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Dix minutes plus tard, il observait le parking au-dessous de lui, appuyé au tronc d’un gigantesque érable, à une cinquantaine de mètres du sentier. Les feuilles naissantes le protégeaient un peu du déluge, mais ses vêtements étaient sales, couverts de boue et de sang. Il aperçut le break blanc près de l’entrée, à côté du portail du Club ski et voile.
Il n’y avait plus beaucoup d’activité à ce moment-là. Aucun véhicule n’y pénétrait, et les propriétaires de ceux qui se trouvaient à l’intérieur attendraient la fin de l’averse avant de s’aventurer sur les routes. Le gardien du parking, celui auquel il avait donné dix dollars, était en grande conversation avec un portier en uniforme, sous l’auvent du restaurant. Matlock aurait aimé courir jusqu’à la voiture, et s’éloigner aussi vite que possible, mais il savait que sa tenue alerterait les deux hommes, qu’ils se demanderaient ce qui s’était passé sur la piste d’East Gorge. Il ne lui restait plus qu’à attendre, attendre que quelqu’un vienne détourner leur attention ou qu’ils pénètrent tous deux dans le bâtiment.
Cette attente lui fut pénible. De plus, elle ne faisait qu’accroître sa peur. Il n’y avait personne qu’il pût voir ou entendre près de la cabine, mais cela ne signifiait pas qu’elle était déserte. L’agent de Nemrod, mort à présent, avait probablement un partenaire quelque part, qui attendait, comme Matlock. Si l’on trouvait le cadavre, on l’arrêterait, on le tuerait. Si ce n’était par vengeance, ce serait du moins pour obtenir le papier corse.
Il n’avait plus le choix. Il avait dépassé ses forces, ses capacités. Il s’était laissé manipuler par Nemrod autant que par les hommes du ministère de la Justice. Il appellerait Jason Greenberg, et ferait ce que celui-ci lui conseillerait.
En un sens, il était heureux que son rôle soit terminé ou qu’il le soit bientôt. Il se sentait encore engagé, mais il ne pouvait rien faire de plus. Il avait échoué.
En bas, la porte d’entrée du restaurant s’ouvrit et une serveuse fit signe au portier en uniforme. Le gardien et lui gravirent les marches pour rejoindre la fille.
Matlock courut jusqu’à l’allée de gravier, et fonça en passant devant le grillage qui bordait l’extrémité du parking. Puis il se faufila entre les véhicules sans quitter des yeux la porte du restaurant. La serveuse avait donné un thermos de café au portier. Ils étaient tous trois en train de fumer une cigarette, ils riaient.
Matlock fit le tour et s’accroupit devant le break, rampa jusqu’à la portière et s’aperçut avec soulagement que les clés étaient restées sur le démarreur. Il respira profondément, ouvrit le plus doucement possible et sauta à l’intérieur. Il ne claqua pas la portière, mais la ferma vite, en silence, pour éteindre la lumière sans attirer l’attention. Les deux hommes et la serveuse bavardaient toujours, riaient toujours, insouciants.
Il s’installa sur le siège, mit le contact, enclencha le levier de vitesse en position de marche arrière et recula, moteur ronflant, devant le portail. Il fonça entre les bornes de pierre et s’engagea sur la longue route qui menait à l’autoroute.
Derrière lui, sous l’auvent, sur l’escalier qui menait à la porte d’entrée, les trois employés furent d’abord cloués sur place d’étonnement.
Après le premier instant de surprise, ils se regardèrent, l’air interrogateur car, du fond du parking, ils entendirent le ronflement d’un second moteur, plus puissant. Des phares aveuglants sortirent de la nuit, déformés par les trombes d’eau, et une longue limousine noire jaillit de l’ombre.
Les roues crissèrent quand le véhicule menaçant slaloma entre les bornes de pierre. L’énorme voiture, à pleins gaz, poursuivit le break.
Il y avait peu de circulation sur l’autoroute, mais Matlock eut néanmoins l’impression qu’il aurait dû prendre des routes secondaires pour rejoindre Carlyle. Il décida de se rendre directement chez Kressel, malgré la forte propension de ce dernier à l’hystérie. Ensemble ils appelleraient Greenberg. Il venait brutalement, horriblement, de tuer un autre être humain, et que ce fût justifié ou non, il était toujours sous le choc. Il craignit que cela ne le poursuive jusqu’à la fin de son existence. Il n’était pas certain que Kressel serait l’homme de la situation.
Mais il n’y avait personne d’autre. A moins de retourner dans son appartement et d’y rester jusqu’à ce qu’un agent fédéral vienne le cueillir. Mais au lieu de l’agent attendu, il pourrait se retrouver nez à nez avec un émissaire de Nemrod.
La route fit un S. Il se souvint que celui-ci précédait une longue ligne droite traversant des champs et qu’il pourrait y rattraper le temps perdu. L’autoroute était plus rectiligne à présent, mais il était possible de gagner de précieuses secondes sur les petites routes, dans la mesure où la circulation était quasi inexistante. A la fin du second demi-cercle, il se rendit compte qu’il serrait tellement le volant que ses avant-bras lui faisaient mal. Les défenses musculaires de son corps réapparaissaient, lui permettant de maîtriser le tremblement de ses membres, de contrôler la direction de sa voiture avec une force inconsciente.
La ligne droite était en vue. La pluie avait diminué d’intensité. Il appuya à fond sur l’accélérateur, et sentit le break faire un bond en avant, à la limite de ses capacités.
Il regarda deux fois, trois fois dans son rétroviseur, à l’affût des voitures de police. Il aperçut deux phares qui se rapprochaient. Il baissa les yeux vers le compteur. Celui-ci marquait cent soixante kilomètres à l’heure, et pourtant les deux phares lui semblèrent de plus en plus proches.
Les instincts de l’animal traqué se ranimèrent en lui. Il savait que l’automobile qui le poursuivait n’appartenait pas à la police. Il n’y avait ni sirène déchirant le calme humide de la nuit, ni gyrophare annonçant l’arrivée des autorités.
Il lança la jambe droite en avant, appuya sur le champignon, dépassa les limites du moteur. Le compteur atteignit les cent quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. Le break ne pouvait aller plus vite.
Les phares étaient juste derrière lui. La limousine se trouvait à quelques mètres, puis quelques centimètres de son pare-chocs arrière. Soudain deux rayons lumineux éclairèrent la partie gauche du macadam, et le véhicule arriva à hauteur du break.
C’était la limousine noire qu’il avait remarquée après le meurtre de Loring ! La même immense automobile qui avait quitté l’allée en trombe, quelques minutes après le massacre de Windsor Shoals ! Matlock fit un effort pour conduire avec le maximum de concentration possible, tout en observant le chauffeur de la voiture qui l’acculait contre le bas-côté droit de la route. Le break vibrait du fait de la vitesse. Il lui était de plus en plus difficile de maîtriser la direction.
Puis il aperçut le canon d’un pistolet braqué sur lui derrière la vitre. Il vit le regard désespéré des yeux qui le fixaient derrière le bras tendu et qui essayaient de trouver une certaine stabilité pour tirer dans l’axe.
Il entendit des coups de feu et sentit les éclats de verre brisé sur son visage. Il écrasa la pédale de frein et tourna le volant à droite, franchissant le bord de la chaussée, passant dangereusement au travers d’une clôture de fil de fer barbelé avant d’atterrir dans un champ de cailloux. Le break s’enfonça, traçant un sillon sur à peu près deux cents mètres, puis vint heurter un amas de pierres, la délimitation d’une propriété. Les phares éclatèrent et s’éteignirent. Il fut projeté contre le tableau de bord. Seuls ses bras levés empêchèrent sa tête de heurter le pare-brise.
Mais il était conscient, et les instincts de l’animal traqué ne le quitteraient plus.
Il entendit une portière de voiture s’ouvrir et se fermer. Il sut que le tueur était sur le terrain, sur les traces de sa proie. A la recherche du papier corse. Il sentit un filet de sang couler de son front, l’éraflure d’une balle ou d’un éclat de verre – il n’en était pas certain –, mais cela le rassura. Il avait besoin de cela, de la vue du sang. Il resta ainsi, aplati contre le volant, immobile, silencieux.
Et sous sa veste, il tenait l’affreux automatique qu’il avait pris dans l’imperméable du mort, sur la piste d’East Gorge. Il le braquait sur la porte, sous son bras gauche.
Il entendit un bruit étouffé de pas sur le sol mou, à l’extérieur du break. Il sentait – littéralement, comme un aveugle peut sentir – le visage qui l’observait à travers le pare-brise éclaté. Il perçut le bruit métallique du bouton de la portière quand on le poussa et le craquement de la charnière lorsqu’elle s’ouvrit.
Une main lui saisit l’épaule. Matlock fit feu.
La détonation fut assourdissante. Le cri de l’homme blessé déchira l’obscurité humide. Matlock bondit de son siège et jeta tout son poids contre le tueur qui avait agrippé son bras gauche sous l’effet de la douleur. Sauvagement, à l’aveuglette, Matlock fouetta la face de son agresseur avec son arme, jusqu’à ce que celui-ci s’effondre à terre. Le revolver de l’homme avait disparu. Ses mains étaient vides. Matlock posa le pied sur sa gorge et appuya.
– Je cesserai lorsque vous me ferez signe que vous voulez parler, fils de pute ! Sinon je continuerai.
L’homme bredouilla, les yeux exorbités. Il leva une main droite suppliante.
Matlock souleva sa semelle et s’agenouilla près de lui. C’était un individu baraqué, les cheveux noirs et les traits massifs d’une brute.
– Qui vous a envoyé ? Comment connaissiez-vous cette voiture ?
L’homme redressa légèrement la tête, comme s’il allait répondre. Mais il plongea aussitôt la main droite dans sa ceinture, sortit un couteau et roula brusquement sur la gauche en envoyant son genou de gorille dans le bas-ventre de Matlock. Le couteau déchira la chemise de Matlock, et il sut, en sentant la pointe d’acier s’enfoncer dans sa chair, que jamais il ne serait si près de la mort.
Il écrasa le canon du lourd automatique contre la tempe de l’homme. Ce fut suffisant. Son visage recula soudain. Une auréole rouge s’agrandit à la lisière de ses cheveux. Matlock se leva et posa le pied sur la main qui tenait le couteau.
Les yeux du tueur s’entrouvrirent.
Durant les cinq minutes qui suivirent, Matlock fit ce dont il ne se serait jamais cru capable. Il tortura un homme. Il tortura son agresseur avec son propre couteau, incisant la peau autour des yeux, sous les yeux, coupant les lèvres avec cette pointe d’acier qui avait transpercé sa chair. Et quand la victime se mit à hurler, Matlock lui frappa la bouche avec le canon de l’automatique et brisa ses dents.
Ce ne fut pas long.
– Le papier !
– Quoi d’autre ?
Le tueur se tordait de douleur, gémissait, crachait le sang, mais ne parlerait pas. Matlock poursuivit son interrogatoire. Calmement, avec une conviction, une sincérité totales.
– Vous allez me répondre ou je vous plongerai cette lame dans les yeux. Plus rien ne m’importe, croyez-moi.
– Le vieil homme ! Une voix gutturale se fit entendre, provenant du fond de sa gorge. Il a dit qu’il l’avait écrit... Personne ne le sait... Vous lui avez parlé...
– Quel vieil... Matlock s’interrompit, car une pensée terrifiante lui était venue à l’esprit. Lucas Herron ? Est-ce à lui que vous faites allusion ?
– Il a dit qu’il avait écrit quelque chose. Ils pensent que vous êtes au courant. Il a peut-être menti... Pour l’amour du Ciel, il est possible qu’il ait menti...
Le tueur s’évanouit.
Matlock se releva lentement, les mains tremblantes, le corps frissonnant. Il leva les yeux vers la route, vers l’énorme limousine noire qui attendait dans le silence d’une pluie moins dense. Ce serait son dernier pari, son ultime tentative.
Quelque chose lui brûlait le cerveau, quelque chose d’insaisissable et de palpable à la fois. Il devait faire confiance à cette intuition, comme il avait obéi à ses instincts de chasseur et de proie.
Le vieil homme !
La réponse se trouvait quelque part dans la maison de Lucas Herron.