Quelque temps après la mort de mon oncle Ferdinand, tante Hermine me demanda d’entreprendre l’inventaire des livres, albums et revues qui occupaient les nombreuses étagères du premier étage de sa maison ainsi que la quasi-intégralité de la chambre au fond du couloir où s’empilaient, dans un désordre indescriptible, journaux, bandes dessinées, disques vinyle et jusqu’à des 78 tours qui dataient d’avant la Seconde Guerre mondiale. Elle avait l’intention, une fois le recensement effectué, de proposer par lots l’héritage à la vente. Oncle Ferdinand avait été un gros lecteur. Il avait été un homme d’une culture ahurissante qu’il déployait le plus souvent à l’occasion de réunions familiales. Autrefois, quand nous étions, ma sœur et à moi, à l’école primaire et que nous passions quelques jours de vacances chez eux, il nous contait, à la veillée, mille récits issus de ses lectures. Peut-être même qu’il en inventait. Une fois parvenu à l’âge de la retraite, il ne ratait aucun marché aux puces des environs, aucun vide-grenier, et fréquentait régulièrement les boutiques de livres d’occasion, puis il empilait ses trouvailles dans la pièce du fond, dans l’intention sans doute avouée de les classer, ce qu’il ne fit jamais. Dans le même temps, il était devenu curieusement muet. Et lorsqu’il m’arrivait de le pousser dans ses retranchements, d’insister pour qu’il me narre quelques-unes de ses découvertes, il me répondait en bougonnant qu’il avait renoncé à la lecture et qu’il se contentait de sauvegarder des ouvrages voués à disparaître. Grand, mince comme une branche de coudrier, un antique chapeau noir aux rebords assoupis planté sur son crâne aux cheveux d’un blanc jauni, il avait cette allure qui rappelait les longues heures passées au fond du puits de la mine désormais abandonnée, le dos un rien voûté, comme s’il déambulait encore dans une galerie. Mais c’est bien davantage son regard qui me reste en mémoire, perçant tout autant que généreux, d’un bleu du ciel piémontais d’où il était originaire.
Je commençai par m’attaquer aux étagères. Ce fut la démarche la moins fastidieuse car, au bout de quelques tâtonnements, je parvins à discerner le mode de classement singulier de mon oncle : un mélange de rangement alphabétique par titres, parfois par auteurs, quelquefois en fonction du type de récit lorsque les volumes concernaient des domaines littéraires particuliers. Une fois parvenu à rassembler un nombre suffisant de livres de telle ou telle catégorie, je les plaçais dans les cartons que nous nous étions fait livrer et apposais sur chacun une étiquette sur laquelle j’en détaillais le contenu.
Je dois avouer que, peu à peu, je me suis pris au jeu, autant que ce terme puisse convenir en semblable circonstance. Moi qui n’ouvre jamais le moindre livre, mis à part pour approfondir mes connaissances sur l’histoire de ma région, il m’arrivait de parcourir quelques pages d’ouvrages aux titres inquiétants – Aux portes des ténèbres, La Nuit de Walpurgis, Marie la louve… – avant de les déposer sur l’une des diverses piles destinées à être emballées.
J’avais peu de temps à consacrer à ce travail colossal. La maison se trouve dans un petit village de Saône-et-Loire, ce qui m’impose un trajet d’une centaine de kilomètres à l’aller comme au retour, et je ne dispose guère que des week-ends lorsque le temps le permet. Par bonheur, célibataire endurci, je n’ai aucune contrainte familiale.
Il m’a fallu néanmoins plus de trois mois avant d’en finir avec la première étape de ce parcours en livrerie ainsi que je qualifiais l’encartonnage de la mémoire littéraire de l’oncle Ferdinand.
J’ai dû laisser passer l’hiver avant de me lancer dans l’opération la plus délicate : la plongée dans le capharnaüm de la chambre au fond du couloir. Entre temps, tante Hermine avait pu liquider une bonne partie des cartons, pour des prix dérisoires me sembla-t-il, même si je ne suis pas un spécialiste de la chose pour véritablement en juger.
L’essentiel du contenu de la pièce est constitué de pyramides vacillantes de journaux et hebdomadaires d’un autre âge. J’ai découvert ainsi des éditions du Petit Journal, des années entières de Lectures pour tous, des illustrés dont je n’avais jamais entendu parler. Au bout de quelques heures de cet épuisant classement, j’étais littéralement couvert de poussière. J’avais même si peu avancé que je redoutais de n’en voir jamais la fin et j’avais délogé de leur quiète retraite nombre de tégénaires, véritables maîtresses des lieux, dont les multiples toiles recouvraient de larges espaces entre la plupart des solives. J’accomplissais néanmoins un début d’assainissement de cette pièce occupée depuis des lustres par les écrits de vénérables disparus.
C’est aux alentours de la fête de Pâques que j’ai découvert un livre que je décidais de conserver, intrigué par son contenu, avec l’accord de ma tante. Il se trouve sur mon bureau, dans la salle de séjour de mon appartement rue des Tourterelles. En fait il ne s’agit pas d’un livre à proprement parler, mais d’un gros volume fortement cartonné, aux pages remplies d’une écriture acharnée et impatiente, à la calligraphie penchée le plus souvent illisible et dans des langues pour moi inintelligibles. Comme la première page ne dévoilait pas l’identité de l’auteur, je me suis rendu à la dernière ; mais aucune espèce de signature n’y figurait et j’aurais sans doute abandonné l’ouvrage à quelque brocanteur si n’étaient insérés, par mon oncle, la traduction et le décryptage de quelques pages à peu près lisibles. Ce n’est qu’après les avoir lues que j’ai commencé à entrevoir l’identité probable du rédacteur. Mais si cette découverte, à supposer qu’il ne s’agisse pas d’une supercherie, constitue indéniablement un extraordinaire événement, la divulguer m’apporterait de tels désagréments que je décidai de la garder pour moi de mon vivant. Toutefois, il me faudra tenter d’en déchiffrer les pages encore lisibles, à moins que je me résolve à détruire ces mémoires anonymes qui pourraient heurter bien des confessions.
Quant à savoir comment mon oncle s’y est pris pour traduire et retranscrire certaines pages, c’est pour moi une véritable énigme. Je savais qu’il avait poursuivi des études supérieures avant de fuir l’Italie, mais j’ignorais qu’il avait acquis de telles connaissances linguistiques. Une chose est néanmoins certaine : c’est bien son écriture qui a retracé le récit qui suit.
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Alors que je me trouvais à bord du Princess Augusta, une grosse flûte néerlandaise de près de 200 tonneaux, il m’est arrivé une histoire assez singulière. Je ne sais si je la dois à la malédiction qui pèse sur moi ou à un malheureux concours de circonstances. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que j’en ai tiré le meilleur bénéfice.
Nous étions partis tardivement de Rotterdam en direction de Philadelphie, en Nouvelle-Angleterre. Les soupçons qui pesaient sur ma véritable identité – autant que les crimes que l’on me prêtait en sourdine – m’obligeaient à m’éloigner au plus tôt de cette ville. Je ne connaissais pas le Nouveau Monde. Il était temps que je m’y rende pour me refaire une honnêteté. Outre l’équipage, plus de trois cents passagers, principalement des Palatines et des Helvètes s’entassaient, pour les plus aisés, dans les couchettes sur cadre disposées dans les entreponts et, pour les moins fortunés, sur des paillasses dans la sainte-barbe.
C’est alors que nous croisions à proximité de Block Island que le drame a été consommé. Très vite, diverses hypothèses furent émises concernant les faits qui se sont déroulés ce 27 décembre 1738. Je crois bien être le seul qui les connaîtra jamais.
Depuis plusieurs jours, un froid glacial s’était abattu sur l’océan et de nombreuses personnes souffraient de fièvres et de toux excessives. Le mois de décembre était d’ailleurs fort avancé lorsque nous arrivâmes à proximité de New York. Mais alors que la plupart pensaient que leur calvaire touchait à sa fin, une tempête de neige s’abattit sur le navire. La visibilité était nulle. Andrew Brook, nouvellement promu capitaine, alerté par les feux qui s’étaient soudain allumés sur l’île une fois la nuit tombée, prit le parti de s’en rapprocher, en dépit des protestations de son second, du quartier-maître et du timonier qui n’en étaient pas à leur première traversée. « Naviguer à l’aveugle entre Rhode Island, Block Island et Long Island relève de la plus haute témérité, » argua-t-il, sans parvenir à tempérer l’équipage. Une mutinerie s’ensuivit avec échange de coups de feu et duels au sabre et à l’épée. Pris de panique, de nombreux passagers tentèrent de gagner la côte la plus proche à la nage. Les eaux glaciales eurent raison d’eux. Pendant ce temps, privé de commandement, le Princess Augusta se fracassa sur les rochers. Dans le sauve-qui-peut général qui s’ensuivit, les canots, rapidement surchargés, coulèrent avec leurs occupants. Il ne resta bientôt plus à bord qu’une pauvre femme et moi-même. Afin de faire cesser ses cris, ses pleurs et sa détresse alors que la mer s’apprêtait à nous submerger, je lui prodiguai les soins nécessaires et elle ne tarda pas à glisser lentement dans le repos éternel. Je m’emparai alors du coffre renfermant les biens les plus précieux des passagers qui avaient été remis au capitaine au début de la traversée, le déposai dans la chaloupe qui était restée à bord et qui demeura à flot une fois la flûte engloutie. Puis je me dirigeai vers Martin’s Vineyard où, quelques heures plus tard, je louai une chambre dans l’unique auberge.
J’ai rejoint le continent une fois la tempête calmée pour prendre aussitôt un passage sur un bateau qui remontait le Delaware pour m’installer à Philadelphie où j’ai pu trouver un emploi à la Pennsylvania Gazette. Je ne sais combien de temps je résiderai dans cette ville en pleine effervescence. Tout dépendra de mes besoins naturels, bien que je m’efforce d’être le plus discret possible. Mais les années passant, je ne peux guère m’attarder. L’éternelle jeunesse est un plat qui ne demeure pas longtemps inaperçu.
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Le manuscrit comporte, semble-t-il, de nombreuses interruptions, car il est évident qu’il a été rédigé, à la façon d’un testament, longtemps après l’origine des événements qu’il évoque, s’il est avéré naturellement qu’il n’est pas le fruit de l’imagination d’un cerveau enfiévré.
Nonobstant les difficultés de la lecture, et exclusion faite des nombreuses pages impossibles à décrypter, l’encre de mauvaise qualité s’étant peu à peu délitée, oncle Ferdinand est parvenu néanmoins à lire et à transcrire quelques passages dont il devait être convaincu de leur authenticité.
Hier soir, j’ai d’ailleurs fait une autre découverte. Parmi les nombreux feuillets rédigés par mon oncle – trop peu cependant, à mon grand regret –, je suis tombé sur un nouvel épisode maritime qui doit, comme le précédent, correspondre à un séjour en Amérique du rédacteur. Sa traduction semble concorder avec quelques pages rédigées en anglais incorrect. Mais en dehors de quelques mots que j’ai pu comprendre, je ne puis avoir de certitude absolue.
En revanche, une chose est sûre : les feuillets qui suivent offrent de surprenantes révélations sur l’une des énigmes de notre Histoire. L’auteur y témoigne de son implication avec un détachement, voire un cynisme, ahurissant.
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Benjamin Briggs, le capitaine de la Mary Céleste, avait finalement accepté de me prendre à bord moyennant espèces et à la condition que je m’arrange avec l’équipage pour partager les hamacs dans la cale. Je lui assurai que je dormais peu et me nourrissais fort chichement. Les hommes, une fois qu’il m’eut présenté, ne firent point de difficultés pour m’accueillir parmi eux. Seul le second matelot manifesta quelques réserves, arguant que le navire n’était pas équipé pour admettre d’autre passager que les familiers du capitaine. Briggs trancha sèchement. C’est ainsi que je quittai le Nouveau Monde où je ne suis resté qu’un peu moins d’un siècle et demi, mais après l’avoir parcouru de l’embouchure du Saint-Laurent jusqu’à la région marécageuse des Everglades en Floride.
Peu après le départ de New York, et alors que le brick filait bon train en direction de Santa Maria, Briggs me fit mander dans sa cabine pour que je m’explique sur de soi-disant avances que j’aurais faites à sa femme Sarah Elizabeth. C’était totalement faux. Je n’éprouve aucune attirance envers la gent féminine. Néanmoins, devant l’insistance de la dame qui ne désarmait pas à exiger une punition exemplaire, je fus ligoté au mât de misaine et dus subir trente coups de fouet que Richardson, le second, m’appliqua avec une particulière sévérité. Je passai les journées suivantes enfermé dans la cale avec des fers aux pieds et n’en fut tiré qu’après avoir quitté l’île où le bateau s’était ravitaillé pour le reste de la traversée.
Peu après avoir levé l’ancre, le climat devint particulièrement exécrable, Benjamin Briggs s’étant querellé avec sa femme pour je ne sais quel motif. Nous nous dirigions vers les Açores à ce que m’apprit notre cuisinier, Edward Head, sans doute le seul homme à bord à m’accorder un peu de sympathie. Je me remettais peu à peu de mes blessures et, la fièvre m’ayant abandonné, je me permettais de prendre à nouveau pied sur le pont lorsqu’une altercation opposa les frères Lorenzen. J’ai cru comprendre qu’une fois encore la femme du capitaine en était l’objet. Je fus certain, ce jour-là, que nous ne terminerions pas la traversée sans qu’une mutinerie ou une rixe d’importance ne se déclenche et qu’il me fallait agir sans plus attendre.
Une fois la nuit tombée, je pris ma décision et fis un sort à Andrew Gilling, qui tenait le premier quart. Je gagnai ensuite la cabine du capitaine et l’opération se déroula sans la moindre difficulté et en toute discrétion. Briggs dormait si profondément après avoir ingurgité le flacon de rhum qui gisait au pied de sa couche qu’il ne se rendit même pas compte qu’il passait de vie à trépas. J’en profitai pour consulter le registre. Mon nom, ainsi que je le présumais, n’y figurait pas. J’allai trouver ensuite le cuisinier. Head n’avait pas la moindre raison de se méfier et, là encore, il succomba presque sans se défendre. Il ne pesait pas lourd. Je n’eus aucun mal à le jeter à la mer.
Il était l’heure de la relève. Je partis informer Albert Richardson de la mort de Briggs et, avant qu’il ne s’étonne de me voir lui apporter la nouvelle, je lui fis part de mon inquiétude de ne point trouver l’homme de quart puis de la terrible découverte du cadavre du capitaine que j’avais voulu alerter. Tout le monde savait que je dormais fort peu, au prétexte d’une insomnie chronique. L’absence du cuisinier convainquit le second qu’il avait assassiné Briggs avant de se jeter à la mer, pris de remords ou d’une folie suicidaire. Une bagarre générale se déclencha aussitôt, les uns soutenant qu’il n’était pas capable d’un tel acte, les autres soutenant que c’était un individu sournois. Richardson eut bien du mal à rétablir l’ordre jusqu’à ce qu’il menace d’utiliser le pistolet qu’il avait été quérir dans la cabine du capitaine. Mais dans l’altercation, Gottlieb Gondeschall reçut un mauvais coup à la tête. Il expira dans l’heure qui suivit et son corps fut jeté à la mer, sans qu’il lui soit accordé la moindre prière, contrairement aux usages.
Le lendemain, j’achevai l’œuvre destructrice entreprise la veille. On retrouva les deux Lorenzen victimes d’un mal que nul ne put identifier. Ils avaient le visage exsangue et leur regard, bien qu’éteint, laissait percevoir des signes d’épouvante. Arian Martens fut découvert poignardé. Sarah Elizabeth accusa Richardson de ce crime avant de le marteler de coups de poing. C’est au cours de l’empoignade qui s’en suivit qu’ils basculèrent par-dessus bord. Je ne fis pas le moindre effort pour les repêcher.
À bord, il ne restait plus que moi et la fille de Briggs, la jeune Sophia Matilda. Je décidai de la laisser en vie et l’abandonnai sans le moindre remords, condamnée qu’elle était à une mort certaine. Empruntant le chronomètre, le sextant et le livre de navigation, j’embarquai sur le seul canot disponible. Je l’ai coulé à l’approche des côtes portugaises où j’ai accosté sans être remarqué. Plus tard, une fois parvenu à Lisbonne, je me fis embaucher le temps d’une quinzaine dans une dinanderie sous le nom de Yosef. J’en suis reparti après la mort subite du maître.
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Une question lancinante s’est posée à moi la nuit dernière, alors que j’avais quelque difficulté à trouver le sommeil. Comment se fait-il que l’oncle Ferdinand, à qui la traduction de ce manuscrit semblait tenir à cœur, l’ait pour ainsi dire caché dans l’empilage de livres de la chambre du fond ? Comme s’il avait souhaité qu’il ne soit jamais découvert au cas où il viendrait à disparaître, tout en lui permettant de temps en temps d’y consacrer quelques heures. Et où avait-il bien pu dénicher cet ouvrage, qui n’avait rien d’un volume de bibliothèque ?
Plus tard, une interrogation encore plus grave me tarauda l’esprit : qu’est-ce qui avait causé la mort de mon oncle ? Je l’avais quitté quelques semaines plus tôt, à l’occasion de leur cinquantième anniversaire de mariage. À ce moment-là, il m’avait paru en pleine forme, quoique soucieux, ce que ma sœur n’avait pas manqué de remarquer. En réponse, il avait soulevé les épaules en alléguant qu’elle se faisait des idées.
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Ce matin, comme chaque jour, en gagnant à pied l’atelier de mécanique où je suis employé et qui est distant de quelques centaines de mètres de mon domicile, je me suis retourné, une curieuse impression au niveau de la nuque, comme si quelqu’un s’était attaché à mes pas. Pourtant, j’ai eu beau regarder en arrière, le trottoir était parfaitement vide. À six heures du matin, il se voit rarement d’autres quidams dans ce secteur de la ville.
Quelque vingt mètres plus loin, alors que j’atteignais la rue du Maréchal Ney, je fis une nouvelle fois volte-face, la sensation de la présence s’étant intensifiée. Toujours rien ; mis à part le léger bruissement des feuilles bousculées par une faible brise. L’automne s’est largement installé, mais avec une douceur presque inhabituelle. Je finis par soulever les épaules et regardai l’heure à ma montre alors même que je passais sous un réverbère. Il était six heures trente-six. Si je traînaillais, je finirais par arriver en retard à l’atelier.
L’ombre s’est installée contre le mur blanchi d’un vieil immeuble, au coin du boulevard Émile Zola que je m’apprêtais à traverser. Un étrange sentiment de répulsion m’a saisi aussitôt sans que je m’en explique la raison. La silhouette qui se détachait sur le crépi avait quelque chose d’un oiseau de proie : un corps voûté aux mains tendues comme des serres ; un large feutre ou une coiffe ressemblante ; une cape qui enveloppait le personnage. Mais nulle personne dans les environs, comme si l’ombre avait été projetée par un appareil depuis une habitation voisine. Je finis par hausser les épaules et me traitai d’imbécile, presque à voix haute. Le silence, l’obscurité tamisée de la fin de nuit devaient être la cause de mon hallucination. D’ailleurs, un nouveau coup d’œil en direction de la façade me démontra qu’aucune ombre n’y figurait. J’accélérai le pas, traversai et m’avançai dans la rue des Taverniers. Quelques minutes plus tard, j’entrai dans l’atelier dont les premiers ronronnements des machines-outils achevèrent de me rassurer. Une nouvelle journée commençait.
Si le temps se maintient, je pourrai me rendre vendredi soir chez ma tante. Il reste encore quelques journaux à trier. Leur ancienneté devrait intéresser les collectionneurs d’anciens quotidiens. L’entreprise commencée voici de nombreux mois touche à sa fin. Ce n’est pas trop tôt.
Avant de me coucher, je crois bien que je vais lire quelques feuilles de la liasse des investigations de mon oncle. C’est curieux qu’il n’ait pas jugé bon d’opérer un classement méthodique ou chronologique. Mais, en fin de compte, est-ce si étonnant ? Sa logique est un concept que je ne parviendrai jamais à appréhender. Dans l’écheveau de ses découvertes, il m’a toujours été impossible de tirer le bon fil.
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Ma rencontre avec Isabeau appartient au seul fruit du hasard. À cette époque de grande froidure et de dramatiques fléaux, le seul fait de tendre la main pour quémander, ne fût-ce qu’un trognon de pomme, revient à réclamer des coups et des injures. Je m’en moquais naturellement, car, bien que la faim me taraude parfois, ce ne sont pas les nourritures terrestres qui peuvent parvenir à l’apaiser. Mais si l’on veut passer inaperçu, c’est la meilleure méthode : plusieurs siècles d’expérience m’en ont convaincu.
Je m’éloignai de la place où le porche de la vieille église m’avait servi d’abri pour me diriger vers une auberge où je songeais à réclamer de l’eau lorsque, sortant en trombe d’une habitation à deux niveaux, une femme me bouscula, me faisant choir dans la partie boueuse de la chaussée.
« Mon Dieu ! s’écria-t-elle. Vous ai-je blessé ? »
Je tentai de me relever, mais la fange qui recouvrait mes chausses et mon dos me plaqua à nouveau sur le sol.
La femme me prit la main et, après deux ou trois essais, je parvins à me remettre sur pied.
« Ce n’est rien, lui dis-je, tout en constatant l’état lamentable de mes vêtements déjà fort loqueteux. Sans cette boue, je serais certainement resté sur mes deux jambes.
— N’empêche, reprit-elle, je ne puis vous abandonner dans un tel état. Attendez-moi quelques instants, car je dois aller chercher un peu de lait. Mon enfant en réclame. Je m’occuperai ensuite de vous redonner meilleure apparence. »
C’est ainsi que je pénétrai dans l’intimité d’Isabeau, une veuve que la peste avait miraculeusement épargnée alors qu’elle avait emporté son mari, un homme de petite bourgeoisie qui tenait une dinanderie dont elle s’occupait depuis, bien malgré elle, avec deux jeunes employés.
Je demeurai chez elle le jour même et le lendemain matin de ma chute, le temps que mes vêtements soient convenablement lavés et séchés. Mais alors que je m’apprêtais à reprendre la route – ce qui, pour elle et son enfant, eut été préférable – elle insista pour que je m’installe dans l’une des pièces du second étage, voyant en moi un malheureux que sa bonté naturelle conduisait à héberger. Il m’était dès lors impossible de décliner sa proposition. Et la présence du jeune enfant ne fut pas étrangère à mon acceptation.
Mon séjour dura un peu plus d’une semaine. Tout autre que moi aurait bien évidemment trouvé là matière à travailler, à s’installer, voire à épouser la brave femme qui semblait éprouver quelque attirance pour ma personne. Mais les contraintes de mon état et une répulsion instinctive pour le genre humain m’interdisent la moindre affection. Je suis capable de feindre de l’intérêt pour quelqu’un, de lui manifester de l’attention, de la sollicitude et même davantage tant qu’il n’est question d’aucun autre rapprochement. Mais au bout de ces jours, sans doute pour elle d’attente sensuelle, ne voyant rien venir de ma part, elle crut bon de me rejoindre dans la chambrette du second. Sa visite marqua la fin de notre apparente amitié. Ce qui lui restait à vivre s’engrangea dans mon capital de vie et, surtout, les années futures de son enfant comblèrent tant ma faim que je pus repartir sans m’inquiéter avant longtemps de la reconstitution de mon organisme.
Il n’était pas encore la mi-nuit lorsque je repris la route. D’ici à ce que les corps soient découverts, il serait trop tard pour me trouver. Il m’était déjà arrivé de croupir dans d’immondes geôles et je ne tenais pas à revivre semblable situation.
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Une petite page arrachée à un carnet a retenu mon attention après avoir achevé la lecture qui précède. Mon oncle y a noté par-ci par-là quelques chiffres qui pourraient faire penser à des dates. Mais surtout, il y fait allusion, en termes voilés, à de bizarres sensations qu’il lui arrivait de ressentir chaque fois qu’il allait faire les courses. Du genre : « Madame Malitier m’a regardé d’une drôle de façon lorsque je suis passé devant chez elle. Comme si quelqu’un qu’elle ne connaissait pas m’accompagnait. Plusieurs fois, j’ai regardé autour de moi, mais il n’y avait personne. » Ou encore : « Ce soir, lorsque j’ai fermé les volets, il m’a semblé apercevoir un homme près du prunier. Je ferais bien d’aller consulter l’oculiste. Hermine m’a affirmé qu’il n’y avait personne. »
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J’ai repris, presque malgré moi, la lecture des notes de mon oncle, faute de pouvoir lire le manuscrit lui-même. Cette plongée dans le plus lointain passé, ce qu’il sous-entend et l’horreur qui me gagne à chaque nouvelle ligne m’incite de plus en plus à détruire cet ouvrage que je ne puis que qualifier de maléfique. Mais la curiosité est toujours la plus forte. J’ai tout à la fois l’impatience de savoir et un plaisir sadique à m’inquiéter de ce que les pages suivantes vont me révéler. Se pourrait-il que le livre serve d’appât pour celui qui en est le rédacteur ? Se pourrait-il qu’il ait été le commencement de la fin pour l’oncle Ferdinand ? Que moi-même, par suite, je sois le suivant de la longue liste des victimes d’un prédateur que j’ai sans trop de mal fini par identifier ? Mais, même si c’est le cas, je ne puis résister à l’attraction morbide que me procurent les feuilles volantes, copies presque conformes j’en suis sûr, de l’original.
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L’homme gravissait péniblement la colline qui conduisait au lieu de son dernier supplice. Courbé par le poids de la charge – la traverse de bois sur laquelle il serait bientôt attaché ou cloué selon l’appréciation des bourreaux – il trébuchait sur les pierres du chemin. Autour de lui, les soldats chargés de l’accompagner s’efforçaient sans conviction d’écarter la foule des curieux dont certains allaient jusqu’à cracher sur le condamné. Nombre d’entre eux lui jetaient des pierres. Quelques-unes avaient ouvert des plaies sur son visage déjà ensanglanté par la couronne d’aubépine placé sur sa tête. Une tunique à demi déchirée recouvrait son corps amaigri, cachant bien mal les stries des coups de fouet reçus. Je me pressai, avec quelques autres, à la suite des familiers du prisonnier, contraint comme eux à me frayer un passage dans la foule particulièrement agressive que des sbires du sanhédrin s’étaient chargés de haranguer avant que son châtiment ne soit confirmé par le représentant de Rome.
Une fois atteint le sommet de la butte où deux brigands tentaient encore de survivre à leur crucifixion, le centurion qui commandait la garde fit étendre le malheureux sur le sol. Le bourreau lui tira les bras en arrière pour placer ses poignets sur la poutre qu’il avait portée jusque-là. Il tira de sa poche deux longs clous, puis, armé d’un maillet d’acier, il les enfonça profondément dans le bois entre le radius et le cubitus de chacun des bras du condamné. Enfin, aidé par deux apprentis, il souleva la traverse jusqu’à ce qu’elle s’insère dans la mortaise ménagée au sommet de l’un des poteaux encore libres qui hérissaient le lieu. Il ne restait plus qu’à clouer les pieds après les avoir joints. Un travail de routine que l’exécuteur des basses œuvres réalisa avec soin sans se soucier des râles et des gémissements du supplicié dont il avait la charge. Seuls comptaient la satisfaction du travail accompli conformément aux ordres donnés et les quelques deniers qui lui étaient octroyés.
Il s’éloigna en entraînant ses aides. Deux soldats demeurèrent à proximité pour garantir que personne ne viendrait interrompre le supplice. Les autres repartirent avec leur officier. Quelques femmes et un jeune homme, sans doute des parents ou familiers, se tinrent silencieux au pied de la croix. Ils y restèrent longtemps après que la foule se soit peu à peu retirée. L’agonie était généralement trop brève pour maintenir l’intérêt de la foule des curieux.
Par moment, le crucifié tentait de retrouver un peu de l’air que ses poumons avaient du mal à inspirer en s’appuyant sur le clou qui traversait ses chevilles. L’effort lui arrachait alors un terrible cri de souffrance et c’étaient de nouveau ses poignets qui devaient supporter le poids de son corps meurtri et nu. Le temps passait. Il était la sixième heure et l’orage menaçait. L’agonie se prolongeant, les deux gardes commençaient à s’impatienter. Les misérables accrochés aux poteaux voisins avaient fini par rendre l’âme. En revanche, celui-ci avait la vie dure.
Je me trouvais tout proche des soldats qui devaient voir en moi un familier du mourant. Mais il n’en était rien. Seule une étrange curiosité, que je brûlais d’assouvir, me maintenait comme enraciné sur place. Et bien que l’attente se prolongeât au-delà de mes prévisions, je demeurais immobile, attendant le moment opportun pour réaliser ce qui m’avait poussé à suivre le chemin de croix.
Les deux hommes, soudain, se concertèrent à voix basse. J’étais suffisamment près pour comprendre qu’ils avaient décidé d’en finir avec le crucifié et, pour ce faire, ils comptaient évacuer les dernières personnes encore présentes sur les lieux. Aussitôt, je me rapprochai d’eux et, à l’aide de quelques pièces tirées de mon escarcelle, je parvins à les convaincre de m’autoriser à rester pour exécuter mon projet, ce qui les fit bien rire. L’un d’eux apostropha alors les deux femmes et le jeune homme encore présents en leur intimant l’ordre de s’éloigner, appuyant celui-ci de mouvements impératifs de son glaive. Une fois ces gens partis, l’autre se rapprocha du malheureux et, d’un coup de lance, mit fin à ses souffrances.
La mort ayant enfin accompli son ouvrage, les deux gardes s’en furent. Alors je m’approchai du défunt, tirai d’une large poche intérieure de ma cape une coupe d’argent et je recueillis le sang qui s’écoulait encore de l’ultime blessure avant de l’avaler en totalité. C’est l’un des disciples de cet homme qui se prétendait le Messie qui m’avait répété ses paroles. « Celui qui boit mon sang aura la vie éternelle. » J’allai bientôt savoir si telle était la vérité.
Il était alors la neuvième heure. Le ciel creva soudain.
Je dégringolai plus que je ne descendis la butte dite du crâne et j’allai m’abriter dans la première taverne venue pour ne rentrer chez moi qu’une fois la nuit tombée et les cieux apaisés. C’est alors qu’un feu insupportable explosa dans mes entrailles. Incapable de rester debout, je m’effondrai sur le sol, me tordis en proie à d’épouvantables souffrances. Le mal qui me rongeait semblait ne jamais vouloir s’apaiser. Combien d’heures s’écoulèrent ? Je n’en eus pas conscience. Ce n’est qu’au petit matin que finit par cesser cet effroyable supplice.
Un peu plus tard, en me regardant dans un miroir, je me trouvai changé. Mon teint avait blêmi. La pupille de mes yeux se modifiait jusqu’à perdre sa noirceur primitive pour une pigmentation écarlate. Je titubai, effrayé par le visage que me renvoyait le métal et renversai par inadvertance la chandelle qui sert à m’éclairer la nuit. Une soif brûlante me tenaillait et j’eus beau avaler une demie pinte d’eau, je ne parvins pas à l’enrayer. Pendant ce temps, le feu prenait dans la paillasse qui me servait de couche. Les flammes montaient déjà très haut et attaquaient la charpente. Il n’était plus temps de l’étouffer ni de récupérer le fruit de mes économies. Je me précipitai dans la rue pour appeler à l’aide, mais il était trop tard pour sauver mon habitation et mon commerce d’usure. Je ne savais pas encore que jamais plus je ne posséderais le moindre logis. Juste des toits providentiels, des abris temporaires.
Mon errance ne faisait que commencer.
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Si j’avais pris connaissance de cette ultime traduction, sans doute ne serais-je pas allé plus avant dans mes lectures. Peut-être en a-t-il été de même pour mon oncle ? Car si cet homme – cette créature devrais-je dire – existe vraiment, alors j’ai tout lieu de craindre le pire. Cela fait plusieurs jours que l’impression d’être observé me poursuit. Ce n’est sans doute pas une ridicule illusion comme je pouvais le penser. Hier soir par exemple, en revenant du cinéma où je m’étais rendu pour tenter de mettre un terme à mes appréhensions, j’ai bien senti que quelqu’un s’était attaché à mes pas, peut-être pour savoir dans quel immeuble je réside. Mes nuits sont aussi de plus en plus agitées. Je médite sans cesse sur ce maudit manuscrit arraché aux limbes dans lesquelles mon oncle l’avait enfoui. Il se trouve toujours sur mon bureau, mais je m’interroge de plus en plus à son sujet : dois-je encore l’ouvrir, consulter d’autres notes de mon oncle et découvrir plus d’événements qui me conforteraient – non dans l’identité de son rédacteur – mais dans sa véritable nature et les dons particuliers qu’il semble posséder ? Je frissonne rien que d’y penser. Je crois bien que je vais le détruire ce soir même.
Je n’irai pas chez tante Hermine vendredi soir, mais seulement samedi matin. Mon patron m’a proposé quelques heures supplémentaires pour terminer une commande urgente. J’avale vite fait une nouvelle tasse de café, j’enfile ma parka, passe une écharpe autour de mon cou et sors. Il est plus que temps ; le réveil a été un peu compliqué. Il va falloir que j’accélère le pas si je ne veux pas pointer en retard.
Personne dans les environs, comme à l’accoutumée. J’atteins la rue Maréchal Ney juste comme un frisson me parcourt le dos. Ce n’est pas le froid, il fait même plutôt doux pour la saison. Je suis de nouveau persuadé que quelqu’un me suit. C’est devenu une obsession, ma parole ! Ce satané bouquin… Je ne vais pas me retourner, ce serait idiot. D’ailleurs, s’il y a quelqu’un derrière moi, ce ne peut être qu’une personne qui s’en va travailler ou qui gagne la gare pour prendre un prochain train. Je m’efforce de ne pas y penser. Mon hypothétique suiveur ne fait pas le moindre bruit.
Devant moi, mon ombre s’allonge avec la complicité de l’éclairage d’un lampadaire. On dirait… On dirait… C’est bizarre, mais on dirait qu’elle se dédouble. Quelqu’un derrière moi qui voudrait me dépasser peut-être ? Non, je ne vais pas me retourner. Il ne manquerait plus que je me mette à imaginer… Je ne vais pas me retourn
Le n°4 de la jeune revue Gandahar, émanation de l’association Gandahar que je préside, et dont je suis, par le fait, le directeur, avait pour thème : le Juif errant. Me sentant quelque peu inspiré, j’écrivis cette nouvelle. Elle était destinée, si le comité de lecture l’acceptait, à paraître dans ladite revue. Sauf que, la qualité des textes reçus aidant, l’abondance nécessitait d’en rejeter quelques-uns qui, auparavant, avaient été acceptés et leurs auteurs assurés d’être publiés. Ce fut donc tout naturellement que je décidai de retirer le mien, sa longueur permettant de résorber le trop-plein en adjoignant à celui-ci une autre nouvelle, relativement courte, d’un autre membre de notre association. Par la suite, Jean-Pierre Andrevon, rédacteur en chef alternatif de Galaxies-Mercury, a bien voulu la retenir.
Première publication :
Revue Galaxies-Mercury n° 41 – printemps 2016
Version revue et corrigée à l’occasion de ce recueil.