L’Autre côté de nulle part


1 - Hors-la-loi

Elle avait beau se demander pourquoi on la poursuivait, cela ne l’empêchait pas de courir à perdre haleine pour éviter d’être rattrapée.

« Voilà ce que c’est que d’être une étrangère et de ne pas connaître les us et coutumes d’un pays ! » ne cessait-elle de se répéter.

Valmonde – elle devait bien avoir un autre nom mais elle ne s’en souvenait même plus – était pourtant bien disposée à l’égard des autochtones. Elle était même prête à rendre service à l’occasion, histoire de s’attirer leur sympathie et de décrocher un emploi pour survivre quelque temps. Aussi, lorsqu’elle avait aperçu la curieuse médaille dans l’eau de la fontaine, elle avait aussitôt pensé que celui ou celle qui l’avait perdue serait bien aise de la récupérer. Sans hésiter, elle avait plongé un bras dans l’eau claire. Un instant, elle avait admiré l’objet avant de le fourrer dans l’une de ses poches. Puis elle s’était mise en quête d’un service officiel à qui la confier pour la restitution à son propriétaire. Elle avait arpenté plusieurs rues jusqu’au bureau communal et là, devant le regard ébahi d’une employée, elle avait exhibé sa découverte.

Et c’est alors que les choses avaient mal tourné.

La femme à l’accueil avait bégayé quelque chose qui devait vouloir lui dire de patienter (« Ne vous inquiétez pas, j’ai tout mon temps », avait répondu Valmonde). Elle s’était dirigée vers une porte d’où était bientôt sorti un gaillard qui envisageait manifestement de la mettre sous les verrous (cela se devinait aussi aisément que la moustache en cornes qu’il exhibait sous son nez épaté). Elle récupéra son bien sur le comptoir et s’enfuit du bureau.

Ensuite, tout était allé très vite. Des cris. Des appels. Un homme avait tenté de l’intercepter. Un autre s’était élancé à ses trousses en compagnie du garde. Puis une trompe avait retenti, sans nul doute pour rassembler un peloton de chasse.

Quoi qu’il en soit, elle était dans de beaux draps. À ses trousses, la meute hurlait d’impatience : des chiens cérébrants capables de choisir la meilleure trajectoire pour rejoindre au plus vite leur proie. À en juger par les aboiements, ils devaient être une bonne dizaine. « Beaucoup trop ! » songea Valmonde en se retournant une fois de plus pour tenter d’apercevoir les bêtes et les traqueurs. Mais molosses et humains étaient encore beaucoup trop loin.

Hors d’haleine, elle s’engagea dans une ruelle aux pavés défoncés, vira dans une venelle faite de simple terre battue, courant en zigzags et jetant de droite et de gauche des regards inquiets. Elle savait qu’elle ne tiendrait pas très longtemps à cette allure. De plus, elle ignorait tout des artères de cette localité. À moins d’un miracle, ceux qui la pourchassaient ne tarderaient guère à la rattraper. Le pire qui puisse arriver à l’errante qu’elle était.

C’est à Delcéol, le bourg qui l’avait vu naître et grandir, qu’on l’avait surnommée « va-le-monde ». Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce sobriquet ne qualifiait pas du tout un caractère rebelle voire quelque prédisposition à l’errance ; il illustrait tout simplement cette soif inextinguible de connaissance qui l’avait d’ailleurs conduite en ce lieu. Quoi qu’il en soit, elle avait tout intérêt, dans l’état actuel de sa situation, à démontrer qu’elle possédait bien les qualités que d’aucuns lui avaient prêtées : mobilité et imprévisibilité.

Elle s’immobilisa quelques secondes pour reprendre haleine, le cœur au bord des lèvres et le visage décomposé par l’asphyxie. Bien qu’éblouie par le soleil qui descendait sur l’horizon, elle aperçut au loin les tenues bariolées des maîtres-chiens. Elle avait eu la fort mauvaise idée de s’enfuir du mauvais côté, l’astre des jours derrière elle, au mépris des plus élémentaires règles de prudence ; ses vêtements colorés et son chapeau qui ne l’était pas moins constituaient une cible on ne pouvait plus visible sur le fond bleu sombre du ciel. « Décidément, se morigéna-t-elle, non seulement tu t’es mise dans le pétrin, mais en plus, tu t’es conduite comme la dernière des nigaudes. Et tu as la prétention de vouloir faire le tour du monde ! »

Les aboiements qui se rapprochaient l’obligèrent à reprendre sa course. Elle n’osait plus se retourner, croyant même entendre le halètement des bêtes. Pour un peu, elle aurait juré que leur bave lui éclaboussait les chevilles. Mais c’était complètement stupide, les molosses ne pouvaient pas être aussi près.

Elle dut faire quelques crochets pour éviter plusieurs gros blocs de pierre qui se dressaient là comme des édifices cultuels d’un autre âge. Curieusement, l’horizon avait l’air d’être très proche, au point qu’elle se sentait capable de l’atteindre en quelques pas. « Ce que c’est que nos sens, admit-elle en son for intérieur. Ils me font croire que les molosses sont sur mes talons et, aussitôt après, ils me donnent la sensation de me trouver au bord du monde. »

Le quartier était constitué de petites habitations entourées de jardins à la végétation luxuriante. Sans hésiter, elle enjamba une clôture et chuta lourdement de l’autre côté, à bout de forces. À présent, les cris de ses poursuivants étaient parfaitement distincts. Elle se traîna derrière une haie de buissons, devina une sorte de fosse au fond de laquelle elle pouvait trouver un provisoire refuge, s’y laissa glisser et...

… tomba.

La chute lui parut durer une éternité. Et plus elle durait, plus elle se recroquevillait dans l’attente du choc final qui la briserait, ferait exploser son crâne et son ventre avant de l’expédier au royaume des morts. Non ! Elle n’avait pas mérité ça. Elle n’avait pas volé cette amulette. Sa seule erreur avait été de ne pas connaître les mœurs de la cité ou, plutôt, de ne pas s’en informer avant d’accomplir le moindre geste. Il était désormais trop tard pour...

À sa grande stupéfaction, la chute venait de s’interrompre. Et le choc tant redouté n’avait pas eu lieu. Elle était toujours vivante.

Elle commença par se tâter pour vérifier qu’elle ne rêvait pas, qu’elle n’était pas déjà dans l’autre monde. Mais ses joues ressentirent les pincements qu’elle leur infligea et il lui fallut se rendre à cette singulière évidence : elle n’était pas morte. Mieux encore, elle était intacte.

Ce n’est qu’une fois remise de ses émotions qu’elle découvrit une autre vérité, plus affolante peut-être.

Elle n’était pas au fond d’un trou bien qu’elle fût entourée d’épaisses ténèbres. Elle flottait. Au-dessus et au-dessous d’elle, il n’y avait rien. Son corps était suspendu dans le vide.

Elle scruta l’obscurité environnante. Aucun signe de quelque lumière que ce soit sinon – mais elle mit un long moment avant de le percevoir – un petit point brillant quelque part dans cet horizon de noirceur qu’elle supposât être la sortie du trou dans lequel elle s’était jetée. Mais ce devait être très loin et il lui faudrait beaucoup de temps et d’efforts pour escalader jusque-là...

Quelque part dans sa tête, un vent de panique commençait à souffler. Elle se coupa de toutes les pensées relatives à sa situation pour éviter de les laisser l’emporter et s’efforça, par des brasses qui ressemblaient plutôt à de grotesques gesticulations, de rejoindre les parois de l’abîme qui l’avait engloutie.

L’aspect positif de sa situation, c’est qu’elle avait échappé aux enragés lancés à sa poursuite. C’était un réconfort. L’aspect négatif – abstraction faite de sa ridicule flottaison – c’est qu’elle ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Il n’y avait plus d’en bas ni d’en haut. Pour s’en convaincre, elle accomplit plusieurs pirouettes qui ne la rassurèrent pas davantage. Elle éprouvait aussi quelques difficultés à respirer et elle dut admettre qu’elle allait devoir rapidement prendre une décision avant de mourir d’asphyxie.

L’une de ses mains toucha enfin un sol rocheux sur les aspérités duquel elle s’agrippa comme un naufragé au providentiel tronc d’arbre. Dès lors, le vertige s’estompa et elle prit enfin la mesure de son environnement. Loin au-dessus d’elle, le point lumineux s’était stabilisé. C’était de là qu’elle venait. Au-dessous, il n’y avait rien d’autre que le vide. Était-ce à dire que l’abîme se poursuivait bien au-delà ?

Où conduisait ce gouffre ?

Pour le savoir, encore fallait-il pouvoir descendre. Et elle avait beau s’y efforcer en s’aidant de la paroi, elle n’y parvenait pas.

Elle se souvint alors des pirouettes effectuées avant qu’elle n’atteigne la paroi de ce trou singulier et elle se retourna, cul par-dessus tête, sans pour autant lâcher la roche. Mais une fois la giration effectuée, elle n’eut pas l’impression de se retrouver à l’envers. Simplement, l’orifice se trouvait désormais loin sous ses pieds. Et elle s’aperçut qu’elle pouvait grimper dans la direction opposée, vers ce fond qu’elle ne percevait pas, mais qui devait bien exister.

Elle monta.

Sa longue expérience de la marche l’avait souvent conduite à escalader des rochers et même d’abruptes falaises. Elle pouvait à présent s’en réjouir. Ses doigts cherchaient d’eux-mêmes la bonne prise. Ses pieds s’incrustaient dans le moindre interstice. Ses muscles jouaient à merveille. Elle ne pouvait progresser qu’à tâtons, ce qui valait peut être mieux pour elle : quelle aurait été sa réaction si l’abîme avait été éclairé ?

D’ailleurs, très vite, l’escalade se simplifia. Le trou se rétrécissait, devenant peu à peu une cheminée qui lui permit de s’aider des épaules pour se hisser plus aisément.

Mais cette reptation verticale dura peu. La roche céda la place à un revêtement plus meuble qui s’effritait en lui tombant dessus, menaçant à chaque instant de l’emporter.

Elle leva les yeux pour tenter d’apercevoir un débouché à l’air libre. Les ténèbres, au-dessus d’elle, lui parurent moins sombres. Il lui sembla même apercevoir ce qui pouvait être un pointillé d’étoiles dans la nuit. Elle accéléra sa reptation, au risque de tomber. Le ciel s’élargissait bien que le trou se resserrât. Elle était presque à bout de forces. Dans un réflexe désespéré, elle hurla.

2 - Hors-le-monde

« Eh là ! cria une voix au-dessus d’elle. Qu’est-ce que vous fichez dans ce trou ? Dépêchez-vous de sortir. Vous ne voyez pas que nous nous apprêtons à le combler ? »

Encore quelques efforts et Valmonde put saisir la main qui se tendait vers elle. Elle émergea enfin au milieu d’un groupe de terrassiers qui travaillait à la lueur de nombreuses torches.

« Vous avez eu chaud, reprit l’homme qui l’avait interpellée en lui serrant vigoureusement les mains. Un peu plus et vous étiez enterrée vive. On nous a signalé l’effondrement voilà moins d’un douzième et nous ignorions que quelqu’un avait été emporté. Vous ne vous en êtes pas trop mal tirée ! » constata-t-il en détaillant la rescapée.

Valmonde ne fit rien pour le dissuader de l’idée qu’elle avait été victime de l’effondrement. D’ailleurs, comment expliquer qu’elle venait « de l’autre côté. » Elle-même avait du mal à comprendre. Avait-elle vraiment traversé le monde ?

Le monde était plat, apprenait-on dès la plus tendre enfance ; presque illimité dans le sens de la longueur et fini dans l’autre. En théorie, si l’on pouvait se rendre d’un bord à l’autre, il était impossible de le parcourir dans sa longueur ; plusieurs vies n’y suffiraient pas et personne ne s’y était jamais risqué, sans compter les innombrables pays à traverser, de plus en plus étranges et dangereux aux dires de rares voyageurs.

Valmonde avait quitté son pays dans l’espoir d’atteindre la proue du bateau-monde… et voilà qu’elle se retrouvait sous la quille. De l’autre côté.

« Bonne année tout de même ! reprit celui qui l’avait hissée à la surface.

— Bonne année ? s’étonna-t-elle.

— On voit qu’elle a subi un sacré choc, rigola quelqu’un. Comment ? Vous n’avez pas aperçu la procession ?

— C’est que… Je… Non ! Je ne me souviens pas, avoua Valmonde. Désolée.

— Pas grave ! Le cortège n’a pas encore atteint la place où il stationnera durant quelques douzièmes.

— On se remet au boulot ? » invita quelqu’un.

Les hommes s’écartèrent pour permettre aux chariots remplis de gravats et de terre de se rapprocher, puis, tandis que Valmonde s’éloignait, ils commencèrent à les vider dans l’ouverture du sol.

« Bonne année ! » lui lança une sorte d’individu qui, installé sur une borne, contemplait les étoiles mourantes au soleil naissant.

« Bonne année ! répondit Valmonde. Dites, c’est bien par là que séjournera la procession ?

– Tout juste, admit le contemplateur. C’est vous qui êtes tombée dans le trou ?

— En effet ! mentit-elle.

— Vous veniez de Gno-Tro, je parie !

— On ne peut rien vous cacher, mentit-elle encore.

— On me nomme Slektren. Et vous ?

— Valmonde.

— Drôle de nom pour une Anganaise.

— C’est que… je n’en suis pas une.

— Je m’en doutais un peu, fit-il en s’esclaffant. Mon cousin Pragfos est de là-bas, et vous n’avez pas du tout le même accent. Mais ça n’a pas d’importance. La fête est dans cette direction ! précisa-t-il en indiquant du bras l’une des ruelles.

— La fête ?

— Le jour de l’an. Vous vous souvenez ?

— Oh ! Parfaitement. L’événement est suffisamment rare pour ne pas l’oublier. »

L’individu descendit de la borne sur laquelle il était juché.

« C’est moi qui ai signalé la formation du trou aux autorités. Mais je n’ai plus rien à faire ici à présent. Suivez-moi ! J’habite à trois pas des festivités. »

Valmonde rajusta son chapeau qu’elle avait laissé pendre dans son dos, secoua la poussière qui maculait sa cape et s’engagea à la suite de l’homme dans une venelle encore mal éclairée, au revêtement défoncé et envahi par l’herbe folle.

La cité était beaucoup plus modeste que celle de l’autre côté. Quelqu’un doué d’un peu d’imagination aurait même dit qu’elle ressemblait à une suite de pâtés de sable qu’un géant aurait écrasés à coups de botte. Les maisons étaient basses, nanties d’un étage, avec des toits plats formant terrasse et encombrés de linge à sécher. Une ville ? Ça ! Il fallait une sacrée dose d’optimisme pour considérer ce ramassis de cahutes comme un secteur résidentiel humain.

Quelques flonflons lui parvinrent, poussés par une brise tiède et souillée de fumée.

« Vous n’avez plus qu’une cinquantaine de doubles pas à parcourir, jeune dame, lança le dénommé Slektren, se souvenant de son existence. Les échoppes et les manèges se trouvent sur la place à main droite. Tâchez de bien vous divertir !

— Vous ne venez pas ?

— J’habite ici depuis si longtemps que je ne sais plus ce que c’est que de s’amuser et que je n’ai pas davantage envie de m’en souvenir, de peur de le regretter ensuite. Bonne année ! »

Slektren planta là Valmonde et disparut dans l’ombre lourde d’un cube de torchis qui cachait ses fenêtres derrière des volets de bois souillés de traces douteuses. Elle put l’entendre tousser comme il venait de passer le seuil, mais la musique couvrit soudain tout autre bruit. Elle haussa les épaules et repartit en avant. L’individu ne s’intéressait pas à la liesse populaire et il devait avoir de bonnes raisons pour ça. D’autant que les occasions de spectacles et de loisirs ne devaient pas être si fréquentes dans un pareil endroit.

Elle poussa les mains dans les poches de son pantalon de toile. La gauche rencontra un canif et la droite quelques pièces et la médaille qui lui avait valu ses récents déboires. Valmonde l’extirpa et l’examina plus attentivement qu’elle ne l’avait fait jusque-là. Elle ressemblait à s’y méprendre à une pièce de monnaie, à ceci près qu’elle était parfaitement lisse malgré l’impression de relief qu’offrait la gravure : un animal féroce, gueule ouverte comme prête à mordre. Sur l’autre face, un portrait de femme affublée d’un chapeau en forme de huit renversé paraissait avoir été creusé dans le métal, mais c’était, là encore, une illusion d’optique.

Valmonde remit le médaillon dans sa poche et se remit en route vers la fête.

Le jour de l’An. Combien de fois cet événement se produisait-il durant toute une vie ? Une fois. Deux fois peut-être selon que la procession qui effectuait le tour du monde se déplaçait plus ou moins vite. La coutume remontait si loin dans le temps que nul n’en connaissait l’origine, à une époque, disaient certains grimoires, où le ciel délivrait des cycles désormais disparus. Mais les cieux d’à présent ne déplaçaient plus que les mêmes étoiles entre le début et la fin de la nuit.

Valmonde se trouvait à moins de vingt pas d’un carrefour dont l’une des rues devait conduire à la place. La musique devenait de plus en plus présente, sinon obsédante.

Un groupe d’une dizaine d’hommes déboucha en riant d’une allée bordée d’arbustes et vint à sa rencontre. Ils étaient vêtus de robes aux couleurs criardes, serrées à la taille. L’un d’eux portait sur ses épaules un harnachement qui se rabattait au-dessus de la tête, à la façon d’une coiffe. Lorsqu’elle parvint à sa hauteur, Valmonde le détailla avec un peu trop d’insistance. Elle n’avait encore jamais vu de porte-foet. Celui-ci promenait sa future progéniture dans un appareil en forme de cornue, nacré par endroits, qui laissait entrevoir la silhouette déjà élaborée de l’enfant à naître.

Les rats-tisseurs passèrent à cet instant. Il n’était pas rare de rencontrer l’une de leurs équipes, mais nul ne savait d’où ils venaient. Ils étaient simplement là lorsqu’une faille se produisait dans le tissu planétaire afin de maintenir la cohésion du monde. Néanmoins, leur aspect ne pouvait manquer de surprendre qui n’en avait jamais vus : leur ventre lourd et rubicond rasant le sol, le bas du dos hérissé de cristaux que des pèle-reins desquamaient avec de curieux instruments de cuivre pointillés de griffes.

Valmonde regarda s’éloigner la petite troupe des restaurateurs. Le trou qui lui avait permis de traverser le monde devait constituer une menace nécessitant leur intervention. Elle hésita un instant ; les regarder travailler l’aurait intéressée au plus haut point. Mais plus elle s’éloignerait du passage vers l’autre côté, mieux elle se porterait. Et puis, l’arrivée de la procession constituait un événement exceptionnel qu’il aurait été stupide de manquer. Il courait tant de légendes à son propos qu’il lui semblait impossible de ne pas y assister. Sa décision fut rapide : elle se remit en marche dans la direction des flonflons alors même que le soleil achevait de se hisser au-dessus de l’horizon.

La place – en fait un vaste terrain vague – était occupée par un nombre incroyable de tentes et de baraques desquelles s’échappaient de minces filets d’une fumée aux reflets rouges ou verts. Toutes portaient le même dessin brodé, répété à l’envi, représentant une sorte d’œuf brisé d’où fusaient des rayons lumineux stylisés. Valmonde s’interrogea une fraction de seconde sur le mythe évoqué par les broderies, mais ne découvrit rien dans sa mémoire qui put l’éclairer sur ce point.

Il y avait énormément de monde. La plupart des habitants avait dû passer la nuit à festoyer en attendant l’arrivée du cortège. Elle s’engagea dans la foule muette, aux visages déchirés de sourires béats. Les villageois circulaient en tous sens, dans un enchevêtrement de courants aussi confus qu’aléatoires. Au centre de la place se tenait l’orchestre : une quinzaine de musiciens en pantalons bouffants, serrés aux chevilles, qui s’affairaient autour d’un seul instrument gigantesque hérissé de becs, de cordes, de peaux tendues, et qui semblait taillé dans le tronc d’un arbre colossal et pluriséculaire. Valmonde observa longuement l’invraisemblable artefact contre lequel grouillaient les instrumentistes dont les gestes relevaient d’une organisation virtuose. Elle n’était pas mélomane et ignorait à peu près tout de la technique musicale, mais elle jugea extrêmement délicate la coordination des diverses activités. Vraisemblablement, l’usage des cordes ne pouvait se faire que lorsque la colonne d’air propulsée par les souffleurs cessait de circuler à l’intérieur de la caisse de résonance. De même, les percussions semblaient incompatibles avec les cordes, à moins que les combinaisons ne fussent une forme nouvelle de création.

Personne, cependant, ne paraissait prêter l’oreille aux sons hachés émanant de la structure de bois. Il n’y avait pas, ici, de ces auditeurs passionnés, attentifs à la moindre variation, à la plus petite irrégularité. La retentissante performance se déroulait dans l’indifférence générale, conséquence inévitable d’un événement autrement plus important : l’arrivée de la procession.

Des acacias mutants, aux troncs longilignes hérissés de longues épines et surmontés d’une houppette de feuillage vaguement ridicule, circonscrivaient en rang serré l’espace réservée à la fête.

Les tentes mesuraient près de six pas de côté à la base, et elles étaient en trop grand nombre pour qu’elle s’avise à les compter. Les gens y entraient et en sortaient avec une régularité quasi administrative, mais les battements de la large paupière de toile qui celait leur fragile structure ne permettaient pas d’apercevoir l’intérieur, aussi vite éclipsé qu’il semblait offert.

Poussée par la curiosité, Valmonde envisagea de prendre rang dans l’une des files de curieux, mais il lui fallait auparavant étancher la soif qui commençait à la tenailler. Faute d’une fontaine dans l’alentour, elle se dirigea vers un petit baraquement qui proposait des boissons et des pâtisseries dont les senteurs sucrées parfumaient les allées avoisinantes.

Une fois devant le comptoir, tout en commandant à boire, elle fouilla dans ses poches à la recherche de quelques pièces, en tira une poignée de trois misérables ronds de cuivre parmi lesquels s’était glissée la mystérieuse médaille. Avant qu’elle n’ait eu le temps de la rempocher, le tenancier posait devant elle une pinte de bière, probablement seule boisson disponible. Mais alors qu’il allait se saisir de la monnaie, il ouvrit de grands yeux et demeura bouche bée en apercevant la médaille.

« Ça ! Je n’en veux pas, bredouilla-t-il. Les pièces suffiront. »

Il rafla la monnaie de cuivre en évitant prudemment tout contact avec la médaille et s’en retourna vers ses tonneaux.

Valmonde la remit dans sa poche, ingurgita la bière âpre en de longues gorgées, puis alla se camper devant l’entrée de l’un des pavillons de toile dépourvu de file d’attente et dans laquelle un visiteur venait tout juste de pénétrer.

Une inconfortable impression de malaise s’insinua soudain à la frontière de ses pensées tandis que la fête revêtait une apparence funèbre qui évoqua immédiatement, dans le dédale de sa mémoire, un fruit blet abandonné sur le chemin en attendant qu’un pied ne l’écrase. Un peu plus loin sur la droite, un manège, qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là dans la perspective des tentes, grinçait en acheminant de vieilles gens dans son immuable parcours circulaire. Quelques enfants regardaient en mâchonnant de la guimauve et en se curant le nez avec les doigts. Ils paraissaient s’ennuyer ferme. Valmonde effaça résolument le malencontreux tourniquet du tableau qui s’élaborait et observa un bal masqué blotti tout au fond de la place, encastré entre deux façades aux fenêtres desquelles des hommes s’esclaffaient en buvant de la bière. Une musique tonitruante s’échappait par à-coups des ouvertures sombres et venait percuter la symphonie qui recouvrait l’ensemble de la fête.

« Qu’est-ce que t’attends, m’dame ? »

Valmonde regarda le gosse avec étonnement et ennui. La chape de mélancolie qui pesait sur elle la maintenait dans une béate expectative. Qu’il était bon, soudain, de ne rien décider, de ne rien savoir, d’espérer maintenir cet instant comme une longue pause entre deux phrases angoissantes. Mais Valmonde, dans l’incertitude de sa conscience, savait qu’elle ne pouvait pas s’arrêter. Tout à l’heure, plus tard, demain, le passé, déjà estompé par les figures du nouvel environnement, ressurgirait pour dégriser son euphorique assurance et brouiller l’agencement trop parfait du décor reconstitué à la limite de sa nouvelle réalité.

Une bousculade se produisit de l’autre côté de la place et quelques cris écartèrent momentanément de ses préoccupations les cascades harmoniques de l’orchestre. La peur, presque oubliée, escalada un nouveau degré et un léger tremblement de ses lèvres l’obligea à une morsure destinée autant à apaiser le réflexe nerveux qu’à proposer à son esprit la nécessité de l’action.

« Eh bien, m’dame, c’est ton tour ! » répéta le blondinet, un gosse qui lui arrivait tout juste à la taille et qui levait vers elle des yeux d’un bleu proche de la transparence.

Valmonde s’extirpa de l’étau d’angoisse et finit par secouer la tête.

« Merci, petit ! » bredouilla-t-elle.

Et elle pénétra sous la tente.

*

* *

On aurait dit un compartiment funéraire. Le velours noir des tentures, les fauteuils noirs, l’odeur d’encens oppressaient le visiteur dès les premiers pas dans l’étrange sanctuaire. Au fond, juché sur une chaise qui aurait pu être celle d’un enfant en bas âge, une marionnette, coiffée d’un bonnet à clochettes et qui tenait dans une main une façon de sceptre, semblait attendre la main capable de l’animer. À ses pieds reposait un baluchon rebondi. Au centre, une châsse de verre révélait un cœur solitaire occupé à battre en pulsant dans des circuits complexes un sang probablement inutile. Par quel prodige l’organe fonctionnait-il ? Valmonde n’en avait cure. Le lieu constituait un abri provisoire dont il lui fallait tirer profit pour obtenir un nouveau sursis. Dehors, elle avait cru apercevoir, à l’instant même où elle repoussait le battant de toile, les chapeaux, vert métallisé en forme de croissant, caractéristiques des agents de sécurité. Étaient-ils là pour elle ou était-elle gagnée par quelque forme de paranoïa ? Se pouvait-il que le tavernier ait, tout comme l’employée municipale de l’autre côté du monde, alerté le service d’ordre à cause de sa médaille ?

Si tel était le cas, nul doute que les agents finiraient par la découvrir si elle ne parvenait pas à quitter la fête. Or la place était fermée sur trois côtés et la route de la liberté passait par l’unique entrée. Le piège, en définitive, était trop superbement et naturellement confectionné pour que ses éventuels poursuivants n’en tirent le meilleur parti.

La voix interrompit ses pensées alors qu’elle en était toujours à tergiverser sur la conduite à tenir.

« Demoiselle, je dois vous mettre en garde…

— C’est à moi que vous parlez ? fit Valmonde à voix haute, une voix angoissée qu’elle ne reconnut pas malgré l’absence d’écho.

— Je sais qui vous êtes, comment vous vous êtes retrouvé ici et votre rôle dans toute cette histoire. Les équilibres sont précaires sur notre monde, et vous pourriez bien être celle qui les feront se renforcer...

— Expliquez-vous ! J’ignore de quoi vous parlez et à quoi vous faites allusion…

— Demoiselle… le temps presse… »

La voyageuse eut soudain conscience qu’elle devait quitter cet endroit au plus vite. La voix, dans sa tête, cherchait visiblement à l’alerter. Attendre davantage donnerait aux miliciens le loisir de venir la prendre ici même comme un papillon sur une fleur. Elle jeta un bref « merci » et s’apprêtait à sortir lorsque la voix l’arrêta :

« Attendez ! Il y a quelque chose que vous devez savoir. (Valmonde se retourna vers la châsse.) Vous ne devez à aucun prix vous séparer du médaillon !  (Dans le cercueil de verre, le cœur battait à une cadence folle.) C’est dans sa gueule que réside le secret de la force. »

Valmonde n’en pouvait plus d’attendre. Mue tout autant par l’impatience que par la crainte d’être prise, elle fonça vers la porte de toile et jaillit à l’extérieur, renversant au passage une jeune femme aux seins nus décorés de motifs. À l’extrémité de son champ de vision, des képis cornus scintillaient. Elle s’aventura entre deux constructions de toile, se heurta aux épines des acacias, fit demi-tour pour emprunter une autre voie. Dans sa tête tournait la phrase prononcée par son interlocuteur invisible – Vous ne devez à aucun prix vous séparer du médaillon – et, dans le même temps, elle se demandait pourquoi elle ne s’en était pas débarrassé, ce qui lui aurait évité bien des problèmes. Une baraque s’ouvrait devant elle. Elle allait s’y jeter lorsqu’elle ressentit comme une décharge électrique particulièrement douloureuse entre les épaules. Elle perdit connaissance avant d’avoir pu s’interroger sur l’origine du choc.

Lorsqu’elle recouvra ses esprits, il lui sembla que son inconscience n’avait duré que quelques instants à peine. Une botte lui bouscula les reins. En rangs serrés, des hommes en armes se pressaient autour d’elle en pointant dans sa direction leurs bâtons irradiants. Elle leva les yeux. Le soleil avait sensiblement grimpé dans un ciel devenu mauve et uniforme. Un peu plus bas sur l’horizon, une maison proche inscrivait dans son mur de craie une fenêtre ovale dans laquelle s’encadrait le visage d’une jeune femme qui observait la scène avec avidité.

Valmonde se sentit soulevée à l’instant même où la foule se mettait à scander : La procession ! La procession ! Les miliciens, eux, demeuraient silencieux. Quant à la femme à la fenêtre, elle avait à présent le regard tourné vers le ciel. Valmonde, elle, continuait à monter. Et ce n’étaient pas les miliciens qui la soulevaient. Elle s’élevait dans les airs sans comprendre ce qui lui arrivait sinon qu’au-dessous d’elle, le monde rapetissait. Alors elle regarda à son tour du côté du ciel et la vit. La procession. Un train de chars qui dessinait un S en pointillé et qui l’attirait irrésistiblement.

Un fourmillement désagréable embrasait ses membres. Sans doute à cause des liens invisibles qui la tractaient vers les hauteurs.

Puis elle fut dans l’un des chariots.

Elle venait de passer le temps.

3 - Hors-le-temps

Lorsque Valmonde ouvrit les yeux, elle devina qu’elle se trouvait bien dans l’un des chariots de la procession. Néanmoins, elle eut beaucoup de mal à comprendre la réalité de son environnement.

Elle gisait au centre d’une sorte de rotonde autour de laquelle des portes se succédaient, affichant toutes d’étranges figures. Toutes sauf une. Et celle-là, vierge de la moindre inscription ou motif, comportait un trou de faible profondeur et de la taille d’une pièce de monnaie.

Une fois l’environnement appréhendé et constatant que personne ne se manifestait, Valmonde se releva et se dirigea vers l’une des portes. En l’absence de poignée, elle essaya de la pousser. En vain. Elle n’eut pas davantage de succès avec sa voisine ; de même que la suivante. Aucune des portes ne réagissait à ses efforts, pas même celle qui n’était pas décorée. Celle avec le trou situé en son centre.

Elle se demanda pourquoi elle avait été attirée en ce lieu. Tout ceci n’avait pas le moindre sens, tout comme ce qui lui arrivait depuis qu’elle avait eu l’idée saugrenue de récupérer cette foutue médaille qui ne lui avait attiré que des ennuis.

La médaille…

Elle farfouilla dans sa poche. Elle s’y trouvait toujours. Valmonde la retira et l’observa une nouvelle fois, puis, d’une pichenette, elle la fit voltiger.

La pièce tournoya en émettant un son aigu.

Valmonde la rattrapa, un pli de surprise lui barrant le front.

Il lui fallait bien en convenir, cette médaille aux reliefs insolites était étrange : elle était à l’origine de tous ses problèmes, et voilà maintenant qu’elle chantait ! Quel mystère recélait-elle et pourquoi était-ce elle, Valmonde, une simple voyageuse, qui se trouvait mêlée à son obscur secret qui effrayait autant de personnes ?

Mue par une impulsion soudaine, elle approcha la médaille du trou. Les diamètres coïncidaient. Elle la poussa dans l’orifice… et la porte s’ouvrit.

Avant d’entrer, Valmonde récupéra d’abord la médaille. La pièce, qui était plongée dans une semi-pénombre, s’illumina soudain. Au centre, assis autour d’une table ronde, une vingtaine de personnes, toutes coiffées d’une capuche, se tenait immobile, comme recueillie. Devant chacune d’elles se trouvait un dessin inscrit dans un rectangle. Elle crut reconnaître quelques-unes des figures illustrant les portes entourant la rotonde.

Un siège était vide.

« Asseyez-vous ! invita une voix, peut-être féminine, bien que d’un ton très grave. Nous vous attendions. »

Valmonde s’exécuta non sans une certaine appréhension.

« Si vous êtes parvenue jusqu’à nous, reprit la même capuche au visage invisible, c’est que vous détenez un certain objet. Nous aimerions à présent que vous nous le remettiez… Je suppose, poursuivit-elle après une respiration, que vous avez compris qu’il représente un véritable danger, mais recèle également certains pouvoirs. »

Valmonde offrit à l’assistance un visage incrédule.

« Je ne sais quelle puissance se dissimule dans cet objet, comme vous qualifiez ce maudit médaillon, répondit-elle en esquissant ce qui se voulait un sourire. Mais ce dont je suis sûre, c’est qu’il m’a valu bien des désagréments depuis que je l’ai trouvé dans une fontaine alors que j’y trempais mes lèvres. N’importe qui aurait pu s’en saisir, mais il a fallu que ce soit moi. J’ai cru que, venu puiser de l’eau, un quidam l’avait laissé choir par mégarde. Il semblerait que ce ne fût pas le cas. Quoi qu’il en soit, avant de finir dans ce bassin, il a bien dû appartenir à quelqu’un. L’un ou l’une d’entre vous peut-être ? Néanmoins, pourquoi devrais-je vous le remettre ? À cause des facultés que vous lui prêtez ? Que je ne saurais…

— Je crois qu’il est inutile de tergiverser, l’interrompit la même interlocutrice. Venons-en par conséquent aux explications. (La femme demeura silencieuse un court instant avant de reprendre.) Comme vous le savez, nous appartenons à un monde, disons-le tout net, particulièrement instable. Cette bande de terre sur laquelle nous vivons et qui forme une manière d’anneau vrillé ceinturant le soleil, cette bande de terre nécessite des soins particuliers donnés par des réparateurs spécialement formés. Toutefois, ces réparations quasi permanentes sont insuffisantes. Ce monde, notre monde, a aussi besoin de nous tous, ici. Nous sommes celles et ceux qui veillons sur lui ; les gardiens de sa cohérence. La médaille que vous détenez, et que nous recherchons depuis des générations, pourrait, mal utilisée, le briser irrémédiablement.

— Ça ? s’étonna Valmonde en l’extirpant de sa poche. Comment croire que cet objet – ce médaillon – puisse le détruire ? Cela n’a pas le moindre sens. »

La capuche glissa légèrement en arrière, laissant s’échapper quelques mèches de longs cheveux blancs. Elle lui révéla aussi un visage émacié, au regard de glace. Celui d’une femme d’un âge considérable.

« Il me faut vous raconter une histoire, reprit-elle. Il était une fois un monde qui savourait paisiblement sa course autour d’un soleil sage. Jusqu’au jour où une énorme roche surgie des abîmes spatiaux vint mettre un terme à l’harmonie planétaire. La fin de ce monde était imminente, mais des mages, qui détenaient chacun une parcelle du savoir absolu, se sont manifestés pour éviter l’inévitable. Ils ont transformé la sphère planétaire en cet anneau que nous connaissons aujourd’hui, et le monstrueux météore n’a plus trouvé que le vide sur sa route maudite. Et c’est ainsi que les siècles ont vu la vie se poursuivre sur ce nouvel environnement, fragile certes, mais toujours viable grâce aux efforts conjugués des restaurateurs créés à cet effet et de nous-mêmes ainsi que je vous l’ai dit précédemment. Malheureusement… (Elle marqua une nouvelle pause en fixant tour à tour Valmonde puis l’ensemble des personnes disposées autour de la table.) Malheureusement, l’une d’entre nous, celle qui était la pierre angulaire de la déconstruction et de la reconstruction de la planète, périt durant la phase de transformation. Et son médaillon – celui que vous détenez – disparut, nous interdisant de recomposer le monde d’antan une fois le danger écarté. »

Valmonde ouvrit la main dans la paume de laquelle se trouvait la médaille. Sur la face visible figurait l’animal à la gueule ouverte.

« Comprenez-vous à présent pourquoi nous ne pouvons laisser cet objet entre les mains de quiconque ? C’est en lui que réside l’énergie nécessaire à sa reconstruction… ou à sa destruction.

— Mais suis-je quiconque ? lui rétorqua Valmonde. Suis-je celle qui a trouvé la médaille ou est-ce la médaille qui m’a trouvée ?

— Je dois admettre que c’est effectivement troublant. Cette médaille distille pour le commun des mortels une intense répulsion – c’est ce qui vous a valu d’être pourchassée – alors que vous ne semblez pas en éprouver la moindre gêne. Seriez-vous… ? »

Une brusque secousse l’interrompit. Un nouveau soubresaut l’empêcha de reprendre. Le char aérien se mit à rouler et à tanguer de manière inquiétante. Quelques cris s’échappèrent ici et là. Comme par enchantement, une large baie vitrée s’ouvrit dans le mur face à la porte d’entrée, révélant le village en fête et ses environs. Un cataclysme épouvantable se déclenchait : les rats-tisseurs ne parvenaient plus à réparer la fissure ; la bande planétaire était en train de se rompre.

« Ce que nous redoutions est sur le point de se produire, déclara l’interlocutrice de Valmonde d’une voix plus grave encore que précédemment. Le cycle arrive à son terme et, en l’absence du médaillon, nous sommes impuissants à juguler ce nouveau drame. C’est sans doute la fin. »

C’est alors que Valmonde se souvint de la dernière phrase prononcée par la voix, dans la tente au cœur battant : C’est dans sa gueule que réside

Elle ouvrit de nouveau la main et posa le médaillon sur la table. Quelque chose de plus fort qu’elle dirigeait désormais ses pensées. Plus rien n’existait autour d’elle. Un geste. Un seul. Et l’ongle du majeur de sa main droite s’enfonça résolument dans la gueule de l’animal figurant sur la face visible de la médaille.

Un léger déclic se produisit. Son interlocutrice suspendit la phrase qu’elle allait prononcer.

Une mince fissure se dessinait soudain sur la tranche de la médaille.

Quelques secondes plus tard, le médaillon s’ouvrit comme s’il s’était agi d’une boîte. Le couvercle se rabattit complètement sur la table, proposant un nouvel objet en forme de huit dont les deux cercles accolés étaient d’une noirceur d’encre.

Tous les regards étaient désormais tournés vers cette chose qui n’en finissait pas de vibrer.

« Vite ! Donnons-nous la main ! » intima celle qui, seule, s’était exprimée jusque-là.

Valmonde s’aperçut à peine que ses voisins de gauche et de droite avaient saisi les siennes tant elle était captivée par ce qu’elle venait de déclencher. Mais elle ressentit aussitôt le courant d’ondes qui se mettait à circuler à travers elle, à travers tous les membres de l’assemblée, et dont il n’était plus possible de se soustraire. Ils étaient comme soudés les uns aux autres, comme s’ils ne faisaient désormais plus qu’un.

Sur la table, l’un des deux cercles commençait à pénétrer dans l’autre, à s’y fondre, à s’y confondre, donnant au nouvel objet une épaisseur de plus en plus importante. Chacun retenait sa respiration. La médaille peu à peu se bombait. Enflait. Prenait résolument la forme d’une sphère.

La salle se mit à osciller.

Sur la table, c’était désormais une grosse bille qui venait d’éclore, une bille noire mais dont la noirceur commençait lentement à se colorer.

« Vous êtes celle qui doit remplacer la pierre angulaire ! Cela ne fait plus aucun doute, s’exclama la porte-parole. Ainsi, la prophétie énoncée par nos prédécesseurs se réalisera : Le cycle achevé, le monde s’en reviendra à ses origines. »

Dehors, le spectacle était hallucinant.

Le monde se repliait.

À l’exemple du médaillon, les mages, étroitement unis autour de la table, avaient activé la reconstitution du monde originel.

L’enroulement se réalisait à grande vitesse.

« Nous sommes hors du temps, crut bon de rappeler l’un des sages. C’est pourquoi ce que nous voyons, et qui se passe aussi lentement que possible pour qu’aucune catastrophe ne se produise, nous paraît se dérouler comme un film en accéléré. Le monde d’antan se reforme et il est fort probable que ceux d’en bas n’en aient pas encore conscience. »

Il regarda Valmonde et ajouta à son intention et après un long silence.

« Vous n’êtes plus celle que vous étiez en arrivant ici, mais l’une des nôtres désormais. Devant vous s’incruste le symbole qui vous représente désormais. Quant à nous tous, le rôle qui nous était dévolu a été accompli. Regagnons le cours normal du temps. »

*

* *

Assise au sommet d’une colline herbue, le regard perdu vers l’horizon, Valmonde tentait de se souvenir. Avait-elle rêvé ? Était-elle celle qui avait sauvé le monde ? La procession du jour de l’an n’était-elle que la pure invention d’un sommeil agité ?

Elle se redressa et, ce faisant, une petite pièce qui devait reposer sur ses genoux scintilla en tombant dans l’herbe. Elle se baissa pour la saisir. Il ne lui fallut qu’un instant pour se remémorer.

Alors, une fois la médaille replacée dans l’une des poches de sa robe, elle empoigna son bâton de marche et partit sans un regard en arrière.

Un nouveau monde s’ouvrait à elle. Son voyage était encore loin d’être achevé.

La précédente version de ce récit figure dans une anthologie consacrée aux arcanes du tarot sous le titre Comme une taupe au logis, titre à double sens puisqu’il pouvait se lire également Comme une topologie. J’avais hérité du onzième arcane : la Force. Mais, tel quel, il ne pouvait connaître une éventuelle réédition sans être accompagné des vingt autres participations. C’est la raison pour laquelle j’ai légèrement repris son déroulement, complètement modifié la troisième partie afin de transformer ce qui découlait d’une interprétation d’une carte du Tarot en un récit de fantasy.

Première publication :

Anthologie Arcanes – Éditions voy’[el] – 2010

sous le titre Comme une taupe au logis



Nouvelle version, partiellement réécrite.