En revenant à lui, « IL » se rendit compte qu’il gisait sur la moquette d’un avion en vol. Il se souleva un peu, en proie à des vertiges et constata qu’il se trouvait dans un local exigu, peut-être une soute à bagages. Au ronronnement des moteurs, il identifia un aéroplane à hélices. Mais avant qu’il puisse poursuivre davantage sa réflexion, une voix l’informa sèchement :
« Préparez-vous ! Votre évacuation aura lieu dans exactement cinq minutes. »
Il lui fallait recouvrer ses esprits malgré un mal de tête lancinant. Il ne se souvenait pas avoir bu plus que de raison. Avait-il été drogué ? Que faisait-il dans cet avion ? Il ne s’en souvenait pas. Il ne savait pas non plus qui il était. Un immense trou noir. Comme une absence d’autrefois.
Il acheva de se redresser. Un sac à dos était accroché à ses épaules.
« Accrochez la sangle d’ouverture automatique de votre parachute au crochet au-dessus de votre tête ! prévint encore la voix. Largage dans quatre minutes. »
Il demanda :
« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce ce que je fais dans cet appareil ? Où est-ce que vous me parachutez ? »
Il n’obtint pas la moindre réponse. On ne l’entendait peut-être pas. Il recommença, plus fort. En vain. Puis il regarda à ses pieds : il se trouvait au centre d’un large rectangle matérialisé par une bande de peinture blanche. Une trappe qui allait sans aucun doute le précipiter dans les airs. Il leva les yeux : juste au-dessus de lui, une sorte de patère saillait du plafond.
« Deux minutes ! Largage dans deux minutes ! Hâtez-vous d’accrocher la sangle ! »
Une lanière pendait du sac à dos et traînait à ses pieds. Il s’empressa de la ramasser afin d’insérer la boucle de son extrémité dans le crochet. S’il ne voulait pas être projeté dans le vide sans plus de possibilité d’ouvrir la toile, il avait tout intérêt à obéir. Il faillit ne pas y parvenir. Le petit avion, incliné à tribord, accomplissait à présent des cercles concentriques.
« Une minute ! » annonça la voix.
Son cœur battait à tout rompre, autant que le tam-tam dans son crâne. Une sueur froide dégoulinait le long de son dos. Il se frotta les yeux. Non, il ne rêvait pas, le cauchemar était bien réel. Dans quelques instants, lui avait-on dit… Mais qui ? Pourquoi ?
Il n’eut pas le temps de s’interroger davantage car le plancher se déroba. Aussitôt après, alors qu’il dégringolait dans le vide, il ressentit une secousse ; la sangle venait de provoquer l’ouverture du sac. Le sol montait à une vitesse folle, mais il n’osait pas regarder. Un nouveau choc dans les épaules s’ensuivit, causé par l’ouverture de la toile. La chute ralentit aussitôt et, en baissant enfin les yeux, il aperçut les toits des maisons d’une petite agglomération et, tout autour, des collines aux sommets dépouillés. La terre se rapprochait irrésistiblement : un vaste rectangle d’une sorte de terrain de jeux. Lorsque ses pieds heurtèrent brutalement le gazon, il effectua instinctivement un roulé-boulé, comme s’il avait déjà effectué un tel saut par le passé. Une fois immobile, il se releva, se dégagea des bretelles et aperçut un véhicule tout terrain sur la piste entourant la zone engazonnée. Un homme se tenait à côté de la portière et lui faisait signe d’approcher. Il hésita à peine un instant et se dirigea vers lui. Il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire.
« Bienvenue parmi nous ! » fit l’homme qui le regardait approcher, un gaillard aussi sec que grand, vêtu d’une redingote façon XIXe et coiffé d’un chapeau claque. Il cachait un visage aux lèvres épaisses derrière une énorme moustache aussi noire que la prunelle de ses yeux.
« Je vous souhaite un excellent séjour à Bourg-le-bourg, ajouta-t-il. Je vais vous conduire à votre domicile.
– Comment avez-vous dit que se nommait cet endroit ?
– Bourg-le-bourg. Mais j’ai oublié de me présenter. Mon nom est B, comme bienvenue, précisa-t-il tout en plaçant un index sur le badge accroché à son vêtement, où figurait effectivement un B majuscule enlacé à une étrange bicyclette sans pédale. Et je suppose que vous êtes F. C’est en tout cas ce qui nous a été annoncé. »
Après quelques instants d’hésitation, le parachuté finit par déclarer :
« Je l’ignore. Serait-ce mon nom ?
– Je ne crois pas que vous en ayez un autre. Mais laissons cela pour l’instant. Prenez place, sinon mon chauffeur va finir par s’impatienter, et il n’a pas très bon caractère. »
Quelques instants plus tard, la voiture quittait le stade et s’engageait dans une allée poussiéreuse qui se faufilait un peu plus loin entre deux rangées de maisons. Ils doublèrent un individu à cheval sur une draisienne en bois. L’homme agitait vigoureusement les jambes pour obtenir un peu plus de vitesse que le piéton qu’il s’efforçait de dépasser. Tous deux étaient tout aussi curieusement vêtus que celui qui l’avait accueilli : une longue veste de laine sur de courtes culottes, plus un tricorne sur la tête pour le piéton. Ils traversèrent une place où des gosses jouaient à se lancer une balle de chiffons. À l’opposé, une chaise à porteurs à l’arrêt attendait sans doute un client. Son front se plissa. En dépit de son absence de mémoire, ce qui l’entourait lui paraissait effarant. Anormalement désuet. Était-ce un embryon de sa mémoire qui venait de se réveiller ?
L’homme qui l’accompagnait lui montra du doigt la vaste construction ronde vers laquelle l’automobile se dirigeait :
« La demeure de toutes nos administrations, expliqua-t-il. Votre habitation se trouve très précisément de l’autre côté de ce splendide bâtiment, en face du département d’Onirologie. »
La voiture s’engagea par la droite sur la voie circulaire. Les habitations en bordure de cette avenue portaient, au-dessus de leur porte d’entrée, des lettres de l’alphabet en caractères majuscules.
« Je vois que l’identification alphabétique des maisons vous intrigue. Nous nous trouvons ici dans la zone centrale du bourg. Au-delà, selon une disposition en quartiers d’orange, les demeures sont identifiées avec la lettre du secteur dont elles dépendent, complétée d’une seconde lettre minuscule, puis d’une troisième en fonction de leur éloignement du bâtiment administratif. Ainsi trouverez-vous, en vous promenant dans celui qui vous est attribué, des Fa, Fb, Fc, Fd et ainsi de suite, puis, plus éloignés vers la périphérie, Faa, Fab, et cætera, car il faut prévoir les hébergements futurs. Mais nous ne sommes pas encore aussi nombreux. C’est un système vraiment ingénieux, ne pensez-vous pas ? »
F n’avait aucune raison ni envie de le contredire, les assauts lancinants de la matraque qui harcelait ses tempes l’en dissuadaient.
« Vous êtes arrivé ! annonça son accompagnateur. Mais je devine que vous souffrez d’un violent mal de tête », remarqua-t-il en le voyant se presser les tempes de ses mains. « Je vais vous faire porter de quoi vous en délivrer. Ce sera mon unique infraction aux lois de notre bourg. Ici, comme vous avez déjà pu le constater, nous prônons un retour aux économies d’énergies et au mode de vie de nos ancêtres. D’ailleurs, notre Département de l’Écologie veille au respect de ces règles. Je vous conseille de consulter le Code de Conduite fixé sur la porte d’entrée du logis que nous vous avons octroyé. Pour l’essentiel, il s’agit de rappeler comment bien vivre à Bourg-le-bourg. »
Le conducteur venait d’ouvrir la portière. Jusque-là, F n’avait aperçu de lui que l’arrière d’une casquette irlandaise. Il découvrit un individu à l’embonpoint assumé et au teint rubicond, affligé d’un clignement intempestif de l’œil droit.
« Je n’ai pas de clé pour entrer ? fit-il soudain alors qu’il s’apprêtait à gravir les trois marches d’accès au seuil de sa demeure.
– Inutile, lui répondit B en affichant un large sourire. Aucune maison n’est verrouillée. Le vol n’existe pas ici, il n’offre pas le moindre intérêt. Tout appartient à tous… et réciproquement. »
Le conducteur claqua la portière et regagna son siège. Le véhicule tout terrain repartit dans un faible grondement.
F s’éveilla peu après le lever du jour. Les maux de tête avaient cessé grâce au médicament qui lui avait été remis. Sitôt le comprimé avalé, il s’était allongé sur la paillasse non sans avoir auparavant exploré l’unique pièce de la maison, une pièce de dimensions respectables éclairée, depuis l’avenue, par deux fenêtres à petits carreaux. Un poêle en fonte trônait en son milieu et quelques bûches étaient empilées tout à côté. À proximité se trouvait une table en bois et deux tabourets genre rustique. Le reste du mobilier se limitait à une armoire à deux battants dans laquelle s’empilaient quelques vêtements et du linge, plus une petite fontaine en faïence ornée de motifs floraux pour les ablutions du matin, à condition de ne pas oublier d’en remplir le réservoir. Quant aux toilettes, elles occupaient une niche murale qu’occultait un rideau de gros velours rouge. Mais il ne vit rien qui puisse permettre d’assurer la cuisson d’un plat et, pour tout dire, de cuisiner.
Il se leva vivement. Un bol de café fumant l’attendait sur la table. Il allait s’en approcher lorsqu’il vit une dame d’un certain âge, coiffure grisonnante soigneusement ramenée en chignon, écarter le rideau et sortir du petit coin avec le seau d’aisance d’une main et un balai de paille de l’autre. Elle se contenta d’incliner la tête en guise de salut et quitta les lieux sans prononcer le moindre mot.
Comme il s’était couché tout habillé, il finit par s’asseoir à la table après avoir effectué quelques mouvements d’assouplissement. Il avala le café auquel il trouva un goût prononcé de chicorée. Faute de miroir et d’un peigne, il passa plusieurs fois les doigts dans sa chevelure qu’il supposait hirsute avant de sortir sans trop savoir où conduire ses pas.
Il opta finalement pour le bâtiment des administrations. Le département qui lui faisait face, celui de l’Onirologie, l’interpellait. S’il était possible de déceler, à partir des rêves, l’origine des troubles provoqués par un traumatisme, celle de son amnésie devrait pouvoir être détectée : un premier pas pour espérer recouvrer tout ou partie de sa mémoire.
Il traversa l’avenue, quasi déserte si l’on excluait deux gamins jouant à la marelle au milieu de la chaussée et un promeneur à cheval qui saluait à grands coups de chapeau les passants rencontrés. Au-dessus de l’entrée était inscrite en creux dans la pierre cette devise : Le rêve est l’image inversée de notre âme. Il poussa l’un des deux battants. Un large couloir, qui allait en s’étrécissant, s’ouvrait devant lui avec, de chaque côté, de multiples portes. Les inscriptions étranges et même farfelues qu’elles portaient ne donnaient guère envie de les pousser. Parvenu au bout du couloir, il se rendit compte que le bâtiment était en réalité une construction en anneau entourant une cour centrale au sol en damier. De nombreuses personnes s’y trouvaient, chacune occupant une case noire. Elles semblaient participer à un jeu dont les règles lui échappaient. Il rebroussa chemin et tenta de déchiffrer les inscriptions sur les portes.
eicnamorino, lut-il sur la première.
Puis noitanivid, noitaterpretni, euqehtorino, eitehporp, eihcyspelet…
Il fit brusquement demi-tour en se rendant compte que l’ordre des lettres avait été inversé, sans doute en conformité avec la maxime gravée à l’entrée. Il frappa sans plus hésiter à celle indiquant noitaterpretni.
Une voix l’autorisa à entrer. Une jeune femme l’accueillit. Son badge portait la lettre D ; elle affichait une jeunesse parfaitement assumée par une poitrine aussi agressive que généreuse. Elle lui dédia un sourire de circonstance. Ses yeux d’un bleu océan pétillaient, sans doute du plaisir de recevoir enfin de la visite. D’un ton enjoué, elle le pria de s’asseoir. Il s’exécuta tandis qu’elle faisait le tour de son bureau dont le plateau ne comportait qu’une feuille blanche à côté d’un gros tampon encreur.
Sa mini-jupe laissait à découvert de longues jambes auxquelles il ne trouva rien à reprocher. Elle lui tendit une main de poupée aux doigts longilignes. Il remarqua aussi que la racine de ses cheveux était aussi blonde que la chevelure qui coulait librement sur ses épaules. Elle était vraiment belle. Pour tout dire séduisante.
« Que puis-je pour vous, euh ! Quel est votre nom ? Je ne vois pas votre badge. »
Il lui fallut quelques instants avant de combler son interrogation.
« Veuillez m’excuser, mais je… Je l’ai oublié. Je veux dire, le badge. Je m’appelle F parvint-il enfin à lui répondre non sans difficulté tant il éprouvait de la réticence à accepter cette identification.
– C’est donc vous. On m’a informé de votre arrivée à Bourg-le-bourg hier en fin d’après-midi. » Elle posa son postérieur sur le plateau du bureau avant de poursuivre. « Et vous êtes venu me voir pour… ?
– Je souffre d’amnésie. Je ne me souviens plus de…
– C’est ce que j’ai compris en étudiant votre dossier hier soir, le coupa-t-elle. Et je devine, ô combien, que vous devez souffrir de cette situation. Soyez sans inquiétude, nous allons tout faire pour y remédier. Pour ce qui me concerne, la règle est simple : mettre tout en œuvre pour satisfaire les citadins, dans leur intérêt comme dans le nôtre.
– Dans ce cas, puis-je savoir quand vous envisagez d’entreprendre la thérapie ?
– Que vous voilà bien impatient, cher F ! Dans votre cas, nous pourrions commencer dès demain matin si cela vous convient. Disons ici, à la même heure qu’aujourd’hui. »
Elle se laissa glisser du bureau, dévoilant inconsciemment une petite culotte aussi noire et brodée que sa jupe était blanche et unie. Elle lui tendit de nouveau la main :
« Je vous souhaite une bonne journée à la découverte de notre cité », lui dit-elle sans se départir de son sourire et de sa franche bonne humeur.
Il lui bredouilla un vague remerciement, mais ce n’est qu’une fois sur l’avenue qu’il prit conscience de l’extrême courtoisie de son interlocutrice. Sa beauté comme sa gentillesse avaient déclenché en lui d’obscurs désirs. Il laissa échapper un soupir, regrettant déjà la brièveté de l’entretien. Il haussa les épaules : il la retrouverait le lendemain, l’occasion de bavarder davantage et de mieux la connaître.
Il entreprit de faire le tour du bâtiment. L’avenue n’était guère plus animée que tout à l’heure ; les gamins avaient disparu et, en lieu et place, plusieurs personnes d’un certain âge déambulaient tout autour de quilles disposées de manière anarchique. Il demeura quelques minutes à les observer : lorsque l’un des individus en faisait tomber une, il la redressait et quittait la partie pour aller s’asseoir sur un banc situé le long des habitations. Cette stupide occupation le laissa incrédule. Il secoua la tête et reprit sa marche autour du bâtiment administratif, croisant une charrette transportant des meubles à la découpe sommaire, conduite par un individu mal rasé, en costume de paysan et chapeau de paille lui voilant en partie les yeux. Un peu plus loin, une chaise à porteurs le dépassa, occupée par une dame à l’allure distinguée. Elle n’arrêtait pas de harceler les porteurs en livrée qu’elle jugeait beaucoup trop lents. Il y avait véritablement quelque chose d’absurde dans ce décor. Peut-être que, une fois sa mémoire recouvrée, il verrait tout cela bien différemment. En attendant, il lui fallait découvrir où se restaurer.
*
* *
« Mon cher F, lui expliqua B, toujours coiffé de son insupportable chapeau – il venait de sortir précipitamment de l’une des administrations pour venir à sa rencontre –, je vous vois quelque peu désemparé. Seriez-vous, comme je le suppose, à la recherche d’un endroit pour déjeuner ?
– Je ne vous le fais pas dire, acquiesça F. Comme je n’ai rien vu qui me permette de me sustenter dans la maison que vous m’avez attribuée, je me demandais où se trouvait un éventuel restaurant, une cantine ou que sais-je d’autre.
– Vous avez raison de vous en inquiéter. Manger bien et bien manger, c’est le principe même de la vie. Mais rassurez-vous, vous êtes mon hôte et vous allez déjeuner à ma table ce midi, au Cercle. Par la suite, vous aurez la possibilité d’y prendre vos repas. Il est réservé à tous ceux qui portent une simple lettre majuscule, comme vous et moi. Un des rares privilèges qui nous est consenti. Mais si vous préférez que vos repas vous soient servis devant votre résidence, comme la plupart des habitants de Bourg-le-bourg, un service à domicile est assuré deux fois par jour. Par ailleurs, chaque matin, comme vous avez pu le constater, une préposée familiale déposera sur votre table le petit déjeuner souhaité. Par la même occasion, elle effectuera l’essentiel de votre ménage, autre avantage qui n’est accordé qu’aux citadins de notre catégorie. Et à propos de repas… voyez là-bas la roulante ! Elle commence tout juste sa distribution. »
Tirée par deux chevaux, une carriole venait de s’engager dans l’avenue. Elle s’immobilisa devant une première habitation. Le conducteur agita vigoureusement une clochette en criant :
« Oyez ! Oyez ! Midi qui sonne ! La soupe est bonne ! Le déjeuner ! »
Un homme sortit presque aussitôt et se dirigea vers l’arrière du véhicule. Une femme, assise sur le plateau, commença à garnir une gamelle. Elle la lui tendit après l’avoir remplie.
« Et comment fait-on pour nettoyer ce récipient une fois la nourriture ingérée ? demanda F. La petite fontaine qui se trouve dans ma demeure ne permet pas…
– Hors de question de s’abaisser à une telle corvée ! le coupa B en affichant une moue indignée. À chacun sa charge. Les contenants sont déposés sur le seuil de l’habitation une fois le repas achevé. Ils sont ramassés en tout début d’après-midi par une équipe d’employés à la vaisselle. C’est aussi simple que ça. Mais venez ! Le Cercle est à deux pas et le service n’attend pas. »
B longea la courbe des locaux administratifs durant une cinquantaine de mètres. Le bâtiment trouvait sa solution de continuité par un couloir à ciel ouvert qui le sectionnait, telle une ancienne blessure jamais ressoudée. Il s’y engagea, F sur ses talons. Borgne du côté gauche, le passage s’ouvrait sur la droite, presque au débouché dans la cour à damier, dans une vaste salle en croissant où étaient dressées une dizaine de tables. Quelques-unes étaient occupées par des convives, tous vêtus de l’uniforme de couleur grise des fonctionnaires, leur badge identitaire mentionnant aussi l’initiale de leur Département. Après un rapide coup d’œil, B se dirigea vers l’une de celles encore libre et proposa à F de s’asseoir « tandis que je vais passer commande » précisa-t-il avant de s’éloigner vers l’extrémité opposée de la pièce. Il revint quelques instants plus tard et déclara :
« Nous serons servis dans quelques minutes. Aujourd’hui, nous avons droit à une purée de topinambour et à un dessert de concombres fourrés à la confiture de rhubarbe. Comme boisson, j’ai commandé du jus d’abricot. J’espère que tout ceci vous conviendra. »
Tandis qu’ils attendaient leurs plats, F vit entrer, accompagnée de deux autres femmes, la jolie blonde qui l’avait reçu le matin. En l’apercevant, le visage de la jeune femme s’épanouit tandis qu’elle poursuivait son papotage comme si de rien n’était. À son tour, il lui adressa un sourire appuyé, mais il ne s’en ouvrit pas à son vis-à-vis qui lui expliquait, non sans fierté, la parfaite organisation des services municipaux.
Le repas leur fut servi dans des assiettes en grès. Les couverts – cuillères et fourchettes – étaient façonnés dans du bois d’olivier. Les couteaux devaient être proscrits car il n’y en avait aucun sur les tables. À l’instar de son compagnon, F fit mine d’apprécier un repas qu’il eut bien du mal à ingérer, tout particulièrement le dessert. Il se promit de déjeuner chez lui à l’avenir, du moins autant qu’il le pourrait, afin d’être libre de consommer – ou pas – les plats qui lui seraient proposés.
Tandis qu’ils déjeunaient, F demanda à B la raison d’être du vélocipède sur les badges d’identification.
« Je m’attendais à ce que vous m’interrogiez à ce sujet. Vous n’êtes pas le premier et il y en aura d’autres après vous. C’est bien simple : ce deux-roues symbolise les limites du progrès à ne pas dépasser si nous voulons sauvegarder notre environnement. Vous remarquerez aussi que ses roues sont parfaitement identiques. Elles rappellent l’égalité des droits des habitants de Bourg-le-bourg et figurent le modèle qui a servi à l’urbanisation du village. C’est la raison pour laquelle la draisienne est devenue notre emblème. C’est aussi l’un de nos véhicules les plus utilisés. Nous en disposons d’une trentaine, toutes en bois de chêne, conçues et fabriquées dans l’ébénisterie située en périphérie. »
Deux gamins avaient à nouveau investi la chaussée pour une partie de marelle lorsqu’ils se retrouvèrent sur le trottoir devant son habitation. Ne cachant pas son étonnement, F demanda :
« Ces enfants ne fréquentent donc pas l’école ?
– Il n’y a pas d’école à Bourg-le-bourg, répondit B en éclatant de rire. Pas plus qu’il n’y a d’enfants. Les deux personnes que vous apercevez en train de jouer sont des nains. Nous en hébergeons cinq dans notre cité : quatre nains et une naine. C’est elle qui est chargée de la collecte des récipients à nourriture après usage. Ces deux-là disposent d’une journée de repos afin de préparer un prochain concours, acheva-t-il en lissant soigneusement sa moustache. Les instants de détente sont, bien entendu, autorisés.
– Et les deux autres ?
– Je ne saurais vous dire. Ils demeurent dans un secteur éloigné et travaillent, me semble-t-il, à la confection des vêtements. »
B lui conseilla de visiter le bourg afin d’en apprécier la beauté et de s’imprégner de sa judicieuse configuration. Mais avant qu’ils ne se quittent, il lui remit un plan de l’agglomération plié en accordéon. Il lui recommanda d’aller se vêtir conformément à la mode locale et, surtout, d’accrocher son badge d’identification.
« Vous trouverez dans votre armoire de quoi satisfaire aux obligations locales. D’ailleurs, vos vêtements sont quelque peu… fripés. Tout juste bons pour le recyclage. »
Une heure plus tard, F déambulait dans les ruelles de la cité et rejoignait la périphérie. Il avait enfilé un pantalon dont les jambes étroites tombaient sur des bottes vernies lui seyant à merveille. Un gilet de laine recouvrait sa chemise. La personne qui avait pourvu sa garde-robe connaissait ses mesures à la perfection. F avait cependant délaissé la cravate ainsi que le chapeau.
L’idée lui était venue d’effectuer le tour complet de l’agglomération afin d’apprécier le paysage alentour et de découvrir les centres d’activités, autres que le terrain de sports sur lequel il avait atterri. Mais tandis qu’il dépassait les dernières maisons, il se fit la réflexion que les habitations étaient toutes semblables, simples rez-de-chaussée surmontés d’un toit de tuiles rouges à deux versants. Aucune façade ne se distinguait d’une autre façade. Était-ce donc dans cette uniformité que résidait, aux yeux de B, la beauté de la bourgade ? Il ne parvint pas à partager cette appréciation sans être capable d’en comprendre la raison. Son amnésie, sans doute, qui lui interdisait toute comparaison avec d’autres cités. Sauf que, quelque part dans sa tête, des fragments de mémoire tentaient sans doute de se réveiller.
*
* *
La promenade autour du village lui prit tout l’après-midi. Heureusement, le temps était au beau fixe et seuls quelques cirrus s’effilochaient dans la haute atmosphère. Il retrouva le stade où il avait été parachuté la veille et découvrit les cuisines, véritables laboratoires qu’approvisionnaient les champs voisins et les serres toutes proches. Il ne fut pas autorisé à visiter le local de tri des déchets, mais put se promener tout à loisir dans l’unique salle de spectacle ainsi qu’à l’intérieur d’une fabrique de jouets en bois, atelier d’autant plus surprenant que B lui avait assuré qu’il n’y avait pas d’enfants à Bourg-le-bourg. Mais ce qui acheva de l’intriguer, ce fut la relative proximité des collines qui cernaient l’agglomération. Il se promit de grimper sur l’une d’elles un prochain jour, histoire de découvrir ce qu’il y avait de l’autre côté. Pour l’heure, il se contenta de poursuivre les visites autorisées : une petite filature qui confectionnait les vêtements, un artisanat du cuir élaborant ceintures et chaussures, une ferronnerie, une dinanderie… Les personnes rencontrées portaient toutes des badges de second ou troisième rang, selon la qualité de leur emploi. Elles le saluaient comme une personnalité venue en inspection. Il n’en interrogea cependant aucune et se contenta de les regarder s’employer.
Lorsqu’il songea à regagner son domicile, la nuit tombait. La rue qu’il emprunta, chichement éclairée par des chandelles de suif protégées du vent et de la pluie par une cage de verre avait des allures de coupe-gorge. Les faibles taches de clarté permettaient à peine de voir à plus de quelques mètres. Heureusement, pour atteindre le centre administratif figurant le moyeu de la roue ayant servi de modèle à l’édification de la bourgade, il suffisait d’en suivre l’un des rayons. Grâce à une lune montante et à un champ céleste de plus en plus étoilé, les ténèbres se diluèrent bientôt. Il parvint à destination sans trop d’hésitations et de difficultés, mais trop tard pour la distribution des repas du soir. Bien qu’affamé en raison de sa longue marche, mais la fatigue aidant, il ne tarda guère à se coucher et à s’endormir, non sans avoir remarqué la disparition des vêtements qu’il portait à son arrivée.
Pour détricoter un pull, une fois saisie l’extrémité du fil de laine, il suffit de tirer pour que, peu à peu, le vêtement se transforme en une belle pelote ne demandant qu’à être réutilisée. C’est exactement ce que ressentit F lors de son réveil après la première séance d’onirothérapie. La jeune femme de la veille, qui s’était chargée de l’endormir et de contrôler le déclenchement puis le décryptage des rêves successifs, lui adressa un large sourire.
« Vous voilà revenu parmi nous, dit-elle. Je pense avoir accompli un excellent travail. Sans vouloir trop m’avancer, je puis vous assurer que vous aurez recouvré l’essentiel de vos souvenirs dans les prochaines quarante-huit heures. D’ici là, évitez de vous fatiguer. Le rétablissement mnémonique peut provoquer divers malaises : étourdissements, pertes d’équilibre, tremblements. Une fois chez vous, demeurez allongé de préférence, le temps que tout rentre dans l’ordre. Je vous garde encore une bonne heure afin de surveiller votre rythme cardiaque et votre tension artérielle. Aux alentours de midi, vous devriez pouvoir rejoindre votre appartement sans problème. »
F se contenta d’opiner sans prononcer le moindre mot. Il lui apparaissait qu’il devait demeurer très discret quant aux premiers indices de sa véritable identité. Une fois qu’il en aurait démêlé l’écheveau, il saurait bien prendre la décision qui s’imposait. Mais pour l’immédiat, le silence devait être la ligne de conduite à suivre. Quelque part en lui, une sonnette d’alarme venait de se déclencher.
Il se sentit glisser dans le sommeil et ne tenta pas de résister.
La jolie manipulatrice le recouvrit d’un plaid, mais le maintint attaché pour éviter qu’il ne tombe en cas de sommeil agité. Puis elle retourna dans son bureau.
B l’y attendait. Il l’interrogea aussitôt sur les résultats de cette première séance.
« Je pense qu’il faudra la renouveler, lui confia-t-elle. Le patient se révèle d’une résistance hors du commun. »
*
* *
À son réveil, F retrouva la jeune femme à son chevet. D’une voix pâteuse, il balbutia :
« Mademoiselle D, allez-vous me laisser longtemps encore attaché ? Mes bras sont tout engourdis.
– Pardonnez-moi ! C‘était une simple précaution pour vous éviter de tomber, au cas où vous vous seriez débattu durant votre sommeil. Je vous détache à l’instant. »
Une fois debout, F éprouva quelques vertiges et dut se cramponner à la jeune femme. Il s’excusa lorsque, peu après, les murs de la pièce se furent stabilisés.
« Croyez-vous pouvoir rentrer chez vous sans l’aide de quelqu’un ? s’enquit-elle.
– Si vous m’accordez quelques instants, je pense que oui. »
*
* *
F passa le restant de la journée et la nuit suivante à dormir : un sommeil profond à peine dérangé par des besoins naturels. Il ne s’alimenta même pas. Une fatigue incoercible s’était abattue sur lui au point de l’empêcher de raisonner. Il ne comprenait pas ce qu’il faisait dans ce village ni pourquoi il avait autant de mal à discerner le vrai du faux dans le flot d’informations qui se bousculaient à l’intérieur de son crâne. Les interrogations qu’il se martelait confusément, lors de brèves plages d’éveil, portaient essentiellement sur l’origine de sa perte de mémoire et l’identité de celui qui avait décidé de le transférer à Bourg-le-bourg. Il aurait bien aimé savoir quelle profession il exerçait auparavant et la cause de son amnésie. Qui étaient ces gens vivant ici sous matricule ? S’il exceptait celui qui se faisait appeler B ainsi que la jeune femme du Département d’Onirologie, les personnes croisées ou rencontrées lors de sa promenade de la veille avaient un comportement étrange. Presque semblable à celui des morts vivants d’un film dont une séquence lui revenait soudain à l’esprit. Le traitement subi la veille commençait sans doute à produire son effet, la mémoire allait lui revenir. Ce n’était plus qu’une question d’heures ou de jours. Déjà, il se souvenait avoir été conduit dans ce village isolé afin de lui éviter une condamnation. Une scène confuse paraissait vouloir s’imposer à lui : une agression sur une personne, suite à un violent échange verbal qui s’était transformé en pugilat…
Au petit matin, le passage de la femme de ménage le trouva en sueur et légèrement enfiévré. Il se leva néanmoins pour avaler le café qu’elle lui avait servi. Quelques tartines de confiture étaient également disposées sur la table, mais il les ignora. L’estomac plutôt retourné, il avait déjà du mal à ne pas rejeter ce qu’il venait de boire.
Il hésita avant de se décider à sortir. Persuadé que le grand air lui ferait du bien, il gagna l’avenue. Mais c’était surestimer ses forces. Au bout de quelques pas, il perdit connaissance.
*
* *
Lorsqu’il s’éveilla, il se trouvait de nouveau dans le laboratoire du département d’Onirologie, allongé sur la table de soins. Il n’y avait personne près de lui. Lorsqu’il tenta de se relever, il en fut empêché par les lanières de cuir qui le maintenaient dans une relative immobilité. Il s’apprêtait à appeler lorsque D sortit d’une pièce voisine.
« Ne vous agitez pas, le gronda-t-elle, je vais vous détacher. Mais vous nous avez fait une sacrée peur. Heureusement, tout est rentré dans l’ordre. La première séance, comme nous l’avions craint, vous avait considérablement affecté. Celle-ci s’est déroulée dans les meilleures conditions et je pense qu’elle devrait suffire. D’ici peu, vous devriez avoir totalement récupéré, au physique comme au mental. »
S’il ne répondit pas tout de suite, F n’en éprouvait pas moins un réel bien-être. Les maux de tête comme la confusion dont son esprit avait souffert s’étaient dissipés. Tout lui semblait parfaitement clair : sa présence dans ce laboratoire, l’existence du village, la cure qu’il lui était nécessaire d’effectuer pour le guérir de ses pulsions agressives.
Tandis qu’elle débouclait les sangles, D lui demanda :
« Comment vous sentez-vous ?
– Parfaitement bien ! Je crois ne m’être jamais mieux porté depuis mon arrivée.
– Nos méthodes sont sûres, dit-elle. Désormais, vous allez pouvoir vous intégrer pleinement dans la vie de notre localité. En votre qualité de citadin de première classe, de hautes fonctions vous attendent. Ne tenez pas compte des ennuis qui vous ont conduit jusqu’ici : désormais, vous êtes un autre homme, appelé à un bel avenir. »
Tandis qu’il se redressait et posait les pieds sur le sol du laboratoire, elle lui enjoignit de le suivre dans la pièce voisine. B les y attendait, une bouteille de champagne tout juste débouchée à la main.
« Mon cher F, dit-il en lui tendant une coupe, nous allons trinquer à votre guérison et aux responsabilités qui vont vous échoir prochainement. Car vous allez très vite vous investir dans l’organisation de notre communauté. Nous connaissons vos compétences, elles ne demandent désormais qu’à s’exprimer.
– Si tôt ? interrogea F tandis que B remplissait son verre et celui de la jeune femme.
– Dès que vous en éprouverez le besoin et une fois que vous aurez bien pris la mesure des actions à entreprendre pour améliorer, si tant est que cela soit possible, le quotidien de notre village. En attendant, buvons !
Il devait être près de midi car ils se dirigèrent tout droit vers la cantine réservée aux cadres. Le repas, cette fois, lui convint davantage que celui de l’avant-veille, surtout la salade de fruits du dessert.
F se réveilla en sursaut au beau milieu de la nuit. Chichement éclairée par un rayon de lune, l’unique pièce de la demeure lui sembla aussi incongrue que s’il s’était retrouvé dans les décors d’une pièce de théâtre. Il éprouva en même temps la désagréable impression d’être deux personnes à la fois, l’une en total désaccord avec l’autre.
Il se redressa sur la paillasse et demeura assis tandis que défilaient dans son esprit deux scènes contradictoires. Tantôt il agressait un individu assis derrière un bureau directorial, le projetait à terre et le frappait avec une violence inouïe avant d’être maîtrisé par des employés accourus au secours du malheureux. Un coup reçu sur la tête et… le néant, l’avion, le parachute. Tantôt c’étaient des inconnus qui s’emparaient de lui sans ménagement alors même qu’il allait refermer la porte de son domicile. L’un d’eux lui portait un coup à la tête… Perte de connaissance, l’avion, le parachute…
Les séances censées lui faire recouvrer son passé étaient-elles la cause de la collision de ces deux événements qui se succédaient en fondus enchaînés ? Pourquoi ce conflit entre deux faits dissemblables qui se concluaient cependant de façon identique ? Et que s’était-il passé auparavant ? Bien que ce soit encore confus dans sa tête, il devinait qu’on avait voulu l’empêcher de divulguer une découverte compromettante. Mais de quoi s’agissait-il ? Cela allait lui revenir. Il le pressentait. À condition que disparaissent ces flashes successifs qui parasitaient la remontée des souvenirs. Ce devait être quelque chose d’énorme, sinon, pourquoi se serait-il retrouvé dans ce village hors du temps ?
Une pensée lui vint : celle d’une bombe à retardement.
C’était cela qu’il devait être aux yeux de ses ravisseurs. Sans qu’il en perçoive encore la raison, il en avait la presque certitude. Il lui fallait pour cela séparer le vrai du faux, le bon grain de l’ivraie. Une idée un peu folle lui traversa l’esprit : aurait-on tenté de lui implanter de faux souvenirs pour les substituer aux vrais, ce qui expliquerait la confusion des événements ? Mais, dans cette hypothèse, pourquoi l’auraient-ils fait ? Pourquoi avaient-ils couru le risque que ne s’impose à lui la vérité ? N’auraient-ils pas mieux fait de le maintenir dans son état de totale ignorance ?
Il finit par se recoucher et ferma les yeux. Il était urgent de dormir, de se reposer et de laisser les maillons qui constituaient le fil de sa vie se remettre en place. Une fois l’intégralité de sa vie passée reconstituée, alors il serait temps d’agir.
Il lui fallut néanmoins de nombreuses minutes avant de retrouver le sommeil. Un sommeil agité sans aucun doute, car il se retrouva allongé sur le sol à son réveil. Le soleil venait tout juste de se lever et la faible clarté qu’il diffusait tirait à peine de l’ombre le mobilier vétuste. La femme de service n’était pas encore arrivée. Comme on avait déposé dans son armoire, au cours de la journée précédente, un nécessaire de toilette, il en profita pour se laver à l’eau de la fontaine, se raser et se coiffer. Puis il emprunta de nouveaux vêtements dans l’armoire et passa dans le recoin aux intimités afin de se soulager. Il avait déjà en tête son programme de la journée : arpenter l’essentiel des rues pour mieux se familiariser avec les lieux et rejoindre ensuite l’une des collines qui entouraient la cité. Il avait hâte de découvrir ce qu’il y avait au-delà.
Il attendit patiemment l’arrivée de la porteuse de café qui, d’ailleurs, ne tarda guère. C’est à l’instant même où elle entrait qu’un flash lui traversa l’esprit. Il était journaliste free-lance d’un important quotidien parisien. Il s’appelait Yvan Samuel. Il avait été agressé en sortant de son appartement de la rue Gay-Lussac et…
Il se fit la réflexion que sa disparition soudaine ne tarderait à intriguer ses employeurs, le monde de la presse et les pouvoirs publics. Ses ravisseurs y avaient forcément songé. Les séances soi-disant destinées à restaurer ses souvenirs visaient donc plutôt à lui en implanter de faux avant de le réinsérer dans le monde. Mais alors, pourquoi avaient-elles échoué ?
Il fallait qu’il se souvienne. Pour qu’il ait été kidnappé, c’était forcément parce qu’il détenait des informations qui en contrariaient quelques-uns.
*
* *
Tandis qu’il effectuait plusieurs détours dans les ruelles concentriques, ce qu’il avait pu constater lors de sa première promenade se vérifia : les habitations étaient bien toutes le fruit d’une même architecture. Seule la couleur des façades les différenciait en fonction du secteur auquel elles appartenaient. Des teintes alternant les gris sombres et les gris clairs ; de quoi rendre neurasthénique tout individu un tant soit peu enclin à la dépression. Ce fut donc avec un réel soulagement qu’il atteignit les espaces champêtres où paissaient des animaux d’élevage.
Les collines environnantes ne paraissaient pas trop éloignées. À grandes enjambées, il traversa une première prairie. Au-delà, la nature avait repris ses droits : arbustes et buissons occupaient le terrain qu’ils partageaient avec une herbe indisciplinée parsemée de chardons et de bouquets d’orties. Il se fraya un passage entre les ronces… et buta soudain contre une muraille presque invisible, faite, lui sembla-t-il, d’une matière proche du verre et sur laquelle la poussière semblait n’avoir aucune prise. Il la frappa du poing, de la jointure d’un index, d’un caillou ramassé à ses pieds. Les chocs ne produisaient aucun son et les irrégularités de la pierre n’en rayaient pas la surface. Il fut néanmoins incapable d’en identifier la matière.
Il était illusoire de vouloir l’escalader. À vue de nez, la clôture était haute de trois fois sa taille. Il entreprit de la longer. Durant près de deux kilomètres, il s’évertua à progresser dans les broussailles. Puis il finit par renoncer, convaincu qu’il ne découvrirait aucune faille et moins encore de porte de sortie dans ce rempart destiné à interdire tout franchissement dans un sens ou dans l’autre. S’il comptait s’évader un jour, il lui faudrait trouver une autre issue. Car il devait bien en exister une. B, quelques autres personnes aussi sans doute, se rendaient forcément de l’autre côté lorsque les intérêts de l’étrange communauté le nécessitaient. Sauf à utiliser un hélicoptère. Mais c’était fortement improbable, car alors pourquoi le parachuter ? La discrétion sur l’existence du village et ce qu’il s’y passait était sans aucun doute de rigueur.
Il regagna le bourg avec un rien d’amertume, prit le temps de déjeuner chez lui après le passage de la cantine ambulante et ne se décida à visiter l’îlot central qu’après une petite sieste réparatrice. La visite des lieux correspondait d’ailleurs aux souhaits formulés par B, d’évidence le personnage le plus important de la communauté. Était-il chapeauté par quelqu’un d’autre ? Un mystérieux Monsieur A dont il n’avait, jusque-là, jamais entendu parler ? Un Monsieur A qui ne se trouvait pas à Bourg-le-bourg mais plutôt à l’extérieur.
Rien ne ressemblait plus à un département administratif qu’un autre département administratif. Même disposition des locaux, mêmes couleurs des murs. Le personnel étaient vêtus de façon identique. Il eut très vite la sensation d’assister à un simulacre d’organisation territoriale pour ne pas dire une mascarade.
Le délégué du département d’Écologie lui vanta les bienfaits d’un système excluant tout recours aux énergies traditionnelles. Un blablabla fort bien huilé et récité sur un ton monocorde. Néanmoins, le récitant évoqua quelques cas particuliers. L’électricité, par exemple, était autorisée dans le petit hôpital du département des Soins et pour la gestion du personnel et des habitants, une électricité conçue à l’aide de générateurs actionnés à la pédale par des préposés à cette fonction. Les énergies fossiles étaient totalement prohibées, sauf pour ce qui concernait le véhicule tout terrain fonctionnant au super sans-plomb, mis à la seule disposition de B et dans des cas tout à fait exceptionnels.
Le département des Arts et Jeux affichait dans la salle d’attente quelques dessins primés à l’occasion du dernier concours mensuel. F n’eut pas le loisir de les contempler car un préposé aux visiteurs vint le prendre en charge à son entrée. Le fonctionnaire, un certain Ka, ne devait pas être trop occupé. Personne n’occupait les dizaines de sièges disposés contre les murs. Le fonctionnaire lui vanta les bienfaits du dessin et de l’aquarelle, la nécessité de participer aux multiples jeux qui avaient cours les week-ends et lors de nombreuses soirées estivales. Il insista pour lui montrer, depuis une fenêtre donnant sur la cour intérieure, une partie de troquepion qui se déroulait sur le damier central. La règle du jeu était si simple et si stupide que F eut bien du mal à se retenir de pouffer. Au début de la partie, les joueurs-pions se plaçaient sur les cases noires du pourtour. Au coup de sifflet de l’arbitre, ils s’avançaient d’une case en direction du centre. Mais comme le cercle se rétrécissait, le nombre de cases noires allait en diminuant. Les joueurs qui ne trouvaient pas à se placer étaient alors éliminés, selon le principe des chaises musicales. Au second coup de sifflet, suite à la nouvelle progression vers le centre, de nouvelles éliminations intervenaient. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul pion qui recevait la couronne du vainqueur.
L’entretien et le nettoyage de la voierie, le commerce et l’artisanat, la santé publique, tous ces départements, et quelques autres, étaient simplement calqués sur ce qui se faisait partout ailleurs. Il ne s’y attarda guère, hormis dans celui des Transports chargé essentiellement du prêt des deux-roues – ces draisiennes d’un autre âge, à ossature en bois, dotées de deux roues inspirées de celle des chars à bœufs – et de la gestion des divers véhicules de service, propriété de la municipalité.
Le soir venu, il préféra, une fois de plus, prendre son repas chez lui. Ce qui lui donnait le temps de réfléchir et de mettre de l’ordre dans ses pensées. Les fausses informations qui s’étaient incrustées dans ses neurones brouillaient encore le souvenir des événements véritables. Il remit à plus tard la recherche d’un moyen d’évasion.
À son réveil, F, autrement dit Yvan Samuel, se rendit compte qu’il détenait la réponse à l’angoissante question qui avait trait à son séjour dans le village. Durant la nuit, la vérité sur son passé avait achevé son travail de destruction des événements fallacieux qu’on avait cru pouvoir lui implanter. Il savait. Il savait désormais pour quelle raison on l’avait retiré de la circulation. Il fallait l’empêcher de diffuser une information qui aurait mis hors d’état de nuire un laboratoire coupable de crimes odieux. Il venait tout juste de se procurer, illégalement peut-être mais pour la bonne cause, quelques documents essentiels pour étayer son réquisitoire contre un groupe pharmaceutique, la société ABCsynT, lorsqu’il avait été empoigné par trois individus en sortant de son appartement. Sommé de restituer les pièces compromettantes en sa possession, il s’y était refusé. Au cours de la bagarre qui avait suivi, un méchant coup à la tête lui avait fait perdre connaissance ainsi que la mémoire. Quelques drogues administrées aussi sans doute. Mais les pièces à conviction demeuraient toujours en sa possession. Voilà pourquoi il était toujours en vie. Voilà pourquoi on avait cherché à transformer ses souvenirs afin de le neutraliser et de lui reprendre l’accablant dossier.
À présent qu’il savait, il lui faudrait jouer serré pour laisser croire qu’il était bien l’homme qu’ils voulaient qu’il soit tout en cherchant le moyen de s’enfuir.
Le petit déjeuner avalé et après s’être consciencieusement lavé, récuré, coiffé, il enfila des vêtements propres (la femme de ménage emportait chaque matin ceux de la veille) et se dirigea vers le département d’onirologie. C’était par là qu’il devait commencer. Une fois la manipulatrice persuadée de la réussite de sa thérapie, l’information ne tarderait pas à circuler qu’il était hors d’état de nuire.
D lui adressa un large sourire lorsqu’il entra dans son bureau. Elle était aussi bien mise qu’à l’ordinaire. Elle lui tendit une main qu’elle abandonna longuement à la sienne. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle porta soudain un doigt à ses lèvres pour l’inciter à se taire en lui faisant signe de le suivre dans le cabinet de toilette.
« Il y a des oreilles indiscrètes un peu partout dans le village et en particulier dans les locaux des Départements, chuchota-t-elle lorsqu’elle en eut refermé la porte. Ce que j’ai à vous dire doit demeurer un secret entre nous. Ne m’interrompez pas, nous n’avons que peu de temps avant que notre silence ne devienne suspect. »
Elle était toute proche de lui dans l’espace exigu. Elle se rapprocha davantage encore, au point qu’il put apprécier contre son torse sa poitrine ferme et généreuse.
« Je sais pertinemment que vous avez recouvré une partie, sinon l’intégralité de votre mémoire. La vraie. J’ai fait en sorte que la procédure d’incrustation prévue échoue et que le film factice de votre arrestation disparaisse au bout de quelques heures. Chut ! Ne dites rien. Je sais comment quitter le village. Je voulais m’y résoudre un jour prochain, mais j’avais horriblement peur d’être reprise, sans le moindre argument à leur opposer qui garantisse ma survie. Avec vous, je veux bien m’y risquer. Cette nuit, vers les quatre heures, retrouverez-moi dans le patio au dallage en damier. À présent, retournons dans mon bureau. »
Il allait sortir lorsqu’elle appliqua brièvement ses lèvres sur les siennes. Puis elle regagna son bureau et déclara à haute voix :
« Pardonnez-moi, matricule F, si je vous ai fait patienter. Je tenais à parcourir les résultats des séances qui vous ont restitué votre identité. Et je me félicite que tout se soit déroulé comme nous l’espérions. Si vous le voulez bien, je vais vous faire passer quelques tests de contrôle. Ensuite, vous serez libre de circuler à votre convenance et de vous préparer à accomplir les missions qui vous seront confiées. »
*
* *
La journée lui parut s’étirer en longueur. Totalement désœuvré, incapable de s’arracher à la pensée de l’évasion prochaine, il lui tardait aussi de retrouver la jeune opératrice du département d’onirologie. Il s’interrogeait aussi sur le fugace baiser qu’elle lui avait accordé. Une simple marque de reconnaissance ou l’expression d’une attirance soudaine ?
Il reprit ses vagabondages dans les rues et ruelles du bourg, scrutant sans en avoir l’air les visages des gens qu’il croisait, visages vides de toute expression comme il venait enfin d’en prendre conscience.
Afin de donner le change et pour ne pas susciter la moindre suspicion, il prit sur lui de déjeuner au Cercle et d’entretenir une vague conversation avec quelques convives. B était absent, de même que D dont il ignorait encore la véritable identité. Sans doute avait-elle jugé plus prudent de l’éviter, le moindre geste, le moindre regard, risquant de les trahir.
Le soir venu, il dîna en tête à tête avec lui-même sous la faible clarté d’une bougie. Après la tombée de la nuit, il dut lutter contre le sommeil en arpentant la pièce de long en large. Il était hors de question de rater l’heure du départ. Il redoutait, s’il s’allongeait, de ne pas se réveiller à temps. Il lui fallut aussi résister à la tentation de sortir pour s’assurer que nul ne surveillait son habitation. De temps à autre, il jetait néanmoins un rapide coup d’œil sur l’avenue par l’une des fenêtres. Mais la nuit était noire et si peu dissipée par le chiche éclairage public qu’il n’avait guère de chance d’apercevoir âme qui vive à proximité.
Il pleuviotait légèrement lorsque vint enfin le moment du départ. Yvan quitta son habitation en espérant ne jamais y retourner. Son seul regret, c’était de n’avoir pu conserver les vêtements qu’il portait à son arrivée ; vêtu des habits de citadin de Bourg-le-bourg, façon dandys d’autrefois, il ne passerait pas inaperçu une fois rejointe la civilisation.
Il s’enfonça dans les ténèbres du couloir qui sectionnait le bâtiment annulaire des administrations. L’ombre était si épaisse qu’il laissa sa main droite frôler le mur afin de progresser sans trop de difficultés. Heureusement, le passage ne dépassait pas la dizaine de mètres de longueur.
D l’attendait au centre du dallage. Elle avait revêtu un imperméable gris qui recouvrait presque entièrement un jean délavé. Ses escarpins semblaient assez peu adaptés à la marche, mais peut-être n’avait-elle trouvé rien de mieux à se mettre. À l’une de ses épaules pendait un sac en toile. Elle le lui tendit en expliquant à mi-voix qu’elle l’avait garni à son intention de vêtements plus appropriés pour rejoindre l’extérieur. Puis elle lui désigna la case blanche qui occupait le centre de la cour intérieure.
« Placez-vous à côté de moi ! lui murmura-t-elle. »
Une fois côte à côte sur la dalle, elle la frappa du talon à trois reprises… Et ils s’enfoncèrent dans le sous-sol.
La descente ne dura guère. Une fois parvenus au bas de la cheminée qui épousait la forme du carreau, ils se retrouvèrent à l’origine d’un long couloir qui s’était illuminé dès leur arrivée. Ils s’avancèrent de quelques pas tandis que l’élévateur remontait la dalle blanche, révélant une colonne hydraulique semblable à celles qui soutiennent les ponts élévateurs des garagistes. Puis D le pria de déposer le sac à terre. Elle en retira les vêtements qu’elle lui avait préparés : une paire de baskets, un pantalon en velours bleu roi, une chemise blanche et un manteau trois-quarts en loden couleur anthracite. À cause du temps pourri, précisa-t-elle.
Tandis qu’il se changeait, elle ôta son imperméable, révélant un pull blanc à col roulé qui mettait en valeur sa poitrine.
« Ce souterrain nous conduira un peu au-delà des collines, lui dit-elle. Il doit faire trois bons kilomètres. Un peu plus loin, dans une niche, se trouve un petit véhicule électrique qui pourrait nous transporter jusqu’à la sortie, mais ce serait révéler trop vite par où nous nous sommes évadés alors qu’il existe deux autres moyens de quitter la vallée, l’un depuis le centre de tri des déchets, l’autre à l’opposé, près des écuries. Nous avons tout intérêt à laisser derrière nous le moins de traces possible. »
Il venait d’achever de se vêtir. Elle ajouta :
« À présent, mettez votre ridicule tenue villageoise dans le sac. Nous nous en débarrasserons dès que nous rencontrerons un container à ordures.
– Et où allons-nous exactement ? »
Elle lui répondit en même temps qu’ils se mettaient en route :
« D’abord à Montluçon, à un peu plus de quarante kilomètres d’ici. J’ai consulté les horaires des autocars. À 6 h 50, il y a un départ de Montjoie, une petite localité pas très éloignée de l’endroit où nous sommes. L’arrivée à Montluçon est prévue à 7 h 35. De là, nous prendrons le train pour Paris.
– Mais vous ne pensez pas que l’on va s’étonner de notre présence au départ du car ? Les usagers de la ligne doivent quasiment tous se connaître.
– Le mois de septembre n’est pas encore terminé, répondit-elle, et il n’y a rien d’extraordinaire à ce que des vacanciers en résidence dans un gîte des environs veuillent se rendre en ville. Et puis, j’imagine que la plupart des voyageurs songent davantage à ce qu’ils vont faire dans la journée. »
Ils mirent un peu plus d’une heure pour atteindre l’extrémité du tunnel. Le chemin qui s’ouvrit alors devant eux était assez peu détrempé, mais les chaussures de D ne convenaient guère à ce type de marche. Il dut la prendre à califourchon sur son dos à plusieurs reprises pour traverser des flaques et des passages boueux, mais il s’en acquitta non sans un certain plaisir. La couverture nuageuse s’était disloquée durant leur parcours souterrain. Le quart de lune offrait une visibilité suffisante pour ne pas s’écarter de la sente qui louvoyait entre champs et bosquets. Montées, descentes, remontées se succédèrent selon un parcours qui devint de plus en plus épuisant avant qu’ils n’atteignent enfin la départementale. Et il leur restait encore un bon bout de chemin à parcourir pour rejoindre Montjoie. Ils tentèrent bien leur chance, pouce en avant et bras tendu, lorsque de rares voitures les doublèrent. En vain. Les conducteurs, trop méfiants sans doute, ne ralentirent même pas.
La route comportait de nombreux virages, et il leur fut de plus en plus difficile de la suivre lorsque la lune disparut derrière les collines boisées qui la bordaient. Leurs pieds butaient fréquemment sur le talus et, à plusieurs reprises, l’un ou l’autre se retrouva à terre. Finalement, au bout du long calvaire, ils aperçurent enfin les lueurs de l’éclairage public de l’ancienne cité minière et son chevalement que des projecteurs coloraient. Le car était déjà là, moteur ronflant et codes allumés, avec deux personnes à son bord ; le conducteur s’apprêtait à démarrer. Il était temps qu’ils arrivent.
« Quel nom dois-je vous donner, au cas où ? demanda soudain Yvan qui n’imaginait pas devoir l’appeler D tout court.
– Je trouve que la lettre D me va bien, dit-elle dans une tentative avortée de sourire. D comme day, le jour. Mais appelez-moi Dany si vous voulez. Ça ne me va pas si mal, n’est-ce pas ?
– C’est votre vrai prénom ?
– Je ne m’en souviens pas. D’ailleurs, quelle importance !
– Vous devez pourtant bien avoir des papiers d’identité ?
– Vous plaisantez ? Pas plus que vous-même.
– En effet. Je ne sais même pas si j’avais encore mon portefeuille lorsqu’on m’a déposé dans l’avion.
– Nous voilà donc à égalité. Espérons simplement que nous ne tomberons pas sur un contrôle de police. En attendant, l’un comme l’autre, nous ne sommes plus personne. Du moins jusqu’à ce que nous arrivions chez vous. Car c’est bien notre destination, n’est-ce pas ?
– Je n’en vois aucune autre pour l’instant, acquiesça-t-il. Mais, j’y pense, avez-vous de l’argent pour le voyage ? Dans le cas contraire, je pourrais toujours téléphoner à un ami pour qu’il vienne nous récupérer, mais ça nous obligerait à rester ici jusqu’à sa venue. »
Elle lui adressa un regard espiègle et sortit de la poche de son imper une liasse de billets.
« Je n’allais tout de même pas m’en aller sans provisions ! Je savais bien que nous en aurions besoin. J’ai fort heureusement accès au coffre du service d’Intendance. Même si l’argent n’a pas cours dans le village, nous sommes obligés d’en avoir pour tous nos achats à l’extérieur. Nous ne sommes pas encore autonomes à 100%. »
Ils grimpèrent dans le car et saluèrent le conducteur. Dany régla le parcours jusqu’au terminus. Moins de deux minutes plus tard, le véhicule s’ébranlait. Il s’en était fallu d’un rien qu’ils ne le ratent.
Arrivés à Montluçon à 7 h 40, ils se rendirent aussitôt à la gare pour consulter le tableau des trains à destination de Paris. L’intercités de 8 h 42, un direct, les déposerait en gare d’Austerlitz et leur permettrait de se reposer tout au long du trajet sans avoir à se préoccuper d’une correspondance. Dany acheta deux billets côte à côte en seconde classe. Et comme ils disposaient d’une bonne heure pour déjeuner, ils s’installèrent dans une brasserie. Il était encore un peu tôt pour que leur évasion soit découverte et que les limiers de la ABCsynT se lancent à leur trousse.
L’un comme l’autre somnolèrent durant tout le trajet. Lui, surtout, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Une fois descendus du train, ils s’engouffrèrent dans la station de métro, sautèrent dans la première rame et changèrent à Bastille pour la ligne 8 jusqu’à Ledru-Rollin. Moins d’une demi-heure plus tard, ils sortaient d’un ascenseur au troisième étage d’un immeuble ancien, rue de Candie. Yvan descendit quelques marches de l’escalier. La clé était toujours là, cachée sous un carreau de faïence du rebord de la fenêtre donnant sur la cour. Après l’avoir introduite dans la serrure de la porte d’entrée, il poussa un soupir de soulagement en la refermant derrière eux. Comme si le cauchemar était enfin terminé.
Avant même de se découvrir, ils s’empressèrent de déballer les sandwiches et les bières achetés au petit bar du coin. Puis Yvan indiqua à la jeune femme le cabinet de toilette et un fauteuil en cuir sur lequel ils déposèrent imperméable et manteau. Et tandis qu’elle prenait le temps de se rafraîchir, il en profita pour allumer son vieil ordinateur portable qu’il laissait là en cas de besoin. Thunderbird lui annonça plus de cinq cents nouveaux messages. Il remit à plus tard le soin de les parcourir, mais en rédigea un qu’il expédia aussitôt à Benoît Timonier, le rédacteur en chef du journal avant d’éteindre le pc. Puis il apprêta la table. Lorsqu’elle le rejoignit, traits fatigués, mais recoiffée, il l’invita à s’asseoir et à manger. Ils n’échangèrent que quelques mots tandis qu’ils engloutissaient leur sandwich et vidaient leur chope.
« Vous m’avez l’air d’être épuisée, lui fit-il avant d’avouer que, lui aussi, tombait de fatigue. Je crois que nous devrions nous reposer. Il n’y a qu’un seul lit, mais suffisamment grand pour deux si vous ne redoutez pas de le partager avec moi. Je n’ai guère envie de me contenter du fauteuil à roulette dans l’état où je suis. »
Elle acquiesça d’un signe de tête et le suivit dans la chambre. Ils s’allongèrent sans se dévêtir, après avoir néanmoins enlevé leurs chaussures et ne s’éveillèrent qu’à la nuit tombée. Il remarqua aussitôt qu’elle semblait inquiète.
« Nous n’aurions pas dû nous endormir, lui dit-elle, soudain angoissée. S’ils nous recherchent, et c’est sûrement le cas, ils commenceront par venir ici. Je crois que nous ferions bien de partir sans plus attendre.
– Rassurez-vous ! Ici, ce n’est pas chez moi. S’ils passent à mon domicile, ils feront chou blanc. Personne ne sait que je viens parfois dans cet appartement qui appartient à mon ami Julien, présentement à l’étranger. Mais nous n’allons pas y demeurer davantage ; il faut brouiller les pistes.
Ils sortirent prestement et dînèrent dans une pizzeria tout en échangeant quelques confidences. Il apprit ainsi qu’elle avait obtenu un diplôme de manipulatrice en radiologie et qu’elle avait travaillé durant plusieurs années dans un cabinet privé avant d’entrer chez ABCsynT où elle avait été formée dans l’interprétation des rêves. Puis il y avait eu ce trou noir après lequel elle s’était retrouvée à Bourg-le-bourg sous l’appellation de D, employée au département d’Onirologie. Très vite, elle avait pu disposer d’une relative autonomie. Mais si elle avait récupéré la plupart des éléments de son passé, certains avaient été effacés à jamais.
« Voilà pourquoi je ne me souviens ni de mon nom ni de l’endroit où j’habitais auparavant. Une façon de m’empêcher de quitter le village : où aurais-je bien pu aller ? C’est vous, en quelque sorte, qui m’y avez incité. Avec vous, je pouvais m’y risquer et commencer une nouvelle vie avec votre aide. »
La sympathie qu’il éprouvait pour elle se trouvait renforcée par les révélations qu’elle lui consentait. Il l’encouragea à poursuivre.
« Le laboratoire utilise de nombreuses méthodes pour modifier, transformer, effacer de votre mémoire tout ou partie de vos souvenirs, poursuivit-elle. La plupart des habitants du village ne savent même plus qui ils sont, sinon ce qu’on leur a inculqué. C’est ainsi qu’ils effectuent les tâches dont ils ont été chargés sans jamais rechigner. Des employés parfaits dans un monde parfait en quelque sorte. Je suppose que vous en aviez pris conscience.
– Effectivement.
– Mais croyez-vous qu’il soit possible de dénoncer leurs pratiques ? J’ai cru comprendre que vous envisagiez de faire des révélations dans un journal. Mais s’ils nous capturent avant que vous n’ayez pu les publier ? Car je suis certaine qu’ils ne tarderont pas à retrouver notre trace. Ils disposent de tellement de moyens et de complicités…
– J’en suis persuadé moi aussi. Mais croyez bien que j’ai pris mes précautions. Et une fois le pavé lancé dans la mare, nous serons intouchables. Toute la presse et les pouvoirs publics leur tomberont dessus. Ça devrait faire un sacré boucan. »
Dany avait ouvert de grands yeux incrédules.
« C’est aussi important que ça ? demanda-t-elle.
– Vous n’imaginez pas à quel point. Ce que vous savez n’est que la partie émergée de l’iceberg. Je dispose de photos, de copies de contrats, de détails statistiques et même de plans détaillés de leurs installations. C’est quelque chose d’inimaginable, de totalement fou. Sans ces pièces à conviction, personne ne pourrait croire ce qui se trame.
– Vous m’intriguez.
– Lorsque je vous aurai dit de quoi il retourne, vous aurez du mal à me croire. Mais tout est vrai, je vous l’assure. » Il lui prit les mains par-dessus la table et les pressa un instant. « Comme vous le savez, la loi interdit les recherches sur le clonage. Officiellement du moins. ABCsynT a néanmoins obtenu l’aval des autorités militaires pour se lancer dans certaines recherches qui aboutiraient à la création en grand nombre de soldats spécialisés. À partir de l’ADN de quelques individus sélectionnés, ils ont pu en obtenir des copies parfaites. Ces soldats non identifiés – des S.N.I. – pouvaient ainsi renforcer les effectifs de l’armée sans être déclarés et, surtout, de les employer pour accomplir les missions les plus périlleuses dans les régions du globe où nous sommes en guerre. Pas d’identité, donc rien à déclarer en cas de décès. »
Dany affichait la plus totale stupéfaction. Il lui pressa à nouveau les mains comme pour mieux la convaincre.
« Seulement voilà, ajouta-t-il, les résultats n’ont pas été à la hauteur de leurs espérances. À peine créés, les ersatz humains se délitaient et mouraient. Le contrat occulte passé avec l’état-major a donc été dénoncé.
– Et alors ?
– Alors, expliqua Yvan, ABCsynT s’est trouvé un débouché encore plus croustillant en commercialisant son échec. Des accords secrets ont été passés avec des multinationales, des régimes totalitaires, des entreprises mafieuses. Pour se débarrasser d’agitateurs, de syndicalistes gênants, de personnel en surnombre, d’individus encombrants, tout devenait simple désormais. Il suffisait de retirer discrètement de la circulation les empêcheurs de tourner en rond en les expédiant à Bourg-le-bourg ou dans tout autre lieu du même type. Une fois sur place, on leur fait subir un lavage de cerveau plus ou moins conséquent selon les tâches qui leur sont dévolues. C’est du moins ce que j’en ai déduit. On les remplace par leur double qui décède de mort naturelle dans les minutes qui suivent l’enlèvement. Les familles pleurent le défunt. Elles enterrent celui ou celle qu’elles croient être leur mari, leur femme, leur parent ou ami. Et le tour est joué. Les commanditaires sont débarrassés des gêneurs. Des sommes colossales tombent dans l’escarcelle du laboratoire ou, plus précisément, dans des comptes secrets à l’étranger. Du moins, pour peu de temps encore. »
La jeune femme restait sans voix.
« Nous avons affaire à des gens redoutables, acheva-t-il. Mais tant qu’ils ne détiennent pas les preuves accablantes que j’ai réunies, je ne risque rien. Et vous non plus dorénavant. »
Un peu après la demie de huit heures, Yvan Samuel et Dany quittèrent le petit hôtel où ils avaient passé la nuit. L’agence bancaire où il avait un coffre ouvrait à neuf heures. Ils rejoindraient ensuite le siège du journal qui n’en était distant que d’une cinquantaine de mètres.
Tandis qu’il allait retirer les documents, elle l’attendit devant une tasse de café dans un bar à proximité. Elle n’avait pas encore fini sa tasse lorsqu’il vint s’asseoir en face d’elle.
« Ça s’est bien passé ? » lui demanda-t-elle.
Il tira de sa poche une enveloppe bulle renflée en son milieu et la lui montra :
« Tout est là, lui dit-il. Une fois entre les mains de la rédaction, nous n’aurons plus à nous soucier de quoi que ce soit. Plus rien ne pourra nous arriver. »
Yvan la devina soulagée. Un sourire flottait sur les lèvres de la jeune femme, masquant l’inquiétude qu’elle éprouvait jusque-là. Il lui souffla un baiser depuis la paume de sa main avant de faire un signe au serveur auquel il commanda un cappuccino. Elle avait légèrement rougi. Depuis son divorce, il n’avait connu que deux aventures sans lendemain. Et Dany commençait vraiment à lui plaire.
Lorsqu’ils quittèrent le bar, Yvan ne remarqua pas l’homme qui venait de leur emboîter le pas et ne s’inquiéta pas davantage de celui qui arrivait en face. La rencontre se produisit à l’instant même où ils dépassaient un kiosque à journaux.
Une minuscule impasse desservait les entrées latérales de deux immeubles. Projeté à terre dans le renforcement, à demi groggy et aussitôt maintenu par l’un des deux individus, Yvan eut conscience que l’homme le fouillait et se saisissait de l’enveloppe qu’il avait replacée dans la poche intérieure de son vêtement. Il perçut nettement qu’on la déchirait pour en vérifier le contenu.
« Il y a une clé USB à l’intérieur. Elle doit contenir l’enregistrement des documents, » fit son agresseur.
Yvan, toujours maintenu au sol, aperçut Dany qui se débattait entre les bras du second agresseur. Il tenta de se redresser. L’homme appuya plus fortement son genou sur l’abdomen du journaliste, tira un couteau à cran d’arrêt de sa poche et en appuya la lame sur son cou.
« On ne bouge pas, mon gars. Encore une petite minute. »
Il déplia la feuille de papier qui se trouvait à l’intérieur de l’enveloppe, mais il n’eut pas le loisir d’en lire la moindre ligne. Deux policiers en civil et plusieurs autres en uniforme venaient de pénétrer dans l’impasse.
L’homme se redressa, hésita un instant ; songeait-il à se servir d’Yvan comme otage ? Il se résigna à lever les mains et à jeter le couteau. Il n’avait pas la moindre chance de s’en sortir. Son acolyte avait fait de même.
Quelques instants plus tard, Dany se précipita dans les bras d’Yvan.
« C’était moins une ! lui souffla-t-il en l’étreignant. Mais pour une fois, mon rédac-chef a suivi à la lettre le timing que je lui ai communiqué. »
Plutôt que de lui répondre, elle se contenta d’appuyer ses lèvres sur les siennes. Et il s’aperçut qu’elle tremblait.
« C’est fini à présent ! » ajouta-t-il en s’écartant un bref instant avant de lui rendre son baiser.
Lorsque la police les laissa repartir un bon quart d’heure plus tard, ils découvrirent, bien en place dans le kiosque à journaux proche du siège du quotidien, la Une du journal qui l’employait :
Perquisition au laboratoire ABCsynT
Un énorme scandale enfin dévoilé
Multiples arrestations
Lire en pages intérieures
le reportage exclusif d’Yvan Samuel.
Le cauchemar était terminé.
« Merci Benoît ! lâcha à haute voix le journaliste.
– C’est qui, ce Benoît ? souffla Dany à son oreille.
– Mon putain de rédac’chef, pardi !
– Mais comment…
– Je lui ai envoyé un message hier, dès notre arrivée. Il est allé récupérer les pièces originelles que je lui avais adressées poste restante, à l’agence Paris-Picpus, rue du Rendez-Vous. S’il ne s’y était pas rendu aussitôt, s’il avait attendu demain pour les publier avec mon article et pour alerter les autorités, il aurait sans doute été trop tard. Le laboratoire aurait eu largement le temps d’en empêcher la parution. Ils en avaient les moyens.
– Et si votre Benoît n’avait pas pris au sérieux votre message ? On venait de vous prendre l’enveloppe qui contenait…
– La belle affaire. La clé était vierge, s’esclaffa-t-il.
– Vous… Alors, vous m’avez menti ! fit-elle en lui frappant la poitrine de ses deux poings.
– Je suis désolé d’avoir dû agir de la sorte, mais je ne pouvais prendre le moindre risque. Je n’avais encore aucune certitude vous concernant. Vous pouviez fort bien avoir facilité mon évasion et m’avoir accompagné dans le seul but de me subtiliser les documents et de leur signaler ma position. Ce que j’ai bien failli croire lorsqu’ils m’ont agressé. Comment puis-je me faire pardonner ?
– Je vous promets d’y réfléchir, fit-elle en déposant de nouveau ses lèvres sur les siennes. »
La première version de cette nouvelle avait été écrite pour un numéro de Gandahar consacré au « Prisonnier », vous savez, la célébrissime série des années lointaines de la TV en noir en blanc. Soumise au comité de lecture de façon anonyme, elle n’avait pas recueilli l’adhésion de la majorité et, fort justement, je l’avais remise au placard. Finalement, l’occasion de ce recueil l’a extraite des limbes où je l’avais placé, après l’avoir grandement remaniée.
Nouvelle inédite – juin 2016.