Les eaux bleu-vert de la mer des Caraïbes reflétaient le soleil brûlant de l’après-midi en milliers de points fluctuants, aveuglants. Le sable était chaud et doux au toucher. Cette partie isolée de l’île semblait en paix avec elle-même et un monde qu’elle ne connaissait pas vraiment.
Matlock s’approcha du rivage et laissa les vaguelettes lui lécher les chevilles. Tout comme la plage, l’eau était chaude.
Il avait dans les mains un journal que lui avait envoyé Greenberg. Une coupure de journal, en fait.
MEURTRES À CARLYLE, CONNECTICUT.
23 VICTIMES, NOIRES ET BLANCHES.
LA VILLE EST EN ÉTAT DE CHOC,
CECI SUIT LA DISPARITION DU PRÉSIDENT DE L’UNIVERSITÉ.
Carlyle, le 10 mai : Dans les faubourgs de cette petite ville universitaire, dans une zone de faible densité, de vieilles propriétés, une étrange tuerie de masse a eu lieu hier. 23 hommes ont été tués. Les autorités fédérales supposent que ces meurtres sont le résultat d’une embuscade qui a fait de nombreuses victimes tant parmi les assaillants que parmi les défenseurs.
Suivait une froide liste de noms, de comptes rendus constitués à partir des fichiers de la police.
Julian Dunois était parmi eux.
Le spectre de la mort était donc bien réel. Dunois ne s’en était pas tiré. La violence qu’il avait suscitée devait provoquer celle qui lui coûterait la vie.
Le reste de l’article contenait des hypothèses compliquées quant à la signification et au mobile du massacre de ces étranges personnages. Et l’une des hypothèses tournait autour de la disparition d’Adrian Sealfont.
Il ne s’agissait que de spéculations. Aucune mention n’était faite ni de Nemrod ni de lui-même. Pas un mot quant à l’enquête fédérale qui durait déjà depuis un certain temps. La vérité était loin. Très loin.
Matlock entendit la porte de sa villa s’ouvrir, et il se retourna. Pat se tenait sur la petite véranda, à quelque cinquante mètres en haut de la dune. Elle lui fit un signe de la main et descendit les marches dans sa direction.
Elle portait un short et un chemisier de soie légère. Elle était pieds nus, souriante. On avait retiré les bandages qui lui emprisonnaient jambes et bras, et le soleil des Caraïbes avait donné à sa peau une belle couleur bronzée. Elle s’était confectionné un large bandeau orange pour cacher les cicatrices au-dessus de son front.
Elle ne l’épouserait pas. Elle lui avait dit qu’elle ne voulait pas qu’il se marie par pitié ou pour rembourser une dette, que cela fût réel ou imaginaire. Mais Matlock savait qu’il y aurait un mariage. Ou bien qu’aucun des deux ne se marierait jamais. Julian Dunois en avait décidé ainsi.
– As-tu apporté les cigarettes ? lui demanda-t-il.
– Non. Pas de cigarettes, répondit-elle. J’ai pris les allumettes.
– C’est énigmatique.
– J’ai utilisé ce mot – énigmatique – avec Jason. Tu te souviens ?
– Oui. Tu étais furibarde.
– Tu planais complètement... en enfer. Marchons jusqu’à la jetée.
– Pourquoi as-tu apporté des allumettes ?
Il lui prit la main, glissant le journal sous son bras.
– Pour embraser un bûcher funéraire. Les archéologues trouvent cela très significatif.
– Quoi ?
– Tu as trimbalé ce fichu canard toute la journée. Je veux le brûler.
– Ça ne changera rien à ce qu’il contient.
Pat ne tint aucun compte de sa remarque.
– Pourquoi penses-tu que Jason te l’a envoyé ? Je croyais que le but de ce voyage était de passer quelques semaines tranquilles. Pas de journaux, pas de radio, aucun contact sinon avec l’eau chaude et le sable blanc. Il pose les règles et il les viole.
– Il propose les règles tout en sachant qu’elles seront difficiles à suivre.
– Il aurait dû laisser quelqu’un d’autre les violer. Ce n’est pas un aussi bon ami que je le pensais.
– Il l’est peut-être plus encore.
– Sophisme.
Elle lui serra la main. Une grande vague vint caresser leurs pieds nus. Une mouette silencieuse descendit en piqué, au large. Ses ailes battaient à la surface de l’eau, son cou était violemment secoué. L’oiseau s’envola vers le ciel en poussant un cri rauque, sans proie dans le bec.
– Greenberg sait que j’ai une décision très désagréable à prendre.
– Tu l’as prise. Il le sait aussi.
Matlock la regarda. Bien sûr, Greenberg savait. Elle aussi savait, pensa-t-il.
– Cela amènera encore de la souffrance, sans doute plus que nécessaire.
– C’est ce qu’ils te diront. Ils te conseilleront de les laisser faire à leur manière. Calmement, efficacement, avec le moins d’embarras possible. Pour tout le monde.
– C’est probablement mieux. Ils ont vraisemblablement raison.
– Tu n’en crois pas un mot.
– Non.
Ils cheminèrent quelques instants en silence. La jetée était devant eux, à côté des rochers placés là depuis des décennies, des siècles même, pour faire barrière à un courant oublié depuis longtemps. Le dispositif était devenu naturel.
Tout comme Nemrod était devenu un dispositif naturel, un développement logique et prévisible. Indésirable, mais néanmoins attendu. Qu’il faudrait combattre en profondeur.
Amérique miniature... juste sous la surface.
La politique de la maison, mon vieux.
Partout.
Les chasseurs, les bâtisseurs. Les tueurs et leurs proies concluaient des alliances.
Regardez les enfants. Ils comprennent... Nous les avons embrigadés.
Les dirigeants n’apprennent jamais rien.
Le microcosme de l’inévitable ? Rendu tel parce que les besoins sont réels ? Et le sont depuis des années ?
Et pourtant ceux qui détenaient le pouvoir ne s’en rendaient pas compte.
– Jason a dit un jour que la vérité n’est ni bonne ni mauvaise. Elle n’est que la vérité. Voilà pourquoi il m’a envoyé ça.
Matlock s’assit sur un grand rocher plat. Pat était debout près de lui. La marée montait et l’écume des petites vagues éclaboussait alentour. Pat saisit les deux pages du journal.
– Alors ceci est la vérité.
Une affirmation.
– Leur vérité, leur opinion. Apposer des étiquettes évidentes et continuer le jeu. Les bons, les méchants et leurs troupes atteindront le défilé à temps. Juste à temps. Cette fois-ci.
– Quelle est ta vérité ?
– Revenir et raconter l’histoire. Toute l’histoire.
– Ils ne seront pas d’accord. Ils te donneront d’excellentes raisons pour ne pas le faire. Des centaines de raisons.
– Ils ne me convaincront pas.
– Alors ils te combattront. Ils t’ont menacé. Ils n’accepteront aucune ingérence. C’est ce que Jason souhaite que tu comprennes.
– Il veut que j’y réfléchisse.
Pat tendit les feuilles imprimées devant elle et craqua une allumette sur la surface sèche d’un rocher.
Le papier brûla irrégulièrement. Sa combustion était entravée par les fantaisies de la mer des Caraïbes.
Mais il brûla.
– Ça ne fait pas un bûcher funéraire très impressionnant, déclara Matlock.
– Ça ira en attendant notre retour.