Monsieur Verbronq


I

En réalité, personne ne connaissait vraiment Monsieur Sébastien Verbronq. Je veux dire par là que tout un chacun croyait le connaître. Mais il en aurait été différemment si quelqu’un, dans le village, s’était attaché aux faits et gestes de ce petit bonhomme insignifiant.

C’était un monsieur bien rangé que Sébastien Verbronq ; bien rangé et bien solitaire. De surcroît, son emploi du temps était strictement établi ; jamais il ne dérogeait à ses habitudes, vieilles de plus de trente ans. C’était là la raison de la méconnaissance des habitants de la petite agglomération à son égard : il y était devenu une habitude.

À cinq heures, les gens de son quartier pouvaient voir s’entrouvrir les volets de sa maison. À six heures, il partait de son pas mesuré faire ses emplettes dans la rue de la Grache d’où il ramenait la bouteille de lait, le journal et de menues affaires. À huit heures moins le quart, il repartait vers les Grouvignes où il tenait quincaillerie. Puis on le retrouvait vers midi au Goinfre Bedonnant où il déjeunait en compagnie de Gavion et Monniol, deux vieux qui n’avaient plus guère d’âge. Il ne rentrait chez lui que passées vingt heures quinze ; il refermait les volets, et seule la lumière qui filtrait jusqu’à une heure tardive témoignait de ses veilles. Et tout recommençait les lendemains, surlendemains... sans exception depuis trente ans.

Et pourtant, la vie de Sébastien Verbronq n’était pas aussi ordinaire qu’il pouvait sembler aux yeux de ses concitoyens...

Bien sûr, il se levait à cinq heures. Mais il mettait alors bien longtemps à étudier son visage dans la petite glace sur l’évier de la cuisine, peignait avec soin ses beaux cheveux blancs, lavait consciencieusement son visage, se rasait avec minutie et précaution à cause de sa petite moustache. Il passait aussi avec mélancolie un doigt noueux sur les rides qui creusaient le front bombé, contournait la tempe, se grattait un moment la joue d’un geste machinal. Enfin, il se vêtait avec une attention toute particulière pour le nœud de sa cravate : gros et fort comme il se plaisait à le dire à ceux avec lesquels il conversait parfois.

L’heure la plus passionnante de la journée de Sébastien Verbronq se situait après ses courses, pendant que le café chauffait. Il eût alors fallu le voir. Le sourire qui épanouissait son visage le rendait presque méconnaissable, lui d’ordinaire si réservé, si taciturne. Il buvait son journal ; il l’étudiait pouce après pouce, ligne après ligne. Il disséquait chacun des articles. Après une telle lecture, il devait pouvoir le réciter par cœur.

Mais Sébastien Verbronq ne cherchait pas à retenir le quotidien régional, et une attention profonde eût permis de découvrir un autre détail étonnant. La page des faits divers le gardait bien plus longuement ; il s’y complaisait ; il lui accordait le double, parfois le triple du temps nécessaire à sa lecture.

C’était là son défaut essentiel, sinon unique !

Un autre détail, en apparence anodin, révélait un peu mieux le monde intérieur de cet homme étrange. Sans rien laisser paraître, Sébastien Verbronq était curieux. Très curieux. Une curiosité qui confinait à la manie.

Mais personne n’y prenait garde. Ses regards en dessous, ses arrêts fréquents durant ses promenades, faisaient supposer la fatigue et la myopie. Seul Sébastien Verbronq eût pu dire pourquoi il s’intéressait tant à la maison du 13 de la rue Greuge qu’il étudiait chaque matin au cours d’une de ses stations ; seul Sébastien Verbronq eût pu dévoiler la raison de son passage à midi douze le long du jardin public ; seul Sébastien Verbronq savait qui étaient les gens de la petite bourgade.

Il les connaissait tous. Depuis les enfants nouveau-nés qu’il découvrait dans le journal jusqu’aux vieillards titubants qui se posaient sur la place du Vieux Marché les jours de bon soleil. Il connaissait les jeunes ; il connaissait les femmes et les maris ; et il savait leurs habitudes tandis qu’eux ignoraient les siennes. Ses vraies, ses vieilles habitudes.

Alors, le soir, lorsqu’il rentrait chez lui et qu’il refermait les volets, Sébastien Verbronq pensait. Sébastien Verbronq pensait à eux, les autres, ceux de la ville qui ne se préoccupaient pas plus de lui que d’une guigne.

II

Quelque part s’égrenèrent les onze coups de la nuit. Le vent s’était levé, chargé de pluie. La lune se voilait de plus en plus souvent de grosses masses noires.

Dans la maison de Monsieur Sébastien Verbronq, tout dormait, ou presque. Seule la pendule glanait son bruit coutumier et monotone dans le silence. Parfois, un ver de bois faisait grincer un meuble. Mais c’était tout car la ruelle était déserte, farouchement vide et noire.

C’est à peine si la porte donnant sur le jardin se plaignit sous la poussée d’une ombre. C’est à peine si l’ombre se perçut au travers des rames de haricots. C’est à peine si le sol meuble garda les traces du passage de l’ombre.

Elle passa par un couloir de la maison d’en face, ressortit rue Marbost – la rue la plus étroite de ce cœur de cité –, se coula vers le pont qui enjambe la Sornon, puis s’éloigna vers la campagne. Personne ne l’avait vue. Qui aurait pu remarquer ce fantôme insignifiant qui se glissait d’un porche à un autre, d’un arbre au couvert d’un autre arbre ; qui aurait pu supposer un rôdeur dans une ville aussi tranquille ; qui aurait pu penser qu’un tel spectre hantait la ville aux heures sombres ?

Le Sornon est une rivière capricieuse. Il descend si paisiblement, il aime tant ces paysages qu’il s’arrange pour se créer des courbes incessantes, des méandres interminables, comme s’il redoutait de devoir bientôt les quitter. La route qui le suit avec fidélité se blottit sous les platanes et tapisse ses bords de haies de sureaux et d’acacias. La nuit, c’est comme s’il s’enterrait dans sa noirceur, comme si un tunnel de néant venait le recouvrir.

L’ombre franchit le talus, passa entre deux haies, s’engloutit dans les branches immobiles... et attendit.

La pluie giflait maintenant avec force la terre des champs. Les feuilles se plaignaient en bruissements agaçants. La nuit devenait à chaque instant plus sombre. Mais la chose ne bougeait pas. Elle était devenue semblable à ces arbustes avec lesquels elle s’identifiait à merveille. Et elle épiait, la chose, elle scrutait la route, évaluait le lointain. Elle voyait. Elle les voyait s’approcher : deux jeunes gens qui riaient encore de la fête foraine ; deux innocents qui rentraient sagement en se contant mille choses gentilles, courbés sous un même abri, trichant parfois pour prendre un peu de place à l’autre, se taquinant en se bousculant vers la pluie.

La chose les voyait, mais eux ne pouvaient pas la voir. Ils étaient d’ailleurs loin encore, avant la dernière bosse. Mais le terrible regard glissait déjà le long de la route, montait la côte puis la redescendait de l’autre côté et arrivait enfin jusqu’à eux, pour les étudier, les soupeser, les analyser avant qu’il ne soit l’heure.

L’heure !

Il sonna minuit à l’horloge de la vieille église. La pluie redoubla de violence et les deux jeunes gens accélérèrent l’allure, précipitant leur destin.

La chose les vit s’approcher, passer la borne et frôler le gros marronnier à la pointe de la courbe. Alors, ses yeux s’exorbitèrent. Son souffle s’interrompit.

Et la jeune fille se prit à frissonner.

Elle regarda le garçon.

Lui aussi commençait à ressentir les atteintes du froid : un froid inhabituel, étrange et glacial qui engourdissait ses pensées – peut-être cette pluie.

Ils se serrèrent plus fort et poursuivirent leur chemin.

Et au fur et à mesure qu’ils avançaient, les sentiments qu’ils éprouvaient l’un envers l’autre se modifiaient insidieusement. Par vagues de plus en plus fortes, d’étranges désirs envahissaient leur être, inavouables, malsains, que leur conscience suggestionnée acceptait insensiblement.

Ils résistèrent pourtant jusqu’à vingt pas du taillis derrière lequel s’abritait Sébastien Verbronq. Alors de dangereuses lueurs dansèrent dans leurs regards. Lui se mit à la désirer ; elle se sentit troublée de soudains ressentiments. Un atroce combat se livrait dans leur âme entre les émotions nouvelles et leur mutuelle amitié qui, peu à peu, se réduisait en cendre. De folles pensées destructrices s’enflaient à chacun de leurs pas et subjuguaient leur réciproque affection tandis qu’un dais funeste s’appesantissait sur eux.

Faisant rejaillir du fond de sa mémoire toutes les bouderies, toutes les anicroches qui les avaient quelquefois opposés, elle souhaita bientôt le faire souffrir. Son amitié à lui devint désir violent, puis passion effrénée : une passion sans réplique, sans pitié, exacerbée par le désir sauvage de la serrer bien davantage, de la presser à l’étouffer, de se fondre en elle avec toute la violence dont il était capable.

Brutalement, il la tira vers le fossé. Prise au dépourvu elle se retrouva, haletante, tout contre lui, allongée sur l’herbe détrempée que la pluie continuait à battre. Le parapluie avait roulé plus loin, mais il se moquait bien de l’eau et de la boue. Il ne pensait qu’à elle. Il ne voulait rien qu’elle. Si elle l’avait pu, elle l’aurait griffé, mordu sans aucun doute.

Elle chercha à fuir. Une lutte muette les accrocha l’un à l’autre, les fit rouler de part et d’autre, farouchement. Ils se frappèrent.

Et puis, ils s’immobilisèrent.

À présent, sans qu’ils en aient conscience, la chape de deuil les recouvrait aussi totalement que le drap d’un linceul. Là-bas, dans le taillis, celui qui se faisait appeler Monsieur Verbronq haletait.

Chacun des jeunes gens tenait fermement l’autre. Comme à plaisir, ils serraient, serraient. Ses doigts à lui broyaient la chair du cou gracile. Elle enfonçait dans le sien des ongles pareils à des dards, qui devenaient peu à peu rouges du sang qui coulait de multiples plaies.

Et ils serraient, serraient, sans pousser le moindre cri, à moins que leur tentative ne soit étouffée par le voile de noirceur qui les enveloppait.

Combien de temps ?

Combien de temps avant que les corps ne s’effondrent, sans vie ? Combien de temps ?

L’horloge de l’église sonna une heure. Une porte se referma dans la petite rue Marbost. Un lit craqua bientôt dans la chambre de Monsieur Sébastien Verbronq.

Et la nuit s’écoula, silencieuse comme à l’accoutumés.

III

Le lundi matin, Monsieur Verbronq se leva à cinq heures. À six heures, il fit son marché et acheta le journal. À sept heures, en avalant le petit déjeuner, son regard s’arrêta sur une colonne du quotidien.

On avait retrouvé deux corps au bord de la départementale, le dimanche, après la messe. Deux jeunes gens qui s’étaient, semblait-il, mutuellement donnés la mort.

Les parents s’interrogeaient. La police enquêtait. On attendait les résultats de l’autopsie. Mais avec la pluie qui s’était abattue sur la région la nuit du drame, aucune empreinte n’avait pu être relevée.

Plus alerte que d’habitude, Monsieur Sébastien Verbronq haussa les épaules, plia le journal et partit ouvrir sa boutique.

Il était huit heures moins le quart.

Voilà bien la première nouvelle fantastique que j’ai écrite alors que je m’exprimais jusque-là exclusivement dans le registre de la science-fiction. Je me souviens qu’un des lecteurs de Mercury avait commenté sa lecture par l’expression « Monsieur Verbronq ? ça, c’est du meuble ! » Pour un débutant dans le genre, je le confesse, c’était une satisfaction. L’occasion de ce recueil et la recherche de textes à y insérer l’a tirée de l’oubli et m’a permis de l’améliorer un peu.

Première publication :

Revue Mercury n° 8 – mars 1966

 

 

Version revue et corrigée à l’occasion de ce recueil.