’imagine.
– D’accord, monsieur Matlock. Pourquoi l’a-t-on molestée ? Et que comptez-vous faire ?
– D’après moi, on l’a battue pour lui faire peur et l’empêcher de révéler ce qu’en fait elle ignore. J’ai l’intention de trouver les responsables et de les en informer. De leur dire de la laisser tranquille.
– Et si vous prévenez la police, ses relations, ses anciennes relations, je suppose, seront fichées et risqueront de mettre en danger sa carrière future.
– Exactement.
– C’est une affaire difficile... Qui est impliqué ?
– Je ne connais pas leurs noms... Toutefois je suis au courant de leurs activités. Ils semblent principalement s’occuper de jeux d’argent. Je pensais que vous pourriez peut-être m’aider. Naturellement, je suis disposé à payer un supplément pour ce service.
– Je vois.
Blackstone se leva et fit le tour de son fauteuil. Sans raison particulière, il appuya sur le bouton du système d’air conditionné qui ne marchait pas.
– Je crois que vous attendez trop de moi.
– Je n’attends pas de noms. J’aimerais les avoir, bien sûr, et je serais prêt à payer cher... Mais je cherche des lieux où les rencontrer. Je les trouverai moi-même et vous le savez. Vous me feriez simplement gagner du temps.
– Je suis certain que vous vous intéressez aux... clubs privés. Des organisations dont les membres se réunissent pour se livrer à des activités de leur choix.
– Loin de toute surveillance légale. Où les citoyens peuvent satisfaire leur inclination naturelle à jouer de l’argent. C’est par là que j’aimerais commencer.
– Pourrais-je vous en dissuader ? Serait-il possible de vous convaincre d’aller trouver la police ?
– Non.
Blackstone s’avança vers le secrétaire adossé au mur de gauche, sortit une clé et l’ouvrit.
– Comme je vous l’ai dit, c’est une affaire délicate. Très plausible. Mais je n’en crois pas un mot... Néanmoins, vous me semblez déterminé. Et cela m’inquiète.
Il prit une boîte de métal fin et la posa sur son bureau. Après avoir choisi une seconde clé sur sa chaîne, il en ouvrit la serrure et retira une feuille de papier.
– Il y a une photocopieuse là-bas, dit-il en désignant une grosse machine grise dans un coin. Pour l’utiliser, il faut placer le texte contre la plaque métallique et appuyer sur les touches correspondant aux opérations que vous désirez effectuer. Les numéros sont enregistrés automatiquement. On a rarement besoin de plus d’un... Si vous voulez bien m’excuser pendant deux minutes à peine, monsieur Matlock, il faut que je donne un coup de fil dans un autre bureau.
Blackstone lui tendit la feuille de papier, et la posa en la retournant au-dessus de son dossier. Il se redressa, droit comme un i et, des deux mains, tira sur le bas de sa veste, d’un geste décidé comme en ont ceux qui ont l’habitude de porter des costumes du bon faiseur.
Il sourit, contourna sa table de travail pour accéder à la porte. Il l’ouvrit et fit volte-face.
– Peut-être est-ce ce que vous cherchez, peut-être pas. Je n’en sais rien. J’ai laissé un mémoire confidentiel sur ma table. Le prix vous sera facturé en tant que... surveillance supplémentaire.
Il sortit et referma la porte derrière lui. Matlock quitta son fauteuil en cuir noir et s’avança vers le bureau. Il retourna le papier et lut le titre tapé à la machine :
POUR SURVEILLANCE : CLUBS PRIVÉS DE L’AXE
HARTFORD-NEW HAVEN : LIEUX ET CONTACTS (DIRECTEURS)
A PARTIR DE 3-15. NE DOIT PAS QUITTER LE BUREAU
Sous le court paragraphe en lettres capitales, se trouvait une liste d’une vingtaine de noms et d’adresses.
Nemrod se rapprochait.